Habitat durable

J'habite... dans une maison en bauge

photographies : Rudy Burbant, un projet de l'atelier ALP

Un mélange de terre, d’eau et de fibres végétales, empilé à la main pour édifier des murs. Procédé ancestral, délaissé au fil du XXe siècle, la bauge prend sa revanche. Derrière son aspect rustique, elle cache un confort hygrothermique naturel et un bilan carbone quasi imbattables qui ringardisent les matériaux high-tech.

Nous sommes à la fin du XVIIIe siècle, dans le Nord-­Ouest français et, comme aujourd’hui, il pleut « relativement souvent ». Suffisamment, en tout cas, pour rendre humides les sols argileux du Bessin, du Cotentin ou encore du bassin rennais. Alors au moment de construire fermes et logements, face à la rareté de la pierre et du bois, les habitants et bâtisseurs regardent sous leurs pieds. Malléable, abondante, toute proche, la terre fait office de matériau idéal. Elle est d’abord mélangée avec des fibres végétales – ce sont souvent des bœufs qui effectuent la tâche avec leurs lourds sabots.

Puis des équipes de commis de ferme et de journaliers, encadrés d’un maçon, mettent la main (ou la fourche) à la pâte pour élever patiemment les murs. Se doutent-ils alors que leurs ouvrages traverseront les siècles pour inspirer de nouvelles générations d’architectes et d’artisans ? 

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Aujourd’hui, on compte encore en France plusieurs dizaines de milliers de constructions en bauge, souvent multiséculaires. Christian Le Boru, retraité breton, habite dans l’un de ces bâtis de terre crue. Un choix de cœur : le sexagénaire a découvert la bauge à travers un stage de maçonnerie, et il se « sent bien », tout simplement, dans sa maison aménagée dans un ancien corps de ferme de la fin du XVIIIe siècle, à l’ouest de Rennes. Il en a vite adopté les tonalitésallant « du jaune clair à l’orange foncé, selon la teneur en oxyde de fer », l’acoustique légèrement étouffée et les parois à température ambiante, « ni froides, ni chaudes ». La sensation, loin d’être anecdotique, traduit l’un des atouts majeurs de la bauge, à savoir la régulation de la température.

La capacité d’inertie de ce matériau lui permet en effet de stocker la chaleur et de la restituer avec un décalage : la nuit, quand la température décline, une façade sud pourra diffuser la chaleur emmagasinée le jour. Inversement, la fraîcheur stockée la nuit permettra de tempérer les heures diurnes. 

Début d'un mur de bauge.

Exit la clim’

Christian Le Boru n’a pas de doute : dans le pavillon en parpaings qu’il habitait précédemment, il lui aurait fallu chauffer bien davantage pour atteindre le même confort. Autre qualité, la bauge « respire ». Les feuillets d’argile présents dans la terre peuvent absorber entre chacun d’eux un volume d’eau important. Au point que dans la petite salle de bains de Christian, une douche rapide ne crée pas de vapeur sur les carreaux de la fenêtre, rendant la VMC (ventilation mécanique contrôlée) superflue. « Ses qualités hygrométriques se prêtent particulièrement au confort de l’habitat et permettent de se passer de climatisation. C’est un atout précieux dans le contexte du réchauffement climatique », relève Anastasia Terres, ingénieure au sein du collectif amàco, qui défend un futur du bâti moins carboné. « C’est un des matériaux les plus intéressants aujourd’hui en termes de confort thermique estival », abonde François Streiff, architecte du parc naturel régional des marais du Cotentin et du Bessin, qui passe ses journées « les mains dans la terre ».

Économe en émissions de carbone, la bauge l’est aussi en énergie grise tout au long de son cycle de vie. Extraite localement, peu transformée (la bauge se passe de cuisson), facilement réemployable, elle ne génère ni déchets, ni pollution. « On a besoin de très peu de choses pour faire de la bauge. Par ailleurs, la plasticité du matériau évoque un travail de potier ; elle offre une grande liberté d’expression », observe François Streiff. 

Ajoutez à cela une matière première peu chère, l’abandon quasi total de la bauge en France dès la première moitié du XXe siècle a de quoi surprendre. Mais l’importante manutention qu’elle requiert explique en partie cette désaffection. Si elle est frugale, la technique est en effet très gourmande en temps et en huile de coude. La plasticité du matériau impose de procéder par étapes : il faut empiler des paquets de terre argileuse sur une petite hauteur (aux alentours d’un mètre) et une bonne largeur (au moins un demi-mètre). Puis laisser sécher, de quelques jours à plusieurs semaines en fonction de la météo, et recommencer pour élever le mur jusqu’à obtenir la hauteur souhaitée…

Basique, mais laborieux ! D’autant que, pour résister au temps, quelques précautions s’imposent : l’ouvrage doit être protégé des eaux de ruissellement et de la pluie, avec un débord de toit, mais aussi de l’humidité du sol, avec un soubassement en pierre. Les maîtres mots sont « bonnes bottes et bon chapeau », sourit François Streiff. « À ces conditions, la bauge peut tenir des millénaires. » 

Cette technique qui semble venir du fond des âges appelle une gestion du temps qui n’est pas celle des chantiers contemporains. Pendant les périodes de séchage, le maçon s’occupait à un chantier voisin. Une bâtisse pouvait être finalisée sur une saison, intercalée avec les travaux des champs. Mais dès le début du XXe siècle, la main-d’œuvre agricole diminue et se spécialise.

La génération de maçons, d’artisans et d’ouvriers sacrifiée par la Première Guerre mondiale acte l’abandon des constructions en bauge, au profit du parpaing, de la brique et autres matériaux « modernes » plus chiches en manutention, plus normés, plus lisses. Quant aux bâtis en terre crue restés debout, leurs surfaces brutes et inégales, quasi honteuses désormais, sont souvent dissimulées sous un enduit de ciment. 

Facade en bauge avec un soubassement en pierre


À armes inégales

Il faudra un premier choc pétrolier, mais surtout la prise de conscience récente de l’urgence écologique pour que la bauge apparaisse comme un procédé à même de répondre à la nécessité de transformer l’habitat. « Elle peut être une véritable alter­native locale à des techniques énergivores », martèle François Streiff. Depuis quelques années, la filière s’organise : le Collectif des Terreux Armoricains, rassemblant des professionnels de la terre crue, a récemment rédigé un guide des bonnes pratiques de la bauge, sous l’impulsion et le financement de la Direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages (DHUP). « Un premier pas », mais une reconnaissance encore insuffisante aux yeux de la plupart des assureurs qui privilégient les matériaux normalisés, juge François Streiff. « Le manque de règles professionnelles est un frein important : cela implique que les architectes porteurs de projet soient suffisamment militants pour négocier et emporter l’adhésion d’un assureur, au cas par cas, ou que des maîtres d’ouvrage convaincus soient prêts à débourser 20 000 euros pour une ATEx [appréciation technique d’expérimentation, ndlr]. »

Face à un matériau hors norme par nature – chaque gisement est différent –, une des pistes explorées est celle de la préfabrication de la bauge. Le coffrage et la création de blocs permettent des chantiers plus rapides, moins dépendants des conditions météorologiques, et un matériau mieux caractérisé en amont. La démarche n’est pas du goût de tous les acteurs de la terre crue, « mais il faut être pragmatique ; l’essentiel est que la terre soit beaucoup plus présente », défend François Streiff.

Exemple de réalisation moderne en bauge, avec soubassement de pierre et débord de toit.

Autre défi de la filière, l’inscription des bonnes performances de la bauge à travers les fiches de déclaration environnementale et sanitaire (FDES) exigées par la nouvelle réglementation environnementale, la RE 2020, qui prend en compte les émissions d’un bâtiment sur tout son cycle de vie (un progrès, jugent la plupart des acteurs du secteur, par rapport à la norme précédente axée sur l’efficacité énergétique). Mais dans cette course à la réglementation, les armes sont inégales : les filières artisanales se trouvent pénalisées, de fait, par les acteurs industriels qui ont les moyens d’homologuer (très vite) leurs matériaux.

Si cette reconnaissance officielle n’est pas simple, il faut en passer par là, insiste Anastasia Terres : « La bauge fait partie d’une association de matériaux géo et biosourcés incontournables pour remplacer un béton énergivore, peu pérenne et sujet à des tensions sur l’approvisionnement. Techni­quement, il est possible de construire du logement collectif en bauge. Un projet pilote a déjà été mené à Rennes, et ces expérimentations sont amenées à se développer. » 


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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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