J'habite

J'habite... avec une vieille dame qui n'est pas ma grand mère

Photographies : Gaël Gomez (videost-pro.com)

Elles ont plus de 60 ans d’écart mais partagent le même toit. Comme Johanna, Mady et Marie-Claude, des milliers de Français expérimentent la cohabitation intergénérationnelle, en dehors des schémas familiaux. Un pari fort, mais qui peine à s’imposer.

D'un côté, 4,6 millions de Français de plus de 60 ans souffrent de solitude. De l’autre, des centaines de milliers de jeunes confrontés à des appartements trop chers ou inadaptés – à Paris, le loyer moyen d’un studio représente 100 % du revenu médian des 18-24 ans. Face à ce double fléau, quelques convaincus tentent de redonner une place au logement intergénérationnel. Colocation, propriété, location, habitat participatif… les modalités sont multiples, mais le principe se résume en quelques mots : des jeunes et des seniors vivant sous le même toit, en dehors de liens filiaux. Les uns peuvent être guidés par la nécessité de se loger en dessous des prix du marché, les autres par le besoin d’un complément de revenu. Mais ces cohabitations portent aussi l’ambition d’un mode de vie plus convivial et solidaire. « Il y a trop de personnes âgées qui se sentent seules, entourées de chambres vides… C’est une solution gagnant-gagnant ! », défendent Noémie Lobbrecht et Clémence Stevance au sein du Pari Solidaire, une association francilienne qui met en relation des plus de 60 ans avec des jeunes de moins 30 ans pour vivre ensemble et s’entraider. L’enjeu est vital : la solitude tue chaque année en France, peut-être même « davantage que la chaleur », juge Noémie Lobbrecht, en référence à la canicule de 2003.

« Pas de boom ! »

Au Perreux-sur-Marne (Val-de-Marne), à quelques centaines de mètres de l’A86, Marie-Claude partage avec Johanna et Mady le pavillon où elle est arrivée enfant, en 1942. La maison en meulière et son joli perron semblent avoir traversé avec une indifférence reine les bouleversements urbains de la banlieue parisienne. Mais les actuelles occupantes des lieux rappellent que les temps ont changé. Johanna et Mady ont la vingtaine. Étudiantes en théâtre et en audiovisuel, elles ont trouvé chez Marie-Claude, pour 400 euros par mois, une chambre spacieuse dans un logement qui totalise une centaine de mètres carrés. « Je n’aime pas vivre seule. J’ai grandi dans une grande maison, et je me suis tout de suite sentie chez moi ici dans cette maison pas moderne, avec son jardin, son grenier, sa cave et aussi ses énormes araignées en automne ! », explique Johanna. 

Les trois femmes se sont rencontrées via Le Pari Solidaire. Marie-Claude, 85 ans, veuve depuis vingt ans, a sauté le pas il y a une douzaine d’années. « Un beau jour, le temps m’a rattrapée et a abîmé mon corps. Mes enfants s’inquiétaient », confie l’ancienne comédienne, qui entend bien « rester indépendante jusqu’au bout ». Pas question de déménager en appartement, encore moins en institution. « Avec des personnes au-dessus, en dessous, à côté, j’étoufferais ! » Découvrant l’association au hasard d’une lecture, elle décide de tenter l’aventure. « La cohabitation avec les jeunes ne me gêne pas. Mais avec les vieux, non merci ! Un, ça va encore. Deux, je ne le supporterais pas ! », sourit la pétulante octogénaire. Aujourd’hui, la présence rassurante et revigorante de Johanna et Mady lui offre aussi un complément de revenu bienvenu. À la mort de son mari, sa pension a été divisée par deux, mais les frais de sa maison n’ont pas diminué d’autant, glisse-t-elle. 

Au quotidien, chaque membre de cette « coloc » pas comme les autres est totalement « libre », insiste l’aînée. Pour les repas et les courses, c’est chacun pour soi, même si Marie-Claude cuisine pour toutes les dimanches midi. Une manière de remercier les jeunes pour les menus services rendus de temps à autre (un détour par la pharmacie ou le transport d’un pack d’eau). Si les trois femmes ne sont pas d’accord sur tout et haussent parfois la voix, la coloc tient bon depuis quelques années déjà. « Peut-être qu’à son âge je ferai la même chose », avance même Johanna. La vingtenaire a un seul regret : l’absence d’une pièce à part, qui permettrait d’organiser des soirées. « Pas de boom ! », a tranché Marie-Claude. 


Caractère et architecture

Depuis les années 1990, diverses initiatives – telles que la pionnière Vivir y convivir (vivre et vivre ensemble) en Espagne et, plus tardivement, le réseau Cohabilis dont fait partie Le Pari Solidaire – ont participé à structurer le logement intergénérationnel. En France, ce dernier a également été encouragé par la loi Elan (2018), qui instaure un contrat de cohabitation intergénérationnelle solidaire et permet d’encadrer ce type de colocation dans le parc social. Il faut dire qu’à l’échelle d’une société, ce rapprochement des générations ne manque pas d’atouts : à la fois levier d’adaptation de l’habitat au vieillissement de la population et lutte contre la précarité des jeunes, il participe aussi d’un logement moins énergivore quand il tire le meilleur d’un bâti déjà construit – en redonnant vie à des chambres laissées vides, par exemple – et qu’il mutualise certains espaces. « Mais tout le monde ne peut pas vivre ainsi. C’est une question de caractère plus que de génération », pointe Marie-Claude. Sans accompagnement, le succès de ce mode de vie est plus qu’aléatoire, confirme-t-on au Pari Solidaire. L’association veille à sélectionner des profils compatibles, intervient comme médiateur en cas de conflit – ils ne sont pas rares – et s’assure que les lieux soient dotés d’une chambre privative et du minimum de confort requis. C’est là, dans l’architecture des lieux, que réside sans doute l’un des facteurs du succès et du déploiement de ce mode d’habiter, au-delà du premier cercle de convaincus. 

Penser le logement en dehors des parcours résidentiels conventionnels, c’est ce à quoi s’est attelée la jeune agence d’architecture Rotunno Justman. Sous l’impulsion de l’association Vivons ensemble, elle a conçu 4 maisons à Cancale (Ille-et-Vilaine) destinées à 20 personnes âgées et 4 familles sur un site déjà équipé d’une crèche. « C’est un projet porté par un ancien aide-soignant, qui défend un modèle de vie intergénérationnel », précise l’architecte Maria Giulia Rotunno. Chaque maison dispose d’un rez-­de-chaussée où vivent 5 seniors dans de confortables studios organisés autour d’espaces communs, ainsi que d’un étage prévu pour une famille. « Souvent, on nous demande de clôturer les espaces. Ici, au contraire, nous avons souhaité ouvrir le plus possible les constructions les unes vers les autres, vers le quartier et vers le jardin, pour donner envie à chacun de sortir et de se rencontrer », explique Maria Giulia Rotunno. « Pour que l’“intergénérationnalité” fonctionne, il faut créer des passerelles, des synergies, des endroits où les personnes puissent interagir », confirme Antoine Santiard, associé chez h2o architectes. Cette agence parisienne a réhabilité et augmenté les locaux d’une congrégation religieuse dominicaine, baptisée la « Maison Saint-Charles », avec 73 logements qui accueillent aujourd’hui des seniors, des familles monoparentales, des étudiants ou encore des jeunes travailleurs, dont deux vastes appartements dédiés à des cohabitations mêlant les âges. Au rez-de-chaussée, un foyer, une bibliothèque où les enfants peuvent faire leurs devoirs, deux buanderies, une cuisine commune ou encore un auditorium offrent des espaces de rencontre. Dans les étages, de petits salons communs ont été aménagés à chaque niveau... « Nous avons poussé les murs pour que puisse se créer du lien », relève l’architecte. Utopie en marche ? « L’habitat intergénérationnel est une belle clé vers une société moins individualiste, mais cela représente un montage et une gestion complexes, et la réussite n’est pas assurée », nuance Antoine Santiard. La conception de la nouvelle Maison Saint-Charles traduit cette prudence : les vastes appartements dédiés aux colocations sont modulables. En cas d’échec, ils peuvent facilement être transformés en studios et F1. Ici, l’architecture donne le choix. 

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