Analyse

Climat : la désobéissance civile peut elle changer la donne ?

Le 19 avril 2019, plus de 2000 personnes étaient réunies à la Défense pour la plus grande action de désobéissance civile jamais organisée en France. Non violent et illégal, le recours à ce mode d'action se multiplie, à mesure que la fronde des militants écologistes s'intensifie.

Action contre l’industrie du textile, décrochage des portraits d’Emmanuel Macron dans les mairies, plantation de fleurs dans l’espace public, retrait d’affiches publicitaires dans le métro... Depuis le mois de mars et l’arrivée en France du médiatique mouvement anglais Extinction Rebellion, l’Hexagone voit fleurir nombre d’actions non violentes de désobéissance civile.

Organisée le 19 avril 2019, “Bloquons la République des pollueurs”, plus grands rassemblement de désobéissance civile organisé dans le pays à ce jour, a réuni 2000 activistes à La Défense. Bloquant l’accès au siège de Total, à une artère du ministère de la transition énergétique, à la Société Générale et à EDF, les militants ont ouvertement dénoncé la politique fiscale d’Emmanuel Macron jugée trop favorable envers les entreprises les plus polluantes.

“L’illégalité me semble juste et légitime face à l’urgence”

Je ne suis pas contre la loi. Mais si le gouvernement ne légifère pas contre les entreprises polluantes, alors l’illégalité me semble juste et légitime face à l’urgence”, témoigne Alice*, agrippée aux portiques de l’entreprise Total. De cette manière, la jeune femme s’inscrit dans l’héritage de l’Américain Henry David Thoreau, père de la désobéissance civile, qui écrivait en 1849 : “À la différence de ceux qui se baptisent “anti-gouvernementaux”, je réclame, non une absence immédiate de gouvernement, mais immédiatement, un meilleur gouvernement.

Depuis la date du 19 avril dernier, d’autres actions ont eu lieu simultanément dans plusieurs villes de France et d’Europe afin d’alerter sur l’extinction massive des espèces, comme le 27 avril où des militants se sont réunis devant la cathédrale de Rouen, au Mucem à Marseille, dans un centre commercial Grenoblois ou encore sur la place Gendarmenmarkt à Berlin.


©instagram Extinction Rebellion France

Pour autant, ces actions préfigurent-elles un basculement dans les modalités de la lutte ? La désobéissance civile serait-elle en passe de sortir de la marginalité face à un pouvoir jugé inactif, sinon inféodé aux grandes entreprises ?

Un mode d’action venu d’ailleurs

Autrefois caricaturée et considérée comme l’apanage d’une frange d’extrémistes, la désobéissance civile semble attirer de plus en plus de citoyens prêts à franchir la barrière fixée par le droit. Tous réunis sous un même étendard : l’environnement. “On voit arriver dans nos rangs, des personnes prêtes à outrepasser la loi, prendre le risque de finir en garde à vue, voire d’aller en prison, alors qu’elles n’avaient jamais milité auparavant”, commente Clément Sénéchal, porte-parole de Greenpeace.

Historiquement, la France n’est pas un pays aussi fortement marqué par la désobéissance civile que peuvent l’être, par exemple, les États-Unis, secoués dans les années 1960 par les figures de Martin Luther King Jr. ou Rosa Parks, chefs de file du mouvement des droits civiques en faveur des personnes noires. L’Hexagone a toutefois déjà connu des épisodes de désobéissance civile, comme en 1971, avec les 343 “salopes” qui assument publiquement avoir avorté, ou la lutte contre le virus du sida menée par Act Up dans les années 1990.

En France, le répertoire d’action est très orienté vers la grève, la manifestation ou la pétition, détaille Samuel Hayat, historien, auteur de Quand la République était révolutionnaire (Seuil, 2014). On note que les “importations” de désobéissance civile en France sont le fait de mouvements minoritaires qui utilisent l’action directe non violente, principalement des antinucléaires et plus généralement des écologistes. La désobéissance civile se popularise dans le pays, à partir de 2003, au moment des mobilisations contre les OGM, orchestrées par les faucheurs volontaires et José Bové.

L'écologie, éprise de désobéissance civile

En ces temps de “collapsologie” et de mise en accusation de l’Etat pour inaction face au dérèglement climatique, rien de surprenant, selon l’historien, à voir réapparaître la désobéissance civile sur le devant de la scène. “Ce qui fait que l’on recourt à une action plutôt qu’à une autre, c’est certes pour l’effet que l’on recherche mais aussi parce qu’elle s’inscrit dans les traditions du mouvement dans lequel on se situe, analyse le politologue. Le mouvement écologiste, notamment sous l’influence des Verts allemands et des antinucléaires, s’est approprié la désobéissance civile.

Si l’on s’attache à regarder dans le rétroviseur, l’usage de la désobéissance civile a souvent permis de dénoncer une loi, un projet ou un dispositif. Comme pour les zadistes de Notre-Dame-des-Landes qui se sont opposés au projet d’aéroport, ou Nelson Mandela avec l'Apartheid en Afrique du Sud, Gandhi et la politique coloniale du Royaume-Uni en Inde.



Aujourd’hui, l’arrivée d’Extinction Rebellion (XR) change la donne. La désobéissance civile est en train de muer en une remise en cause globale du capitalisme. Le but est, cette fois, d’obtenir un levier d’action suffisant pour s’opposer au système.

L'émergence rapide d’Extinction Rebellion tient à son discours, qui ne repose pas uniquement sur le climat mais qui évoque aussi l’extinction de la biodiversité. XR remet en cause de manière plus générale l’ensemble de la civilisation thermo-industrielle dans laquelle nous vivons aujourd'hui”, explique Corinne Morel Darleux, conseillère régionale dans la Drôme et ancienne coordinatrice des Assises pour l’écosocialisme au Parti de gauche. Mais au-delà de ce discours, ce sont aussi les méthodes employées qui séduisent les activistes.

L'échec des corps intermédiaires

Pour le philosophe Manuel Cervera-Marzal, auteur de Les nouveaux désobéissants : citoyens ou hors la loi ? (Le bord de l’eau, 2016), le recours à la désobéissance civile s’inscrit souvent dans un contexte où les manifestations et les grèves sont délaissées par la population. “Le taux de syndicalisation, qui était de 40 % en 1945, est passé à 25 % en 1970, puis à 8 % aujourd'hui. Quand les moyens légaux comme les grèves, les pétitions et les manifestations s'essoufflent, se routinisent, les contestataires se tournent vers des modes d’action plus radicaux comme la désobéissance civile

Samuel Hayat va plus loin en estimant que c’est le pouvoir politique lui-même qui orchestre le désengagement forcé des corps intermédiaires du jeu politique. Le politologue évoque “une volonté acharnée” du gouvernement actuel de ne plus négocier avec aucune organisation, y compris les plus installées, poussant les citoyens à se tourner vers d’autres modalités d’action. Ainsi, la désobéissance civile apparaît pour beaucoup comme l’ultime recours face à cette paralysie du système représentatif.

L’inaction comme moteur

Sous un gouvernement qui emprisonne injustement, la place de l’homme juste est en prison”, écrivait Thoreau. Que ce soit pour les luttes contre le nucléaire, contre le réchauffement climatique ou, comme dans le passé, celles contre la ségrégation raciale, il existe des causes dont la gravité pousse les citoyens à se mettre hors-la-loi.

Le fait qu’aujourd’hui des mouvements écologistes jugent le moment suffisamment grave pour risquer des peines de prison, c’est le signe que la question écologique est prise très au sérieux par une partie de la population, estime Samuel Hayat. Cela, le gouvernement n’est pas décidé à le prendre réellement en considération.” Une inaction que dénoncent inlassablement les désobéissants.




Pour Manuel Cervera-Marzal, la désobéissance civile est nourrie par les gouvernements eux-mêmes. “Les dirigeants, depuis 30 ans, sont accusés au mieux d’inaction, au pire de complicité vis-à-vis des grands pollueurs. Les désobéissants réclament davantage de lois pour réguler l’action de ces entreprises. Mais plus encore, ils rappellent l’Etat à ses engagements, comme ceux pris lors de la COP21. Ils font savoir au pouvoir politique qu’il ne respecte pas la loi qu’il a lui même édictée. C’est pour cela que les désobéissants ne sont ni anarchistes, ni nihilistes.

Une réponse radicale

Au-delà de l’indignation face à l’inaction, la répression des militants et manifestants de la part pouvoir peut s’avérer un puissant moteur de désobéissance. Selon Samuel Hayat, le durcissement des politiques sécuritaires de ces dernières années n’a fait qu'entrainer une radicalisation des moyens de contestation.

“Depuis 2014, la France a pris un virage sécuritaire qui se traduit par toute une série de lois et de décisions politiques, comme l’interdiction de manifester lors de la loi travail en 2016, dénonce Manuel Cervera-Marzal. Des citoyens qui exercent leur droit fondamental à descendre dans la rue se retrouvent de facto désobéissants. De même, la loi interdisant la dissimulation du visage en manifestation, qui vient d’être adoptée par le Sénat, va rendre désobéissants des personnes qui portent un bonnet lors d’un rassemblement.”

Et face à cette radicalisation récente des moyens d’action, le pouvoir politique ne semble pas désireux d’apporter une réponse proportionnée. De fait, le droit français ne reconnaît pas de statut spécifique aux actions de désobéissance civile qui sont toujours considérées comme relevant du droit commun. Les désobéissants sont donc systématiquement poursuivis en justice, y compris pour des actions symboliques, comme récemment avec le décrochage de portraits d’Emmanuel Macron dans des mairies. “Nous sommes concrètement dans une situation où le gouvernement agit comme le ferait beaucoup de pouvoirs autoritaires”, regrette Samuel Hayat.

Le danger de la banalisation

Face à l’inertie des corps intermédiaires, à l’incapacité (ou le manque de volonté) du gouvernement à changer de politique, et à une répression qui se durcit, la désobéissance civile gagne donc en légitimité chez certains militants, préfigurant potentiellement une popularisation croissante. Au risque de voir ces actions se banaliser et de perdre leur capacité à frapper les esprits ?

“Tout ce qui se ritualise devient moins subversif, reconnaît Sandra Laugier, philosophe, auteur de Pourquoi désobéir en démocratie ? (avec Albert Ogien, La Découverte, 2010). Puisqu’il s’agit de désobéir, si cela devient habituel et sans risque, c’est moins important. Mais on est passé à de nouveaux modes de désobéissance civile, en l'occurrence avec le mouvement Extinction Rebelion. Leur tactique, c’est d’agir plus régulièrement et sur le long terme. On est dans une situation où tous les moyens sont bons, sans tomber dans la violence ou le terrorisme. Il y a une forme d’installation, qui ne veut pas non plus dire banalisation.”

Outre la banalisation, d’autres difficultés se profilent. A ce rythme, les militants parviendront-ils à maintenir une telle fréquence de mobilisation ? Par ailleurs, arriveront-ils à se faire entendre dans un contexte de multiplication des foyers de lutte, dont les très médiatisés “Actes” des gilets jaunes. Pourront-ils éventuellement converger avec ce mouvement qui met, malgré certains points d’accord comme le désir de justice sociale ou de renouveau démocratique, met essentiellement en avant des questions sociales plutôt qu’écologiques ?

* Le prénom a été changé

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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