Nous n'irons pas sur Mars - 49

J'habite... une maison à un euro

Photographies : Amandine Besseas Cristal A.B.

Farid Benflis vit avec sa famille dans un petit immeuble acquis pour un euro symbolique auprès de la ville de Saint-Chamond (Loire). L’ex-cité industrielle recourt depuis vingt ans à ce dispositif radical pour tenter de revitaliser son cœur historique.

C’était un acte notarié peu commun : en 2011, à Saint-Chamond, dans la Loire, 400 mètres carrés en cœur de ville étaient vendus à l’euro symbolique. Depuis, les Benflis et leurs trois enfants habitent l’appartement en duplex qu’ils ont aménagé au sein d’un bâti de deux étages, à côté d’un studio en location sociale et d’un local commercial. « Je suis originaire du quartier, mon grand-père y est né ; y revenir avait pour moi une valeur sentimentale, un vrai retour aux sources », explique Farid Benflis. Il y a une dizaine d’années, il apprend que la mairie cède un petit immeuble du quartier historique de Saint-Ennemond. La contrepartie – rénover le bien délabré dans les règles – n’effraie pas l’enfant du pays. Ouvrier du bâtiment, il a l’expérience de chantiers autrement pharaoniques, tels que celui de l’Opéra de Lyon. De quoi convaincre sa femme, cuisinière scolaire et agente d’entretien, qui trouvait de prime abord à ces vieilles pierres un air de « château de Dracula ». C’est décidé, le couple « candidate » et propose plans d’architecte et de financement. Le dossier est choisi parmi neuf autres par une commission municipale : de quoi quitter, sans regret, la maison louée à la sortie de l’autoroute.

Les Benflis ne sont ni les premiers ni les derniers à expérimenter cette semi-gratuité : à Saint-Chamond, le premier bien vendu à l’euro symbolique remonte à 2001 ; l’an dernier, une onzième maison est partie à ce tarif. Située sur le bassin houiller de la Loire, entre Lyon et Saint-Étienne, la ville est pionnière dans ce dispositif qui vise à revitaliser des quartiers en déshérence. L’initiative reste rare, mais elle n’est pas isolée : ces ventes « à prix choc » ont été expérimentées dans des dizaines de communes italiennes, des Pouilles à la Sicile en passant par la Toscane, mais aussi à Liverpool dès 2013 avec le programme « Homes for a Pound ». En France, Roubaix – autre ville à la désindustrialisation douloureuse – a beaucoup fait parler d’elle en 2018 en proposant à l’euro symbolique, sous conditions, 17 maisons laissées vacantes depuis des années. « À l’époque, plusieurs médias ont évoqué l’initiative “inédite” de Roubaix. Mais ici, on faisait déjà ça depuis longtemps ! », relève Jean-Luc Degraix, adjoint délégué à l’urbanisme de Saint-Chamond. 

Une maison repartie pour cinq siècles

Le projet ligérien naît de l’ambition de réhabiliter la « colline » d’Ennemond, le cœur historique de la ville, dont le dynamisme n’a pas survécu à l’abandon des activités extractives, métallurgiques et textiles. Avec ses caractéristiques médiévales, ses ruelles en pente, pavées et étroites – il y a même une « rue des Étroits » –, ce quartier haut perché ne répond plus aux attentes de la population. « Il faut monter ses courses à pied », précise l’adjoint à l’urbanisme. Dans les années 2000, la « colline » vieillit et se paupérise, se vidant peu à peu de ses familles qui privilégient les pavillons des terrains constructibles de la périphérie. Alors avant que certains biens ne deviennent trop vétustes et ne soient voués à la démolition, la municipalité – sous l’impulsion du maire d’alors, Gérard Ducarre – décide de les « donner » ou presque. Les offres sont soumises au respect par les propriétaires d’un cahier des charges précis, adapté à chaque bien. Si l’ambition est patrimoniale, il s’agit aussi d’éviter l’effet d’aubaine qui pourrait attirer des investisseurs peu scrupuleux. « Il est nécessaire, pour les acquéreurs, de prendre conscience de l’ampleur et de la qualité exigée des travaux à venir », insiste l’architecte Amandine Besseas, gérante de l’agence Cristal A.B., qui a piloté et suivi la réhabilitation de l’immeuble des Benflis. Celle-ci devait respecter les caractéristiques architecturales du site, inscrit dans le périmètre d’un édifice du XVIe siècle classé monument historique, à savoir la toiture en tuiles ondulées, mais aussi la menuiserie bois, les ouvertures verticales à petits carreaux et la façade à la chaux. 

Au moment de l’acquisition, la petite construction, typique du quartier à flanc de colline, est en « très mauvais état », se remémore l’architecte. « 50 tonnes de gravats ont été évacuées du bâti. La maison a été mise à nu », confirme Farid Benflis. Une entreprise de maçonnerie locale est missionnée pour le gros œuvre, à hauteur de 50 000 euros. La charpente en bois est renforcée par des poutres métalliques ; les murs et la toiture sont isolés ; une vaste ouverture est réalisée à l’étage, dans un mur porteur, afin d’agrandir l’espace du salon ; les combles sont ouverts pour augmenter la hauteur sous plafond. Le reste – l’escalier en béton, les terrasses qui prolongent le salon, les carrelages, les faïences – est réalisé par Farid Benflis. « Je ne me suis pas mis la pression, j’ai travaillé selon mon goût, sans dénaturer la maison. J’ai tenu mon engagement, et ça a bien marché. La maison est repartie pour cinq siècles ! » 

L’affaire n’aurait pas été possible sans l’aide de l’Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat (Anah), qui a financé une partie des travaux, trop onéreux pour le budget du couple. « L’idée de ces opérations à un euro est de mobiliser le privé pour qu’il participe à la réhabilitation de maisons à l’abandon. La puissance publique ne peut pas tout, même si elle donne un bon coup de pouce », observe Jean-Luc Degraix. Au-delà de l’atout du prix d’achat, les propriétaires peuvent donc bénéficier de subventions nationales, mais aussi locales, telles que l’aide à la rénovation des façades mise en place par la mairie. 

La maison avant et après la rénovation

Nos centres-villes se meurent

Reste qu’en l’espace de vingt ans, onze maisons seulement ont été vendues à Saint-Chamond, une goutte d’eau à l’échelle de ses 35 000 habitants. « Mais ce dispositif s’inscrit dans un projet plus vaste de revalorisation du centre-ville qui passe par une OPAH-RU [Opération programmée d’amélioration de l’habitat – Renouvellement urbain, ndlr], et il a permis de donner un coup de boost au quartier », plaide l’adjoint à l’urbanisme. Le prix de l’immobilier, qui a augmenté, en atteste : les vieilles pierres de Saint-Ennemond se négocient autour de 1 000 ou 1 500 euros le mètre carré, « alors que le marché était inexistant auparavant : personne ne voulait y aller », assure l’adjoint. Cette remontée des prix n’est pas seulement positive, elle dénote aussi une attractivité qui bénéficie à l’ensemble de la collectivité, estime l’architecte-urbaniste Laetitia Comito-Bertrand, consultante pour le programme « Action cœur de ville - Réinventons nos cœurs de ville » du Plan urbanisme construction architecture (Puca). Au sein de cette agence interministérielle, elle se consacre à la lutte contre l’abandon des centres des petites et moyennes villes au profit des périphéries, un mécanisme qui dépasse largement le cas de Saint-Chamond. « En réintensifiant les usages dans les centres-villes, on renforce le maillage territorial des villes moyennes qui subissent l’effet métropole »,détaille Laetitia Comito-Bertrand. L’architecte pointe aussi l’argument écologique : réinvestir ces quartiers participe d’une ville moins carbonée. En construisant « la ville sur la ville », on limite l’étalement urbain, donc l’artificialisation des sols et les déplacements automobiles. « Mes enfants ont pu aller à l’école à pied. Aujourd’hui, à 16, 18 et 19 ans, ils se déplacent en bus », confirme Farid. 

« La redynamisation de cœur de ville dépend d’un faisceau de mesures, en matière de transport, de vie économique, qui permettent à une ville de reprendre vie », défend Laetitia Comito-Bertrand. À Saint-Ennemond, c’est là que le bât blesse. Personne n’est venu taper à la porte du local commercial de Farid, qu’il a mis en vente il y a quelques mois. « C’est beau, mais le quartier manque d’activité », regrette le père de famille, qui aurait aimé initier un marché nocturne. Pour l’heure, le seul signe d’activité commerciale des environs est un vieux panneau publicitaire chiné qui décore fièrement la maison des Benflis. « Le chat de Couramiaud », peut-on y lire, clin d’œil au nom des habitants de la ville, hérité d’une vieille superstition : au Moyen Âge, les chats portaient malheur, alors on leur courait après

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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