Démographie et changement climatique

Jacques Véron : « La démographie est un multiplicateur des problèmes écologiques »

Photo : Sophie Carrère

Un milliard en 1800, huit milliards en 2022… et quinze milliards en 2100 ? La hausse exponentielle de la population mondiale s’impose comme un sujet majeur pour notre siècle. Directeur de recherche émérite à l’Institut national d’études démographiques (Ined) et auteur entre autres de Faut-il avoir peur de la population mondiale ? (Le Seuil, 2020), Jacques Véron décrypte les enjeux démographiques actuels et éreinte au passage quelques stéréotypes tenaces.

Entretien publié dans notre numéro 44 « Trop nombreux ? », disponible sur notre boutique.

Alors que les rayons des librairies se remplissent de livres sur l’écologie, la démographie reste un angle mort de cette production éditoriale. Comment l’expliquez-vous ?

Chez les démographes, il existe une retenue liée aux difficultés techniques que pose le sujet. Alors qu’à une échelle locale l’enjeu environnemental fait l’objet de nombreuses recherches, il est très périlleux de proposer une analyse globale. Sur un terrain donné, on peut étudier l’effet d’une catastrophe naturelle sur la natalité ou les liens entre santé et pollution. Sur le plan macroscopique, on peut mettre en rapport des corrélations, comme la croissance des populations et l’augmentation des pollutions, mais il est délicat de déterminer la part de chaque élément dans la situation ­mondiale. On sait que la population a un effet, puisqu’elle exerce une pression sur les ressources et l’utili­sation des sols, mais on n’arrive pas à le quantifier de façon précise. C’est ce qui explique que le sujet ait longtemps été peu étudié. Or, avec l’émergence de la question écologique, la démo­graphie est régulièrement interpellée et, depuis une quinzaine d’années, on observe une multipli­cation des recherches.

Nous avons mis des centaines de milliers d’années pour atteindre, à la fin du XVIIIe siècle, le milliard d’êtres humains, puis moins de deux siècles pour arriver aux 8 milliards actuels. Comment appréhender une hausse aussi vertigineuse ?

Cette hausse n’est pas due à la natalité, mais à la baisse considérable de la mortalité. Souvenons-nous que, jusqu’à une période récente, la mortalité infantile pouvait atteindre un tiers des nouveau-nés. Durant des millénaires, la mortalité et la natalité ont été très proches : il y avait donc une croissance lente, parfois ralentie par des crises comme la peste. La nouveauté est l’apparition du schéma de la « transition démographique » – ce processus d’évolution de l’équilibre de la population, passant d’une natalité et d’une mortalité fortes à faibles sous l’effet d’une amélioration des conditions de vie.

Là où l’Europe a connu une baisse de la mortalité sur le temps long, soit environ un siècle, ce processus a eu lieu très vite dans les pays en développement, en une vingtaine d’années seulement : le taux de mortalité a chuté brutalement sans que la natalité suive, ce qui a rendu le taux de croissance de ces populations considérable. Ce sont ensuite des effets cumulatifs qui jouent. Comme la population augmente vite, le nombre de jeunes en âge de procréer qui feront des enfants est élevé, ce qui auto-alimente la dynamique. 

Vous identifiez justement quatre grandes révolutions démographiques dans l’histoire de l’humanité : la domestication du feu, qui améliore l’alimentation ; un changement climatique favorable ; l’apparition de l’agriculture au ­néolithique ; puis, récemment, les progrès de la médecine.

L’ère actuelle est ouverte par les débuts de l’agriculture, qui sédentarise les individus et permet que plus de monde vive sur un même territoire. Mais c’est le progrès médical, avec l’amélioration de l’hygiène et la salubrité des eaux notamment, qui va tout changer en termes quantitatifs.

Si la baisse de la mortalité est liée aux progrès scientifiques, comment explique-t-on la baisse de la natalité ?

Deux conceptions s’opposent en la matière. Une première théorie, plus biologique, voudrait voir la baisse de la natalité consécutive à celle de la mortalité comme une réponse évolutive à la surpopulation. Il y aurait une forme d’autorégulation pour prévenir un effet de saturation provoqué par la croissance démographique. La seconde, pour laquelle je penche, souligne plutôt des raisons sociologiques : les individus ont des stratégies familiales différentes liées au développement économique, à l’urbanisation, à une meilleure éducation ou à l’existence d’un système de retraites. Cette approche de la transition démographique me semble plus convaincante, car elle expliquerait pourquoi les pays du Sud n’ont pas réagi de la même façon à la baisse brutale de la mortalité par un ajustement de la natalité. Les changements socio-économiques qui auraient incité à limiter la taille des familles n’ont en effet pas accompagné la moindre mortalité.

“Je penche pour une projection moyenne, entre 10 et 11 milliards d’humains en 2100, car je ne crois pas en une poursuite indéfinie de la croissance démographique.”

« La population mondiale existe… sans totalement exister », écrivez-­vous. Qu’entendez-vous par là ?

L’accélération de la croissance démographique donne une idée globale, mais on raisonne sur une population mondiale abstraite comme s’il n’y avait pas de différences. Or, il faut pondérer ce chiffre de 8 milliards d’existences par des variables – l’utilisation des terres, le niveau de consommation, la répartition des individus… S’il est nécessaire de globaliser les évolutions dans un premier temps, il faut donc poursuivre l’analyse au niveau des populations nationales et même régionales. On a aussi trop tendance à établir des distinctions figées, comme entre « rural » et « urbain », alors que chaque catégorie connaît des évolutions : si les ruraux font relativement plus d’enfants que les urbains, le nombre de ces enfants peut par exemple baisser plus fortement chez les ruraux en valeur absolue.

Nous pourrions être jusqu’à 21,6 milliards sur Terre en 2100, si l’on prendl’hypothèse de fécondité la plus élevée. Quel scénario démographique est, selon vous, le plus probable pour le XXIe siècle ?

Je penche pour une projection moyenne, entre 10 et 11 milliards d’humains en 2100, car je ne crois pas en une poursuite indéfinie de la croissance démographique. L’urba­nisation sera, à mon sens, l’une des variables qui aura le plus d’importance pour la poursuite de la baisse de la fécondité – sauf chez les plus pauvres, comme les habitants de bidonvilles. On voit par exemple, en Inde, que c’est au sein des classes moyennes des grandes villes que la fécondité baisse. Pour ces classes sociales urbaines, la délimitation de l’espace de vie et les coûts d’approvisionnement sont perçus plus fortement : comme ces sociétés sont plus monétarisées, chaque coût et chaque bénéfice est plus directement ressenti. Un autre facteur déterminant tient selon moi à l’interconnexion des populations.

Il y a des zones où les individus vivent en situation d’isolat, avec très peu de contacts extérieurs, ce qui crée des contextes et des conditions d’extrême pauvreté sans incitation au changement de comportement. C’est le cercle vicieux de la pauvreté. Un seuil minimal de développement conduit à un certain niveau d’éducation, en particulier des enfants, et de relation avec les autres, tout en réduisant les écarts de niveaux de vie à l’intérieur d’une même société. La pénétration d’un développement minimal dans ces îlots de résistance à la baisse de la fécondité sera l’un des enjeux des décennies à venir.

Cette hypercroissance de la population mondiale fait-elle, aujourd’hui, de la démographie humaine un problème ?

Cette croissance rapide est incontestablement un enjeu et je pense qu’il serait souhaitable de parvenir à une stabilisation. Mais je suis réticent à l’idée de parler de « problème » car cela convoque immédiatement les idées très connotées de surpopulation ou d’explosion démographique. Or, la démographie n’est pas la source des problèmes environnementaux, mais elle a un effet multiplicateur des causes engendrant ces maux. Elle n’est donc pas, en tant que telle, un problème écologique majeur. Nous devons avoir une vision nuancée, car si l’on tient compte de l’inégale répartition de la population mondiale, la croissance démographique est un problème à certains endroits, mais pas ailleurs.

Mais je suis conscient qu’il est difficile d’expliquer que la croissance de la population est une question majeure sans pour autant la tenir comme responsable de ce qui ne va pas : la frontière entre les deux est subtile, et en tant que démographe on est parfois amené à sous-estimer les effets de cette croissance pour, précisément, ne pas dire que c’est un problème. Cette connotation serait gênante, alors que cette évolution est un fait à accepter comme tel : la mort a été durant des millénaires la grande régulatrice de la démographie, et on peut incontestablement considérer comme un progrès que les enfants ne soient pas nombreux à mourir avant leur premier anniversaire. L’enjeu, à présent, est celui de la stabilisation de la population, d’autant que chaque nouvel individu sur Terre va avoir une empreinte écologique de plus en plus importante au fil du temps. Il faut donc souhaiter une convergence globale des niveaux de fécondité, et qu’ils se stabilisent autour de deux enfants par femme. 

Quelle est la marge de manœuvre de l’action politique pour aller vers cette stabilisation ?

Je ne crois pas qu’elle soit très grande, ni ne pense que l’incitation en la matière puisse avoir une quelconque efficacité – comme en Asie, où des images de familles modèles avec deux enfants ont parfois été exposées dans l’espace public. Le politique peut surtout, à mon sens, agir sur des enjeux indirects, comme améliorer la protection sociale afin que les familles aient un meilleur sentiment de sécurité, ce qui se traduit souvent par une tendance naturelle à faire moins d’enfants. Il y a aussi des enjeux politiques en matière de santé publique des femmes, notamment en Afrique, où le sujet se heurte à des obstacles sociaux ou familiaux.

Vous semblez, dans votre livre, pointer un problème insoluble : baisser brutalement les naissances causerait un vieillissement difficilement soutenable pour les sociétés, mais attendre une baisse naturelle de la natalité irait de pair avec une hausse massive du niveau de vie renforçant la pression sur l’environnement. Ce constat doit-il nous rendre pessimistes ?

Même si cela ne se voit pas dans le livre, je suis au contraire relativement opti­miste ! Il y a toujours une vision drama­tisée de la démographie, et c’est parfois une difficulté pour se faire comprendre. Mon raisonnement visait à montrer que les discours sur la limitation de la population ne sont pas crédibles. Je m’interroge en effet sur la légitimité et l’efficacité des politiques de popu­lation : il est impossible de déterminer ce qui marche mieux ou moins bien. Je souligne ensuite qu’une dépopu­lation, comme au Japon actuellement, demande d’accepter et de gérer le vieillissement qu’une telle situation occasionne. Mais, en revanche, faire en sorte que la croissance de la population s’arrête à l’échéance de 2100 par l’amélioration des conditions de vie me paraît à la fois nécessaire et souhaitable.

En somme, la seule voie possible serait une diminution non contrainte de la fécondité couplée à une baisse des niveaux de vie les plus élevés, donc les moins soutenables…

Il faut en effet agir sur le mode de vie en redéfinissant l’épanouissement sur une base psychosociale plutôt que matérielle. La perception du niveau de vie est actuellement définie par l’argent, autrement dit notre capacité à acheter des choses. Il faudrait donc aller vers une vision moins matérialiste de nos existences.

Une invasion de réfugiés climatiques est parfois brandie comme une menace vitale pour nos pays développés. Pourquoi pensez-vous, au contraire, qu’une telle explosion migratoire ne se produira pas ?

Des discours catastrophistes sont régulièrement tenus en la matière, comme l’estimation de plus de 140 millions de réfugiés climatiques en 2050. Or, cela ne correspond pas avec ce que j’ai pu observer lors de recherches dans le golfe du Bengale. Cette zone a été touchée par le « cyclone d’Orissa » en 1999, l’un des plus puissants jamais enregistrés dans cette région, mais nous n’avons pas observé de mouvement migratoire massif. De tels constats ont aussi été établis au Japon lors du tsunami de 2011 ou pour l’ouragan Katrina ­survenu aux ­États­-Unis en 2005 : la ­plupart des gens veulent ­revenir, même lorsqu’ils vivent dans des zones soumises à des catastrophes climatiques régulières. Au total, on observe que les personnes souhaitent rester le plus longtemps possible sur place, et essaient de ne pas trop s’éloigner lorsqu’elles partent. On aborde pourtant le sujet comme si ces popu­lations aspiraient toutes à partir et rêvaient des sociétés développées occidentales. Mais cela sous-estime gravement l’attachement des gens à leur lieu de vie. Pour ces raisons, je ne crois pas du tout à une invasion massive. 

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