Grand reportage

Socotra : l'île aux dragons menacée

Photographies : Quentin Müller

Située entre la mer d’Arabie et l’océan Indien, à plus de 300 kilomètres des côtes, l’île de Socotra est longtemps restée vierge de toute présence humaine, jusqu’à ce que le commerce de l’encens et des épices en fasse une destination pour d’aventureux commerçants attirés par ses légendes. Aujourd’hui territoire yéménite, l’archipel présente un équilibre fragile, que le réchauffement climatique et les perturbations politiques font vaciller.

Au pied de Firmihin, quelques huttes de pierres gardent la dernière forêt d’arbres dragons, qui s’étend sur une quinzaine de kilomètres carrés. C’est dans cette immensité isolée, s’élevant jusqu’à 1 000 mètres d’altitude, cernée par d’impressionnants canyons rouges et d’imposantes falaises, qu’une poignée de villageois vit toute l’année. De petits moutons bêlent à l’entrée d’une cahute protégée par une barrière de branches sèches. Une vieille femme, voile noir sur le visage ramené par sa main gauche, fait entrer les bêtes. Mitkel Amer ne sait pas vraiment quand elle est née, mais une chose est sûre : les arbres dragons étaient là avant sa naissance et celle de ses ancêtres.

Reportage à retrouver dans notre numéro 46 « Les cadre se rebiffent », disponible sur notre boutique

D’un feuillage piquant en forme de champignon, les branches tentaculaires montées sur un épais tronc à la sève rouge – ou sang de dragon – longtemps utilisée en pharmacologie et comme colorant, le Dracaena cinnabari est considéré comme une plante fossile. Si aujourd’hui il n’en existe qu’à Socotra et quelques espèces différentes sur les îles Canaries ou à Oman, l’arbre peuplait autrefois les forêts d’Europe et d’Amérique du Nord il y a… vingt millions d’années. Sa croissance est extrêmement lente. Même s’il est difficile de déterminer leur âge du fait de l’absence d’anneaux concentriques sur leur souche, les scientifiques estiment qu’il faut plusieurs centaines d’années pour qu’un Dracaena parvienne à l’âge adulte. Les arbres auraient ainsi entre 500 et 800 ans. Les plus anciens seraient millénaires.


Érosion des traditions

En 2015, deux cyclones, Megh et Chapala, ont abattu 4 200 dam al-akhawayn (ce qui signifie « le sang des frères » en arabe), soit 13 % des arbres dragons de la forêt. Assise sur un tapis dans sa petite cour, survolée par de grands vautours, une vieille femme, Mitkel Amer, rumine d’une voix rauque : « Nous sommes tristes. Tous ces arbres morts, ça a été un choc. Mais il n’y a rien que nous puissions faire… » Le clapotis de l’eau d’une théière rougie par un feu de bois laisse s’échapper de la vapeur mêlée à la fumée. Mitkel fait signe à son petit-fils de servir le thé. Une vieille règle tribale interdit aux Socotris de couper des arbres pour leurs besoins quotidiens, même quand les tempêtes ou l’isolement de certains villages ne permettent plus aux bouteilles de gaz d’être livrées aux populations.

Ainsi, hommes, femmes et enfants se contentent de bois mort. Une tradition globalement respectée, qui a permis à cette forêt primaire de traverser les âges et de survivre à la première réelle colonisation des hommes dans l’archipel, il y a environ 11 000 ans. L’impact de la vie humaine sur l’arbre dragon, en plus du réchauffement climatique et de la multiplication des cyclones, résulte notamment de l’abandon de la transhumance. La migration périodique du bétail de la plaine vers la montagne pour les chèvres et les moutons n’existe quasiment plus. Le bétail est aujourd’hui laissé libre par les bergers dans les montagnes et les plaines de l’île. Les troupeaux broutent ainsi frénétiquement chaque bourgeon ou petite pousse de plantes endémiques de l’archipel. Une catastrophe pour la biodiversité de Socotra et pour la régénération des populations d’arbres dragons.

Mitkel Amer en est consciente : « C’est la nourriture des chèvres, et elle se fait rare ces derniers temps. » Autrefois, pour les populations nomades de l’île, largement sédentarisées depuis, les troupeaux de chèvres servaient à l’exportation de beurre clarifié, ou ghee. Mais l’effondrement de son commerce, la multiplication de sécheresses extrêmes, l’apparition de nouvelles professions, la dépendance accrue au tourisme et la migration de nombreux habitants de l’intérieur des terres vers les zones côtières ont précipité la perte des pratiques de transhumance. La vieille femme reprend : « Les chèvres et nos moutons sont nos moyens de subsistance et nous devons manger, nous n’avons pas le choix. » Elle est rejointe par son mari qui, avant de s’asseoir, psalmodie l’appel à la prière qui résonne dans la montagne.

Dragons en voie d’extinction

Historiquement, des lois tribales, reprises plus tard par la législation socotrie, établissaient un certain nombre de règles concernant le pâturage, limitant l’impact sur la biodiversité de l’île. « Traditionnel­lement, la reproduction du bétail était gérée de manière à maximiser les naissances pendant ou après les pluies, quand les parcours de transhumance étaient riches, mais les jeunes mâles étaient tués au cours des premières semaines de leur vie. Une pratique en déclin, car les animaux sont élevés de plus en plus pour leur viande plutôt que pour leur lait, ce qui a entraîné sur l’île une augmentation incontrôlée du cheptel de ruminants », écrit Kay van Damme, chercheur à l’université de Gand, en Belgique. Il estime qu’il y aurait à Socotra cinq fois plus de chèvres que d’humains. L’homme arpente l’archipel depuis vingt-deux ans et constate que « seules les traditions des Socotris ont pu préserver toutes ces espèces uniques. Mais au cours des dernières décennies, une lente érosion culturelle a affecté le lien entre l’homme et la faune, causant des répercussions importantes », assure-t-il.

Un homme toque à la faible palissade de bois du couple de bergers. Salem Hamdiah se présente, enturbanné. Il est un des assistants d’une équipe de scientifiques tchèques partie plus tôt dans la journée relever des données dans la forêt. Affaibli par le soleil et une randonnée au milieu des roches calcaires coupantes et des sous-bois denses de Firmihin, le doctorant, spécialiste de la conservation des arbres à encens de Socotra à l’université de Ljubljana, s’assoit à l’ombre de la hutte. Il n’en veut pas au couple. « Leurs troupeaux dans la forêt sont leurs seuls revenu et source de nourriture… »

Accompagné par deux assistants locaux, Petr Madera se trouve plus haut dans la montagne. Le chercheur tchèque relève la circonférence de troncs d’arbres dragons pour comparer les données qu’il a récoltées sur les mêmes Dracaena, onze ans plus tôt. Aidé par son téléphone, une carte et un GPS, l’équipe tente de retrouver les arbres marqués. Beaucoup ont disparu ou sont à l’horizontale, les racines sorties du sol, les branches brisées. La première coordonnée indique un arbre, et quatre autres spécimens autour de lui, dans un rayon de quatre mètres. Un seul a survécu aux cyclones de 2015, et a vu sa circonférence augmenter de 1,66 centimètre en une décennie. « C’est un arbre à la croissance très lente. Il a une importance vitale pour la faune et la flore socotries. Son feuillage offre de l’ombre aux insectes et aux animaux pendant la saison sèche, de support pour les nids d’oiseaux. L’arbre capte aussi les précipitations horizontales comme les nuages ou l’humidité dans l’air et permet aux animaux de boire en l’absence de pluie. En période sèche, le dragonnier est composé à 80 % d’eau », précise ce professeur de phytologie forestière à l’université Mendel de Brno. Il estime que dans cent ans, 30 à 40 % des arbres Dragons de Socotra auront disparu. Une prédiction optimiste, qui ne prend pas en compte le déferlement de cyclones, imprévisibles par nature.

Intempéries et inondations

Venue du village de Qadheb, Halima Chalal remonte le flanc de la montagne, puis s’en va appeler ses chèvres à l’entrée d’une grande cavité surplombant la côte nord de Socotra. Des béguètements surgissent de la brousse. Son troupeau éparpillé descend à toute allure. Halima se saisit des pattes de chacune d’entre elles avec agilité puis, munie d’une corde, les attache à des blocs de pierres. Avec son écuelle, elle prend le temps de les nourrir une à une. Les précipitations dans l’archipel se sont raréfiées et les périodes de sécheresse sont plus longues, obligeant les éleveurs à acheter des aliments en complément. Pendant la saison des pluies, d’octobre à fin décembre, les précipitations sont en revanche plus intenses et engendrent des inondations et éboulements pour les villages situés en contrebas des montagnes. Halima et Bakaïla Ali Soleiman, la doyenne de la famille Chalal, ont toutes les deux connu une variation du climat à Socotra.

En 1974, les deux femmes ont d’ailleurs fui leur village initial, englouti par la mer et les inondations. « La pluie n’a pas arrêté pendant une semaine, de jour comme de nuit, se souvient Bakaïla. Puis de grandes vagues ont commencé à recouvrir nos maisons. Nous avons chargé nos provisions sur nos bateaux sans moteur et nous avons rejoint la montagne pour nous y réfugier. Nous sommes restés pendant vingt jours comme cela, attendant que l’eau se retire un peu. » Sur la plage, il ne reste que quelques fondations de l’ancien Qadheb. La communauté a depuis reconstruit le hameau au pied de la montagne, mais reste toujours sous la menace d’intempéries, de plus en plus fréquentes. « Quand il pleut l’hiver, l’eau peut monter très haut dans le village. Depuis que je suis petite, il y a bien plus de cyclones et d’inondations. » Nasser Abeed Al Rahman, président de la Socotra Wildlife Association, affirme que son archipel subit de « grands bouleversements écologiques » et sait que, sans une aide internationale, « les hommes comme les espèces animales et végétales en subiront les conséquences ».


Coup d’État et ingérences

Effigie du billet de 100 rials yéménites, symbole des campagnes de publicité des tour-opérateurs touristiques au début des années 2000, l’arbre dragon est devenu une attraction. Depuis la création d’un petit aéroport civil construit à la même période, des groupes de touristes ont commencé à venir visiter l’archipel, ses espèces rares et ses paysages majestueux. En 2000, ils n’étaient que 140 à avoir eu ce privilège, puis 451 en 2004. En 2009, ils étaient 5 000. Le « printemps arabe » de 2011, puis la guerre contre les rebelles houthis sur le territoire ont eu pour effet de stopper net la progression du tourisme. Bien que loin de la guerre, l’archipel a connu un isolement extrême après les cyclones de 2015 et la prise par Al-­Qaïda du port d’Al-Mukalla d’où provenait un certain nombre de ressources.

Le gouvernement est, lui, aux abonnés absents. « L’île est sous-­développée. Le gouvernement central s’est toujours soucié de ses intérêts proches et n’a jamais pensé à une politique nationale. L’avenir des Socotris, c’était trop exotique. Quand Socotra est devenue patrimoine mondial de l’Unesco en 2008, l’État yéménite a découvert qu’il avait une île », analyse Bachir al-Mohallal, ancien directeur de cabinet du conseiller du président Hadi. Son isolement a longtemps profité à Socotra, lui évitant les quatorze guerres qu’a vécues, en moyenne, un Yéménite de 25 ans sur la péninsule.

Mais fin avril 2020, un bateau venu d’Aden, chargé de soldats armés du Conseil de transition du Sud (CTS), mouvement nostalgique de l’ancienne République populaire du Yémen du Sud (1967-1990), vient mettre fin à la paix endémique de l’archipel. Les checkpoints, les commissariats, le port militaire, l’aéroport, jusqu’au bureau du gouverneur sont saisis manu militari. Les rebelles souhaitent se détacher du Nord et obtenir l’indépendance du Yémen du Sud. « 300 mercenaires se sont rassemblés un vendredi à Hadiboh [la plus grande ville de Socotra, ndlr] avec leurs armes lourdes et leurs véhicules de guerre. Ils ont tiré sans arrêt dans le ciel pour effrayer les gens pendant trois heures. C’est la première fois qu’un tel événement se produisait ici. C’est le jour le plus triste de Socotra », raconte Ali Saad, collaborateur d’Essa bin Yaqoot, cheikh de tous les chefs tribaux de l’île.

Un drame environnemental imminent

Depuis, le peu de service public s’est effondré. Le salaire des fonctionnaires n’est plus payé avec régularité. En conséquence, les éboueurs de l’île ont ralenti leur activité. L’archipel croule aujourd’hui sous les déchets. À Hadiboh, les couches usagées, brosses à dents, bouteilles, paquets de nourriture, piles, cadavres de voitures se mêlent à la poussière. Ahmed Saleh Ali, manager général du département d’hygiène de Socotra, raconte s’être entretenu plusieurs fois avec les rebelles sudistes à la tête de l’île depuis un an : « J’ai rencontré leur chef et je lui ai expliqué la situation sanitaire grave dans laquelle nous nous trouvions, mais je parlais à un mur. » Seuls dix éboueurs officient sur toute l’île avec deux camions-poubelles. Soit un pour 10 000 habitants. « C’est pourquoi j’ai écrit à treize ONG internationales pour demander leur aide financière. » Ses lettres adressées le 20 juillet dernier sont restées sans réponse malgré une demande d’assistance pour « éviter un drame environnemental imminent ».

En l’absence de salaire, Ahmed et ses collègues continuent cependant de ramasser « sporadiquement » les déchets six jours par semaine. Sans distinction, ils sont acheminés dans une immense fosse près du port, où ils sont brûlés. Débordés par les décharges sauvages qui poussent un peu partout dans la plaine d’Hadiboh, les habitants brûlent eux aussi leurs déchets, dégageant d’épaisses fumées noires. Au-delà de la pollution des sols et des eaux, Ahmed craint l’apparition ou la réapparition de maladies, comme la typhoïde, le paludisme ou la dysenterie. Tout sauf une surprise pour Mohamed Abdul Majeed Qubaty, ministre du Tourisme de septembre 2016 à décembre 2020 : « C’était certain que l’instabilité politique de Socotra aurait des effets négatifs sur son environnement fragile. Mais sa protection reste une priorité absolue pour le gouvernement yéménite. »

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