L’usage du terme « maladaptation » date de la fin des années 1990 et s’impose véritablement en 2010. Si les exemples ne manquent pas, c’est autour des « mégabassines » que la lutte s’est cristallisée en France, depuis les manifestations d’ampleur à Sainte-Soline l’an dernier. Est-ce parce qu’on peut résumer en un mot leur inadéquation ?
Article issu de notre numéro 63 « +4°, ça va chauffer ! », en librairie et sur notre boutique.
J.L.G. Ce sont d’abord les scientifiques qui ont qualifié les bassines de maladaptation. Nous sommes assez contents de cette évolution linguistique. C’est une victoire, tout comme celle d’imposer le terme de « mégabassines » dans le débat public. Les organisations qui en font la promotion parlent de « réserves de substitution ». J’ai appris que ce terme était utilisé en anglais pour désigner les outils de substitution à la drogue. Nous ne l’avions jamais abordée sous cet angle, mais finalement, l’expression « réserve de substitution » est aussi juste si l’on considère qu’elle est là pour remplir les besoins d’une agriculture qui s’est rendue esclave d’un certain usage de l’eau.
J.R. D’ailleurs, certains chercheurs utilisent la notion de « fix hydrosocial » (en référence au fait d’injecter une drogue par voie intraveineuse, ndlr) pour parler des bassines…
Pourquoi sont-elles un cas emblématique en matière de maladaptation ?
J.L.G. Les mégabassines illustrent la maladaptation par excellence. Prenons l’exemple de l’étude réalisée en 2022 par le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), commanditée par la Coopérative de l’eau, favorable aux bassines. L’hydrogéologue indépendante Anne-Morwenn Pastier a mis en évidence que la question de l’évolution du climat n’avait pas été prise en compte dans l’étude. Dans le Grand Sud-Ouest, les fleuves perdent 10 % de leur débit tous les dix ans et les nappes phréatiques ne parviennent plus à se reconstituer d’une année à l’autre. Dans ce contexte, est-ce vraiment une solution technique, durable et soutenable politiquement que de faire venir de l’eau – déjà mise en réserve dans les nappes d’eau souterraines – dans des bassines géantes exposées à l’évaporation, la chaleur et la dégradation ?
J.R. Même il y a trente ans, les bassines n’étaient pas pertinentes. Sur le bassin du Clain dans la Vienne – où des projets de mégabassines sont en cours – cela fait trente ans que le bassin est en zone de répartition des eaux (un déséquilibre chronique entre besoin et disponibilité de la ressource, ndlr). Ce déficit chronique d’eau est dû notamment à l’explosion de la culture du maïs irrigué à la fin du XXe siècle.
J.L.G. On le sait encore peu, mais ces bassines favorisent aussi la prolifération d’algues du type cyanobactérie – une algue qui, pour vingt espèces d’entre elles, peut s’avérer mortelle car elle génère des cyanotoxines. Avec les bâches de couleur noire et les taux de nitrates qu’on retrouve dans les nappes alentour à cause de l’agriculture intensive, les bassines sont un véritable bouillon de culture !
Si l’on devait répartir les usages de l’eau, lesquels seraient prioritaires ?
J.L.G. Pour les usages prioritaires, nous demandons littéralement la stricte application de la loi-cadre sur l’eau : d’abord, l’eau potable pour la santé humaine, ensuite, l’eau pour les milieux naturels et le maintien de l’ensemble du vivant et, en dernier lieu, l’eau économique – dont l’eau agricole fait partie. Les mégabassines inversent complètement cette hiérarchie en prélevant l’eau l’hiver pour assurer l’usage économique agricole, sans penser aux difficultés que cela engendre par la suite pour préserver les autres usages. Et ce n’est pas le moindre des usages, les prélèvements agricoles représentent 50 % des prélèvements totaux sur le territoire, et l’irrigation du maïs au moins 40 % selon les départements.
Avant même les bassines, le maïs est peut-être le premier cas de maladaptation… Que proposez-vous comme alternatives pour l’agriculture dans la région ?
J.L.G. Le seul plan raisonnable aujourd’hui serait d’imaginer un territoire sans maïs. Pourquoi ne pas privilégier les cultures hivernales comme le blé d’hiver ? Car le maïs est une plante d’origine tropicale qui a ses pics de consommation d’eau en juillet et en août. Lors des canicules, sa croissance stagne. Puis, pour que les bassins versants soient à nouveau fonctionnels et résilients face au réchauffement climatique, il faudrait reconstituer le maillage de haies, être capable de protéger efficacement les captages d’eau potable à travers des espaces en libre évolution ou à travers des roselières1, des marais ou des forêts autour des captages, remettre de la matière organique dans les sols pour éviter le ruissellement, stopper l’assèchement des zones humides, reméandrer les rivières… C’est un travail de longue haleine, certes, mais qui est accessible à l’échelle d’une génération humaine.
Dans une enquête menée par les médias indépendants Off Investigation et Reporterre, on apprend qu’une part de la rémunération des préfets dépend de leur résultat, dont le démarrage de chantier de bassines peut faire partie. Aviez-vous conscience de cela en vous opposant à ces projets ?
J.R. Cela ne nous étonne pas vu l’ingérence des préfets qu’on observe depuis longtemps. Ils ont de plus en plus de pouvoir, tant dans le cadre des projets de territoire de gestion de l’eau (PTGE) que dans l’attribution de certains financements liés au plan eau, par exemple. Prime ou pas prime, dans la Vienne, le préfet passe en force pour voir des chantiers démarrer. Nous savons par exemple qu’il compte annoncer des démarrages de chantier dans quelques mois, avant même l’issue du PTGE et en contournant des recommandations de l’étude scientifique Hydrologie milieu usages climat (HMUC).
J.L.G. Si l’on s’en doutait, on était bien content de l’apprendre dans le journal Politico qui a révélé l’affaire. Mais on n’a pas non plus trouvé un tableau qui montre qu’il y a une prime de tant d’euros à la bassine construite. En revanche, nous savons que le préfet Emmanuel Aubry avait un objectif de démarrage de deux chantiers, avec à la clé une prime globale de plus de 3 000 euros. Donc, s’il faut regarder au cas par cas, cela explique certainement la manière dont les choses ont été menées depuis six ou sept ans dans les Deux-Sèvres où les préfets ont régulièrement montré qu’ils n’étaient plus les garants des lois et du cadre juridique.
Dans ce contexte, avez-vous réfléchi à ce que serait une juste gouvernance de l’eau ?
J.R. Il existe des assemblées locales pour échanger et s’approprier les connaissances sur l’état de l’eau dans son bassin et établir des priorités d’usages. Dans le sud-ouest de la France, des habitants créent par exemple une démarche d’appropriation de connaissances de leur bassin, pour ensuite proposer un projet de territoire de gestion de l’eau (PTGE) comme alternative au cadre réglementaire, car celui-ci est souvent géré de manière peu démocratique, en tout cas dans la Vienne.
« Les chantiers des bassines représentent, en moyenne, cinq millions d’euros de fabrication. Cela génère toute une économie dans laquelle un certain nombre de grands groupes avancent, masqués derrière des entreprises locales... »
Il se déroule plutôt à huis clos, avec une commission citoyenne où, pour l’instant, nous avons paradoxalement peu d’infos et avec un déséquilibre dans la représentativité : les acteurs de l’économie ont deux fois plus de sièges que les acteurs qui représentent les usages récréatifs, de l’eau potable ou des milieux. Le tout sous la houlette de la préfecture et du département, tous deux pro-bassines et pro-agriculture industrielle. Sur le bassin du Clain, ils font en sorte de contourner certaines mesures de l’étude scientifique HMUC – sur laquelle le PTGE est censé s’appuyer – qui proposent de réduire et d’encadrer les prélèvements en eau toute l’année, notamment pendant le remplissage des bassines.
Les bassines sont largement subventionnées par l’État. Selon la Confédération paysanne, le projet de mégabassines sur le bassin versant de la Sèvre niortaise et Mignon cumule 70 % de financements publics, soit 45 millions d’euros d’argent public sur les 52 millions d’investissements. À qui cela profite-t-il ?
J.L.G. Les chantiers des bassines représentent, en moyenne, cinq millions d’euros de fabrication. Cela génère toute une économie dans laquelle un certain nombre de grands groupes avancent, masqués derrière des entreprises locales. Mais derrière, ce sont bien des multinationales comme Vinci qui remportent les appels d’offres sur les marchés. Il y a aussi tout le business du plastique et du matériel d’irrigation qui représentent à eux seuls des millions d’euros.
J.R. Ce n’est donc pas pour les individus bénéficiaires que les bassines sont rentables, mais bien pour tout le système de l’agro-industrie et des coopératives. Et comme ce modèle d’agriculture de prélèvements excessifs profite à une infime partie d’agriculteurs, il n’est même pas viable d’un point de vue économique pour le territoire.
Avec votre mobilisation, les Français ont pris conscience des enjeux liés à la privatisation de la ressource en eau. Comment décrivez-vous l’évolution du mouvement de contestation ?
J.L.G. Le premier constat que l’on peut faire, c’est que ça vaut le coup de résister. Le fait d’avoir réussi à nous organiser dès l’enquête publique et de mener ensuite tout un tas d’actions sur le terrain a porté ses fruits : le projet initial de construire 19 bassines à des dimensions plus folles qu’aujourd’hui sur un battement de trois ans n’a pas abouti. C’était en 2017. Si le programme avait été appliqué à la lettre, cela fait quatre ans qu’il aurait dû être terminé. Pour le moment, une bassine a été construite et trois autres sont encore en chantier, sans assurance qu’elles voient le jour, car la résistance continue d’être active et elle s’agrandit.
La doctrine bougerait-elle enfin ?
J.L.G. Aujourd’hui, les bassines sont devenues tellement inacceptables pour les citoyens qu’elles font l’objet d’une sécurité extrême. Une fois le projet livré, trois rangs de grillages barbelés et des caméras de surveillance sortent de terre et il y a des roulements de force de l’ordre en permanence. Cela illustre une autre forme de maladaptation : ces mégabassines ne sont pas adaptées au contexte politique actuel, puisqu’elles font l’objet d’une résistance déterminée.
Plusieurs recours juridiques sont en cours pour annuler des projets de mégabassines dans la région. Avec déjà plusieurs victoires au compteur…
J.R. Le 3 octobre 2023, le tribunal administratif de Poitiers a annulé les autorisations de construction de bassines sur le territoire de l’Aume-Couture, en Charente, et sur le bassin du Clain au niveau de l’affluent la Pallu. Celles-ci auraient entraîné une augmentation des prélèvements pour l’irrigation. La notion de substitution n’aurait pas été respectée, car l’eau des mégabassines n’est pas soumise aux interdictions de prélever mises en place l’été.
J.L.G. Les collectifs Bassines Mon Merci sont informels. À ce titre, ils ne peuvent pas porter de recours. Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas en appui derrière, mais la plupart du temps, ce sont les associations de protection de la nature qui déposent ces recours auprès des tribunaux administratifs, comme la Ligue de protection des oiseaux (LPO) ou encore Nature Environnement 17.
Après les manifestations de Sainte-Soline du 25 mars 2023, des militants de BNM ont été condamnés pour « manifestations interdites ». À la sortie du tribunal correctionnel de Niort, vous avez affirmé : « Nous sommes une hydre, coupez une tête, il en repoussera dix. » Comment cela se traduit-il aujourd’hui ?
J.L.G. Sur les opérations de répression et de maintien de l’ordre dont nous avons fait l’objet à Sainte-Soline, nous avons fait des signalements auprès de la Cour européenne des droits de l’homme et lancé une démarche auprès de la Défenseure des droits. Nous allons aussi proposer aux citoyens qui le souhaitent de porter plainte contre Gérald Darmanin pour les mensonges qu’il a proférés en commission devant l’Assemblée nationale2. Après les multiples attaques dont nous avons fait l’objet, nous allons arrêter de subir, et nous donner les moyens juridiques pour que les bourreaux de Sainte-Soline soient punis. Ces gens ont pris des décisions criminelles ; des tirs non discriminés à 300 mètres de distance ont été portés sur tout public, dont des enfants… Il faudra qu’il y ait des dirigeants qui répondent de ces torts.
Si à travers cette répression – qu’elle soit sur les manifestations qu’elle transforme en champs de bataille ou devant les tribunaux – l’État espérait nous faire peur, c’est l’effet contraire qui se produit : plus la répression est forte, plus les gens se mobilisent.
1. Peuplement de roseaux en abondance.
2. Ces mensonges portent sur le profil des « casseurs » dans les manifestations, la BRAV-M, les munitions tirées à Sainte-Soline ou encore les secours empêchés sur place. Les déclarations du ministre de l’Intérieur ont été qualifiées d’« erronées » par le Conseil d’État.
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