Souvent un nom en « -isme » renvoie à un individu ou un groupe d’individus qu’agrège un ensemble de concepts, de valeurs, d’opinions, de pratiques. Issu de Kant, le kantisme instaure et perpétue une philosophie critique. L’existentialisme, le naturisme, le centrisme affirment respectivement que l’existence précède l’essence, que la nudité est authentique, que la propriété est sacrée. Mais le consumérisme ? Qui préconise la consommation ? Quel mouvement de pensée, courant esthétique, ONG a proclamé que l’avenir de l’homme n’était pas la femme, la culture pour tous, le yoga, le heavy metal, mais la consommation ? Qui l’a seulement pensé ?
Consumérisme est un mot aussi creux que répandu – ceci expliquant peut-être cela. Toujours en bonne place dans le hit-parade des causes de nos maux. Des causes ou des effets ? On ne sait plus trop. Consumérisme est flou, et c’est son atout. Dans ce brouillard, le consumérisme n’est plus la cause du mal mais la maladie même. Le consumérisme devient un trouble du comportement, un syndrome. La société serait atteinte de consumérisme comme on l’est de bruxisme ou de priapisme. L’humanité aurait été prise d’une soudaine pulsion de consommation, après trois millions d’années sans. Dans la rue, des gens ont déroulé des banderoles : nous voulons consommer. Et de diligents marchands se sont mis en quatre pour les satisfaire.
Qui veut consommer ?
Dans un autre récit, peut-être moins fantasmagorique, les marchands sont au début et non à la fin. Le crapaud coasse, le marchand marchandise. Le marchand n’est pas d’abord en concurrence avec un autre marchand, mais avec les échanges non marchands. Il prospérera en grignotant des parts de marché sur le troc, l’autosuffisance, l’accès libre et donc gratuit à un service, un acte de soin, une plage de Bretagne. Le marchand fait produire des biens que les gens ne peuvent se procurer qu’en l’achetant. L’y aident beaucoup certains faits anthropologiques comme l’exode rural. À la ville, il est difficile de cultiver des poireaux ou de glaner de quoi se vêtir. L’individu dit moderne ne produit pas ce qu’il mange et porte, il le consomme. Au fil des décennies, la distance entre la production et l’individu s’est creusée qualitativement – produits de plus en plus sophistiqués que je ne peux pas fabriquer – et quantitativement – lieux de production hors de vue. Le développement de la société dite de consommation est à proportion de cette distance, qui en s’accroissant multiplie les biens dont l’acquisition requiert de l’argent ; multiplie les gestes d’achat. Dans ce processus personne n’a voulu la consommation. Les marchands n’ont pas voulu la consommation mais le profit. Les marchands sujets au « profitisme » ont travaillé à l’extension du domaine marchand et donc de la consommation. Le supposé consommateur n’a pas voulu les supermarchés. Je n’ai pas souvenir, en 1987, d’avoir croisé beaucoup d’humains suppliant qu’on invente la montre connectée avant que le manque ne les tue. Nous n’avons rien demandé. De ce récit s’infère la tâche de combattre, non le consumérisme, mais le profitisme, ou le « marchandisme », dont la modalité moderne s’appelle le capitalisme.
Otages du marché
On objectera qu’il y a des gens qui se plaisent bien dans une société convertie en zone de chalandise, dans ce quotidien dont l’étayage technologique permet de consommer 24h / 24. Il y a mon cousin Stéphane, qui va à Bricorama comme on se baladerait en forêt. Il y trouve de quoi refaire sa cuisine mais aussi du plaisir. Les marchands nous tiennent par le besoin et le plaisir. La nécessité devenue plaisir. Le plaisir devenu nécessité. Stéphane serait fâché que Bricorama disparaisse. Et paniqué si on le privait de son iPhone qu’il a pris le temps de choisir hier à la boutique Orange. Mon cousin n’est pas consumériste : il est « consophile ».
Mais il y aussi des gens qui ne vont jamais à Bricorama. Il y a par exemple le cousin de mon cousin, c’est-à-dire moi. Moi, peu bricoleur par navrante incapacité, mais d’abord peu consommateur. La part de mes revenus consacrée à consommer est d’une faiblesse à démoraliser une armée de marchands. Pourquoi je consomme si peu ? Pourquoi je ne consomme pratiquement rien au-delà du nécessaire ? Je pourrais à ce stade me targuer de principes nobles au nom desquels je transcende le besoin-désir de marchandise. Ce serait mentir. Les principes ne sont pas des moteurs. Ou ne le sont que s’ils sont métabolisés. C’est parce qu’ils avaient métabolisé leurs principes communistes et se méfiaient des boniments publicitaires que mes parents m’habillaient avec les fringues de mon frère aîné, nous refusaient les sodas qu’on réclamait, ont mis six ans à se résigner à acheter un magnétoscope. Mais c’est aussi parce qu’ils avaient grandi dans la quasi-autarcie de la campagne vendéenne et se sentaient dépaysés dans la foison d’emballages colorés des rayons. Leur réticence à consommer était moins une option politique ou morale qu’un fait de tempérament. Tempérament dont ils avaient hérité et dont j’ai hérité. Devant un nouveau produit rutilant, ma première réaction corporelle est une perplexité légèrement répugnée. Je n’ai acquis un téléphone portable qu’au moment où ne pas en avoir était devenu un handicap social. Et combien sommes-nous dans ce cas ? Combien forcés de prendre le train en marche ? Combien à n’avoirrien demandé ? Nous ne sommes pas consuméristes, nous sommes des otages du marché – et de la minorité de fébriles captés par sa séduction.
Le cauchemar du plaisir gratuit
D’autres faits sociaux expliquent ma moindre consommation. D’abord, je n’ai pas d’enfants. En avoir triplerait mes actes de consommation mensuels. C’est parce qu’ils avaient besoin de nourrir trois enfants que mes parents trouvaient finalement bien pratique de se ravitailler chez Leclerc,quelque nausée dussent-ils en tirer. Pourquoi trouvaient-ils ça bien pratique ?Parce que c’était un gain de temps. Corsetés par les horaires de l’emploi, mes parents couraient après le temps. Quant à moi, je dispose de mes heures plus librement, ayant le privilège de travailler chez moi et à des moments choisis. Le temps de travail est décisif dans mon TIC – taux d’investissement consommatoire. Et le temps libre tout autant. Mon temps libre ne m’est pas coûteux. J’ai des loisirs simples. Et d’abord celui de lire. Le goût de la lecture fait consommer, mais selon un ratio très défavorable aux marchands : je peux me perdre dix heures dans Crime et Châtiment acquis pour 7 euros. Avec l’infinie division du prix induite par les pratiques d’emprunt à la bibliothèque, les prêts entre amis, la récup’ dans des cartons de greniers, la lecture est tendanciellement un loisir gratuit. Le plaisir gratuit est le cauchemar des marchands. Et l’antidote à ce consumérisme si mal nommé. Le cousin Stéphane va à Bricorama comme il va en forêt, mais justement il ne va jamais en forêt, parce que la seule forêt à portée de pied est privatisée. Comme Stéphane ne lit pas, comme son quartier à forte densité urbaine ne compte aucun bout de terrain où jouer au foot avec les copains, il lui reste le Bricorama. S’il veut prolonger le plaisir, il s’offrira un cinéma à 12 euros qu’il fera précéder d’un petit McDo bien pratique. La consommation est un fait social, produit par la configuration sociale de nos vies. La baisse de la consommation passe par la reconfiguration sociale de nos vies. Nous en avons entrevu deux options majeures : réduction du temps de travail et Dostoïevski.
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