Perspectives

En 2050, 10 milliards de consommateurs

Illlustrations : Emma Roulette

(3/4) Quel niveau de vie matériel notre monde peut-il offrir de manière soutenable à 10 milliards d’humains ? Vraisemblablement pas celui de la classe aisée occidentale. Alors, retour au Moyen âge ou sobriété mesurée ?

« Ah, Gudule, viens m’embrasser. Et je te donnerai un frigidaire, un joli scooter, un atomixer, et du Dunlopillo… » Quand Boris Vian entonnait « La Complainte du progrès » en 1955, la Terre comptait moins de 3 milliards ­d’humains. Un siècle plus tard, quand la population aura triplé, pourra-t-on s’offrir « des draps qui chauffent, un pistolet à gaufres et un avion pour deux » ? Bref, quel niveau de vie peut-on garantir à 10 milliards d’indi­vidus sans mettre en péril celui des générations suivantes ? Résoudre cette épineuse question demande au préalable de résorber drastiquement les inégalités à l’échelle mondiale, afin de tous jouir d’un niveau de vie relati­vement similaire. Car si, comme l’a affirmé l’ex-président ­George ­Bush en 1992, on considère que « le mode de vie américain est non négociable », le débat est clos d’avance. Mais si l’on part du principe que la fraction la plus aisée de la population accepte de partager sa richesse, quel niveau de confort matériel minimal peut-on lui promettre, à elle comme au reste de l’humanité ?

L’empreinte écologique, une première estimation à la louche

La notion d’empreinte écologique, qui cherche à mesurer à gros traits l’impact des modes de vie sur les ­écosystèmes, nous donne une première réponse. Développée depuis les années 1990 et popularisée par l’ONG Global Footprint Network, elle consiste à calculer les surfaces terrestres et maritimes productives nécessaires pour fournir les ressources utilisées par un individu ou une population. À l’aide de cette méthode, on déduit le fameux « jour du dépassement » à partir duquel le monde ou un pays vit « à crédit » (retrouvez notre infographie p. 30). Et on lit qu’il faudrait cinq planètes Terre si tous les humains vivaient comme des Américains moyens, près de trois s’ils vivaient comme des Français moyens et une s’ils vivaient comme des Vietnamiens ou des ­Moldaves. En ajoutant plusieurs milliards d’humains sur une Terre de même taille, on en déduit que même le niveau de vie actuel d’un Vietnamien ne serait plus soutenable en 2050. Une conclusion qui semble pour le moins ­difficile à assumer politiquement. La métho­dologie de l’empreinte écologique est cependant contestée. Dès 2007, des chercheurs de l’université de ­Lausanneont soulevé le caractère scientifiquement bancal de son mode de calcul, qui agrège en une même unité – « l’hectare global » – des grandeurs très variées : uti­lisation et productivité des sols, ressources halieutiques, émissions de gaz à effet de serre… En outre, ce modèle ne prend pas en compte les dommages causés à la biodiversité – ce qui conduit à valoriser l’agriculture productiviste – ni les effets de seuil consécutifs à certains « dépassements » des limites terrestres et encore moins les effets économiques liés à la surexploitation des ressources. 

L’empreinte carbone du ­smicard ­français

Face aux limites de cet outil, de nombreux scientifiques préfèrent utiliser le concept d’empreinte carbone, qui ne nécessite pas de conversions hasardeuses en « hectares globaux ». Il s’agit cette fois de mesurer uniquement les rejets de gaz à effet de serre qui dépendent de ce que consomme une population, importations comprises (comprenant donc l’énergie nécessaire à l’extraction en amont des matières ­premières, puis leur transformation et leur utilisation en vue de produire un objet ou fournir un service). Dès lors, qu’est-ce qu’une empreinte carbone soutenable ? Pour espérer limiter le réchauffement à deux degrés d’ici à la fin du siècle comme prévu dans l’accord de Paris, celle-ci doit baisser jusqu’à environ 2 tonnes équivalent CO2 (éq. CO2) par an et par habitant d’ici 2050. Or, l’empreinte carbone d’un Français oscille ces dernières années autour de 11 tonnes éq. CO2, la moyenne mondiale atteint près de 5 tonnes, et celle d’un Indien ou d’un Indonésien se situe autour des 2 tonnes. 

L’ingénieur et consultant Jean-Marc ­Jancovici, qui préside le think tank The Shift Project, aime à répéter que le niveau de vie d’un smicard français demande plus d’énergie que ce que la Terre peut offrir à 10 milliards de personnes. L’affaire n’est pourtant pas aussi désespérante qu’elle en a l’air. En effet, les besoins en énergie et les niveaux d’émissions de gaz à effet de serre dépendent certes de ce que consomment les individus, mais surtout du système sociotechnique dans lequel ils sont intégrés. Ainsi, il n’est pas nécessaire de vivre comme un Indien de 2020 pour consommer la même quantité d’énergie. Il est possible de la consommer autrement. C’est l’enseignement d’une étude du cabinet Carbone 4, cofondé par le même Jean‑Marc ­Jancovici et l’économiste Alain ­Grandjean. Celle-ci dévoile ainsi deux scénarios dans lesquels il est possible d’atteindre les 2 tonnes éq. CO2 par ­personne et par an : un scénario où les comportements de consommation individuels seraient « réalistes » ; et un second où ils seraient « héroïques ». Dans le cas « héroïque », tous les ­Français cesseraient de manger de la viande et du poisson ; ils effectueraient tous leurs trajets courts à vélo, investiraient dans un véhicule électrique et dans la rénovation thermique de leur logement, arrêteraient de prendre l’avion, achèteraient tous leurs appareils électriques d’occasion et trois fois moins de vêtements neufs, et passeraient au zéro déchet. Résultat : toutes ces actions combinées ne permettraient de faire baisser que de 45 % l’empreinte carbone des Français, au lieu des 80 % nécessaires. Dans les deux scénarios, ce sont des transformations systémiques qui permettent d’atteindre la neutralité carbone, à savoir une décarbonation des processus industriels, du transport de marchandise, de l’agriculture et de la production d’énergie.

Satisfaire les besoins essentiels avec 60 % ­d’énergie en moins

Une autre étude, publiée en novem­bre 2020 dans la revue Global Environmental Change, prend la question dans l’autre sens et parvient également à un résultat encourageant. Des chercheurs des universités de Leeds et Yale ont calculé la quantité d’énergie nécessaire pour assurer des conditions de vie dignes à 10 milliards de personnes, et estiment que l’objectif est atteignable en consommant 60 % d’énergie en moins qu’aujourd’hui, soit autant que dans les années 1960. Là encore, ils posent comme préalable une réduction drastique des inégalités, donc du niveau de vie des plus riches. Mais ils ne prévoient pas de retour au Moyen âge : les « conditions de vie dignes » évoquées dans l’étude correspondent à une maison avec une température confortable été comme hiver, de l’électricité, de l’eau courante et chaude, une machine à laver, un frigo... et même un smartphone et un ordinateur. Le tout complété par des infrastructures de transport collectif, de santé et d’éducation permettant un accès universel. Loin du quotidien d’un Indien de 2020, même s’il faut abandonner ses rêves de résidence secondaire, de draps qui chauffent et d’avion pour deux. 

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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