Militantisme loufoque

Frivolité tactique : la résistance déguisée

Masques loufoques, tambours, paillettes et accoutrements clownesques s’invitent parfois dans les actions militantes, comme lors de contre-sommets internationaux, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, ou encore lors d’occupations de mines de charbon organisées par Ende Gelände. Ce répertoire d’action, souvent nommé « frivolité tactique », ne se contente pas d’apporter de la joie aux moments de lutte, mais permet aussi de contourner les schémas traditionnels de la confrontation.

Frivolité tactique : derrière cet oxymore, une forme de lutte aux airs de carnaval où se déploient tambours, danses, plumetis et sequins, farandoles et dérisions. La frivolité tactique n’est pourtant ni une soupape de décompression festive et pacifiste au sein d’une manifestation bien rangée, ni un moment révolutionnaire. C’est un répertoire d’action directe, autonome, glissé dans l’interstice entre conformité totale et confrontation violente. Si l’on peut trouver les prémices de ces « frivolités » chez les luddites, ces ouvriers britanniques qui, au début du XIXe siècle, se déguisaient en femme et barbouillaient leur visage de peinture pour détruire les métiers à tisser destinés à les remplacer, c’est à l’orée du XXIe siècle que la méthode s’installe dans le paysage protestataire.

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En juillet 1996 à Londres, le groupe Reclaim the Streets a été l’une des premières organisations à faire la synthèse entre carnaval et révolution. Pendant qu’une dizaine de milliers de personnes se mettaient à danser en toute illégalité sur une autoroute londonienne, deux énormes mannequins vêtus de larges jupes la parcouraient de long en large. « Cachés sous les jupes et abrités par la musique, des gens creusaient la chaussée au marteau-piqueur et plantaient des pousses d’arbres. Au rythme syncopé de la musique techno, la chaussée fut provisoirement transformée en forêt », raconte John Jordan, l’un des cofondateurs du collectif londonien Reclaim the Streets

Agents du FBI contre Pink Bloc

Quelques années plus tard, ce répertoire d’action fait à nouveau ses preuves avec la constitution d’un « Pink & Silver Bloc »,lors d’une manifestation contre une réunion conjointe du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. Alors que le dispositif de sécurité empêche tout autre groupe de s’approcher de l’édifice, des éléments du Pink & Silver Bloc, grimés en fée, parviennent – en passant par des toits, des ruelles et des portes dérobées – à contourner les policiers en faction, provoquant ainsi l’interruption de la réunion et une évacuation d’urgence des participants. 

La frivolité tactique est parfois très efficace, tant et si bien qu’elle inquiète les autorités : en 2001, Tony Blair dénonce un « cirque itinérant d’anarchistes qui vont de sommet en sommet avec pour seul objectif de provoquer le plus de grabuge possible». Quelques mois plus tard, le FBI place « le Carnaval contre le Capital » sur la liste des groupes terroristes les plus recherchés. « Mais le Carnaval contre le Capital n’est pas une organisation. C’est une histoire gaie, une tarte dans la gueule, un travelo, un pas de samba. C’est une tactique, l’incarnation de l’esprit contemporain de résistance au capitalisme mondial. Et si le FBI a envie de noyauter ce mouvement, il va falloir qu’il habille ses agents en tutu »,leur répondent John Jordan et Jennifer Whitney. 

Si les tactiques frivoles inquiètent les gouvernants, c’est qu’elles les déroutent en plusieurs endroits. D’abord, la méthode, qui ne cherche pas la confrontation violente mais ne recule pas non plus, crée des brèches par la danse, les farces, et tout ce qui détourne l’attention, trouble les réactions policières. Ensuite, par ses pitreries et costumes caricaturaux, le procédé perturbe les stratégies de communication qui viseraient à criminaliser ou à invisibiliser les protestations, créant des images médiatiques qui attisent la sympathie du grand public ou suffisent au moins à intriguer. 

Tourner le pouvoir en dérision

Sans toujours se réclamer de la frivolité tactique, bon nombre de luttes actuelles en propagent les usages et y trouvent divers avantages. À Bure (Meuse), là où se projette la création d’un site d’enfouissement de déchets nucléaires, ce répertoire carnavalesque a eu une double utilité cruciale. Si à la suite d’une très violente répression judiciaire des militants, le mouvement s’essouffle, l’organisation d’un week-end festif non mixte par le collectif les Bombes Atomiques relance en 2019 les militants. Il rend possible la première manifestation non réprimée depuis des années, puisque les participantes déguisées parviennent à atteindre les grilles de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radio­actifs (Andra). 

Depuis, les carnavals antinucléaires y sont fréquents, et la création de « blocs roses » ou « blocs violets » lors d’actions continue à faire ses preuves pour détourner l’attention des forces de police et attirer celle des passants et du grand public. En marge du camp des Rayonnantes, à l’été 2021, des militants antinucléaires ont tenté de s’introduire dans un dépôt de l’Andra. La veille de l’action, sur le camp, s’était organisé un « atelier cagoule » : « Non seulement, c’était marrant, on a appris à se connaître en faisant un peu de couture et de coloriage, mais en plus ça nous a permis de protéger notre anonymat le jour J »,témoigne une participante.Un stratagème tout aussi plébiscité sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes où les masques d’animaux sont légion, autant pour échapper à la reconnaissance faciale que pour tourner le pouvoir en dérision. 

Retourner le stigmate d’un féminin vulnérable

Comme à Bure, celles et ceux qui font usage de la frivolité tactique l’associent souvent à une pensée féministe et queer. Les déguisements choisis retournent les stigmates de la féminité en les exagérant jusqu’au kitsch pour en faire un outil de puissance, opèrent un pas de côté face au virilisme et à l’éloge de la force physique qui demeurent légion dans les Black Blocs et, globalement, sur bon nombre de terrains de lutte. La visibilité de ces Pink Blocs peut se montrer utile pour contrebalancer l’image de certains mouvements. « C’était très important de monter un Pink Bloc pendant les manifestations des Gilets jaunes, de montrer qu’on était là en tant que queer et que nous aussi, nous étions concerné.e.s par les réformes sociales »,témoigne Cy Lecerf Maulpoix, avant de pointer les limites de la frivolité tactique.

Les déguisements opèrent un pas de côté face au virilisme et à l’éloge de la force physique qui demeurent légion dans les Black Blocs

D’une part, l’apparence inoffensive des Pink Blocs ne suffit pas toujours à échapper aux violences policières. À Ende Gelände, lors d’une action organisée parallèlement à la COP21, le bloc rose sera particulièrement réprimé, moins apte à courir et à se disperser que d’autres manifestants : « La couleur, les collants et les paillettes ne nous avaient pas protégés ; ils ne nous avaient pas empêchés d’être embarqués pour avoir osé nous attaquer à un emblème sacré du capitalisme énergétique », se souvient Cy Lecerf Maulpoix. D’autre part, il pointe les paradoxes de la visibilité et les limites de la frivolité tactique, passé l’effet de surprise : « Là où nous voulions faire irruption, nous sommes maintenant attendus. Nous sommes devenus consommables, ou pire, le clou d’un spectacle humoristique », déplore-t-il. 

Pour John Jordan, la question cruciale n’est pas tant de savoir dans quelle mesure ce genre d’action est efficace, mais de sentir « le désir irrésistible que suscite le carnaval comme tactique et stratégie de résistance. [...] Car si la résistance et la révolte ne sont pas marrantes, si elles ne sont pas le reflet du monde que nous voulons créer, nous ne faisons que reproduire les luttes qui nous ont précédés et qui repoussaient toujours à plus tard le plaisir, et aussi l’égalité entre les races ou entre les sexes, plus tard, “après la révolution” ». 

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