Perspectives

En 2050, 10 milliards de bouches à nourrir

Illlustrations : Emma Roulette

(2/4) Longtemps associée au spectre de la surpopulation, la crainte de la pénurie alimentaire a été balayée par les progrès agronomiques du siècle dernier. La question n’est plus de savoir s’il peut y avoir assez de nourriture pour 10 milliards d’humains, mais comment la distribuer à tous, tout en réduisant l’impact écologique de sa production..

« Il y a toujours autant d’hommes qu’il peut en être nourri », professait Mirabeau dans L’Ami des hommes en 1756. Quarante-deux ans avant la publication par Malthus de son Essai sur le principe de population (1798), l’idée que la croissance démographique doit se heurter à la capacité de production alimentaire faisait son nid. Quelques siècles et 7 milliards d’humains plus tard, cette idée n’a pas disparu. Alors, peut-on nourrir 10 milliards d’humains ? Techniquement, oui. Mais produire suffisamment de nourriture ne signifie pas forcément que tous y auront accès, et encore moins que cette production sera écologiquement soutenable. Pour y parvenir, quelques ajustements semblent nécessaires.

Le monde produit déjà de quoi alimenter 10 milliards de personnes, mais environ un tiers de cette production est perdue, estime la FAO, l’agence de l’Organisation des Nations unies (ONU) pour l’alimentation et l’agriculture. Des pertes qui s’expliquent par un manque d’infrastructures dans les pays les plus pauvres et par les pratiques de la grande distribution et des consommateurs dans les États les plus riches, explique l’institution. Même à supposer que ce gaspillage alimentaire soit drastiquement diminué, encore faudrait-il distribuer cette nourriture abondante à tous, même à ceux qui n’ont pas d’argent pour l’acheter. Si elle stagne en proportion, la malnutrition progresse en effet en nombre absolu depuis 2015, atteignant 690 millions de personnes en 2019, sans compter l’effet de la pandémie de Covid-19, qui pourrait précipiter 135 millions de personnes de plus dans l’insécurité alimentaire.

« LA FAIM N’A PLUS AUCUN CARACTÈRE DE FATALITÉ, ELLE EST DEVENUE À 100 % UNE CONSTRUCTION HUMAINE »

En 1995, alors que la faim touchait déjà 700 millions d’humains, Edgard Pisani, l’ex-ministre de l’Agriculture de Charles de Gaulle, alors président du Centre international des hautes études agronomiques méditerranéennes, écrivait dans Le Monde diplomatique : « Produire à suffisance ne signifie pas que chacun ait à suffisance, ni même que la sécurité alimentaire globale soit assurée. Car deux questions demeurent : comment faire, d’une part, pour que chaque région du monde atteigne sa propre autonomie alimentaire ? Comment, d’autre part, satisfaire la demande non solvable ? Car ceux qui ont faim sont ceux qui sont pauvres. Sans volonté politique, les pauvres mourront de faim. » Pour nourrir 10 milliards d’humains, l’ancien résistant plaidait à la fois pour une aide alimentaire durable, qui pallie les défaillances du marché, et pour un développement local et rationnel de l’agriculture dans les pays pauvres. Un développement qui n’utiliserait pas les recettes de la « révolution verte » ayant permis « une explosion des rendements en zone tempérée » : engrais et pesticides de synthèse, génétique, mécanisation. L’ingénieur et économiste Bruno Parmentier livre une analyse semblable. L’ex-directeur de l’École supérieure d’agriculture d’Angers écrit en 2020 que « la faim n’a plus aucun caractère de fatalité, elle est devenue à 100 % une construction humaine, puisque nous dispo- sons des moyens techniques pour la résoudre ». Celle-ci se concentre désormais dans «la péninsule indo- pakistanaise, où elle reste stable, et l’Afrique subtropicale, où elle ne cesse d’augmenter ». Lui aussi plaide pour sortir du « tout chimie-tout pétrole » et vante les réserves de l’Afrique, où plusieurs centaines de millions d’hectares de terres arables ne sont pas exploitées, notamment en République démocratique du Congo (RDC), faute de capitaux ou à cause de conflits. « On peut parfaitement tripler la production agricole de l’Afrique subtropicale, par des méthodes agro-écologiques, si on trouve enfin les conditions socio- politiques favorables pour le faire », résume l’auteur de Nourrir l’humanité (La Découverte, 2009) et Faim zéro (La Découverte, 2014). Il pose comme condition de réussite la création de 4 à 6 regroupements régionaux, formant autant de « politiques agricoles communes » sur le continent africain.

L’AGROÉCOLOGIE PEUT NOURRIR 10 MILLIARDS D’HUMAINS, À CONDITION DE MANGER MOINS DE VIANDE

Des agronomes comme Marc Dufumier ou Jacques Caplat défendent également une généralisation de l’agroécologie, permettant dans les pays en développement d’améliorer les rendements sans aggraver l’empreinte écologique de l’agriculture et, dans les pays développés, de se passer progressivement d’engrais et de pesticides de synthèse. Les ingrédients sont connus : complémentarité des cultures, association de l’élevage extensif et de l’agriculture, rotations intégrant des légumineuses pour fixer l’azote de l’air dans le sol et assurer sa fertilisation, etc. Nombre d’études scientifiques ont documenté la faisabilité de cette généralisation de l’agroécologie pour 10 milliards d’humains. Mais à certaines conditions. L’une d’elles, publiée dans la revue Nature Communications en 2017, explique à travers l’analyse de 162 scénarios qu’une conversion totale à l’agriculture biologique d’ici à 2050 nécessiterait de mettre en culture entre 16 et 33 % de terres supplémentaires. Cependant, une réduction du gaspillage alimentaire et un remplacement partiel des cultures affectées à l’alimentation animale en cultures destinées à l’alimentation humaine permettraient, selon l’étude, une généralisation du bio sans surface agricole supplémentaire.

Même si se débarrasser des intrants – engrais et pesticides de synthèse – peut impliquer des rendements plus faibles pour certaines cultures, il reste possible de nourrir 10 milliards d’humains en 2050, tout en convertissant l’agriculture à l’agroécologie. Mais il faudra pour cela changer le contenu des assiettes. Alors que les projections actuelles de la FAO prévoient un doublement de la production de viande d’ici à 2050, on sait que la production d’une calorie de viande de bœuf nécessite en moyenne 11 calories d’origine végétale. La consommation de viande détermine donc grandement l’évolution future de l’empreinte agricole : car qui dit plus de viande, dit plus de déforestation, d’où une perte de la biodiversité et une aggravation du réchauffement climatique. Dans un rapport publié en 2019, la Commission EAT-Lancet, composée de 37 experts, a calculé pour chaque type d’aliments l’écart entre le régime moyen de chaque continent et le régime permettant de nourrir 10 milliards d’humains de manière saine et soutenable. Résultat : la consommation optimale de viande rouge correspond à celle de l’Afrique subsaharienne actuellement, tandis que celle des Nord-Américains est six fois trop élevée. En Europe, la consommation moyenne de volaille, de produits laitiers et de poisson apparaît optimale, mais la consommation de fruits et de légumineuses (riches en protéines végétales) est, comme partout ailleurs, très insuffisante. À l’heure où des laboratoires développent des procédés industriels pour proposer de la viande artificielle à prix d’or, il apparaît possible, plus simplement, de produire mieux et pour tous. Un défi moins technique que politique. 

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