Conquête spatiale

Base lunaire habitée : j'irai bosser sur la Lune ?

Illustration : Vinnie Neuberg

Plus de 50 ans après la mission Apollo 11, la Lune a de nouveau le vent en poupe. États-Unis, Inde, Chine, Russie : les programmes d’exploration se sont multipliés ces dernières années avec pour objectif de s’y installer. Tous les regards se tournent vers le pôle Sud où se concentreraient d’importantes ressources en eau. La conquête du « Far South » est lancée ! Découvertes scientifiques, nouvelles opportunités économiques ou volonté hégémonique, quels enjeux derrière le projet de base lunaire habitée ?

Plutôt modules gonflables, en briques de régolithe ou igloos semi-enterrés façon maison de Hobbit ? À quoi ressemblera la future base lunaire, point d’orgue de l’ambitieux programme spatial Artemis lancé en 2017 par les États-Unis ? Plus de cinquante ans après la mission Apollo 11, les Américains retournent sur la Lune. Et cette fois, il s’agit d’y rester. L’objectif affiché de la Nasa est d’établir une présence pérenne des humains sur notre satellite afin d’apprendre à vivre dans un environnement spatial et d’y développer des technologies en vue de l’étape suivante : l’exploration de Mars. C’est aussi la promesse lancée au secteur privé de nouvelles opportunités économiques intergalactiques. Pour cela, les États-Unis ne lésinent pas sur les moyens. Artémis aura coûté 93 milliards de dollars d’ici 2025 d’après les estimations de la Nasa.

Article issu de notre numéro 60 « La tragédie de la propriété », en kiosque, librairie et sur notre boutique.


Si un premier camp de base sommaire promet d’être déployé dès 2030, l’entreprise de construction texane Icon est déjà à pied d’œuvre pour concevoir une station 100 % autonome capable d’accueillir des astronautes pour des missions de plusieurs mois. Un contrat à 57 millions de dollars pour la phase de développement. Spécialiste de l’impression 3D, Icon prévoit d’utiliser le régolithe, couche de poussière et de débris de roche qui recouvre la surface de Lune, comme matériau de base, additionné à des composés chimiques qui durciront sous l’effet des rayonnements ultraviolets. Un peu comme un composite chez le dentiste. Les premières modélisations présentent un ensemble de bâtiments en forme de moules à kouglof de tailles variées, ainsi qu’une vaste serre géodésique.

Start-up de l’espace

À l’ère du New Space, Artemis surfe sur le fantasme d’entreprenariat spatial. Il est donc permis d’imaginer la future base équipée de salles de réu et de labos de prototypage. Une sorte de fablab adossé à un camp d’entraînement où se côtoieraient startupers, scientifiques et astronautes en partance pour la planète rouge.

L’approvisionnement en électricité serait fourni par un champ de panneaux solaires, bien que les plus visionnaires imaginent d’ores et déjà y mettre au point la fusion nucléaire grâce à la présence d’Hélium-3. L’eau serait captée dans les gisements de glace du pôle Sud ou extraite du régolithe. Et qui dit eau, dit oxygène : une station de production d’oxygène par électrolyse de l’eau assurerait les besoins de la future base. Sans oublier la couverture réseau 4G, déployée dès cette année par Nokia qui a signé un contrat à 14 millions de dollars avec la Nasa. Tout y est, ou presque !

Interrogé par la revue Futura, le géologue Charles Frankel nuance l’optimisme du lobby lunaire quant à la possibilité d’exploiter ces ressources : « Certaines données semblent indiquer la présence de cristaux de glace d’eau près des pôles, mais comment est-elle répartie ? Si elle est mélangée à de la roche sous forme de givre et qu’il faut ratisser des tonnes de sol lunaire, vous imaginez le déploiement de bulldozers et d’usines de traitement nécessaires pour la récolter ? Imaginer qu’une telle activité soit rentable à grande échelle relève de la science-fiction, et c’est pareil pour d’éventuelles ressources minérales. »

Avant même de se frotter au défi technologique que représente la construction d’une station autonome dans un environnement dépourvu d’atmosphère, irradié en permanence par les rayons cosmiques, où les températures oscillent entre - 250 °C et + 120 °C, Artemis devra en relever d’autres. À commencer par le transport des astronautes et du matériel sur la Lune, prévu dès 2025. Imaginez un peu : jour J, le vaisseau Starship de SpaceX décolle de Boca Chica, au Texas. Une fois placé en orbite terrestre, il est ravitaillé en carburant par une dizaine de vaisseaux « tankers » propulsés par des fusées réutilisables (inédit), avant de filer vers la Lune. Au même moment, le vaisseau Orion conçu par l’Agence spatiale européenne embarque quatre astronautes, parcourt 380 000 kilomètres pour rejoindre Starship en orbite lunaire.

Selon un protocole encore inconnu, deux astronautes s’y transfèrent, atterrissent sur la Lune à la verticale avec un vaisseau sept fois plus gros que le module Apollo, lâchent une punchline qui marquera à nouveau l’Histoire au moment d’y poser le pied et collectent des échantillons. Six jours plus tard, redécollage, re-transfert. Les équipiers attachent leur ceinture tandis qu’Orion est larguée dans l’atmosphère à 40 000 kilomètres heure avant d’amerrir dans le Pacifique. À moins de deux ans de son lancement officiel, la mission baptisée « Artemis III » reste une équation à multiples inconnues. Seule la mise en orbite et l’amerrissage d’Orion sont maîtrisés. Le lancement test du Starship en avril dernier s’est soldé par un échec, la fusée ayant explosé en vol quelques minutes après son décollage. En septembre, l’Administration fédérale de l’aviation (FAA) a rejeté la demande de SpaceX pour une nouvelle tentative.

Épouvantail chinois

Pourtant, le calendrier reste inchangé. « 2025 », martèle la Nasa. Si le temps presse, c’est que « les États-Unis sont engagés dans une course à l’espace avec la Chine », d’après Bill Nelson, le patron de l’agence spatiale américaine. Interviewé par Politico en janvier 2023, il prévient : « Veillons à ce qu’ils n’arrivent pas sur la Lune sous couvert de recherche scientifique. Il n’est pas impossible qu’ils disent alors : “Dehors, ici, c’est notre territoire”. » Tombé en relative désuétude à la fin de la guerre froide, l’intérêt pour la Lune a de nouveau le vent en poupe avec la multiplication des programmes américains, indiens, russes, japonais ou chinois. Après être devenue la première nation à envoyer un engin sur la face cachée de la Lune, l’Agence spatiale nationale chinoise (CNSA) s’impose comme un concurrent sérieux et rêve elle aussi d’une base lunaire. Plus modeste qu’Artemis, son projet de Station de recherche lunaire internationale (ILRS) avec la Russie envisage des missions régulières et un camp de base à l’horizon 2035.

D’un côté, le géant américain Artemis et ses vingt pays partenaires dont le Canada, la France, l’Arabie saoudite ou le Mexique. De l’autre, le programme sino-russe rejoint par le Pakistan, le Venezuela ou encore l’Afrique du Sud. Tout ce petit monde vise précisément le même site, une zone géographique grande comme l’Île-de-France : le cratère de Shackleton au pôle sud de la Lune présente un ensoleillement idéal et de potentielles ressources en eau à proximité. De quoi déclencher une nouvelle « guerre des étoiles » ? Pour le sociologue Arnaud Saint-Martin, auteur d’un ouvrage à paraître aux éditions La Fabrique sur les politiques de conquête spatiale : « Les même logiques d’affirmation hégémonique perdurent, mais la nouveauté c’est le détricotage du Traité de 1967 qui empêchait l’accaparement des corps célestes. Avec les accords Artemis, les États-Unis ouvrent la voie à la privatisation de l’espace. C’est véritablement “premier arrivé premier servi” dans l’esprit Far West. Les accords prévoient même la création d’une “safety zone” autour de la future base. Sera-t-elle gardée par des astro-­militaires ? » Irénée Régnauld, son co-auteur, rappelle que les Américains soutiennent assez peu les politiques spatiales, perçues comme coûteuses.

Des arguments comme la rivalité avec la Chine ou la recherche scientifique peuvent donc être mobilisés a posteriori à l’attention de l’opinion publique. « Ultimement, les programmes spatiaux sont motivés par des logiques internes avec des enjeux très locaux. Le secteur de l’industrie astronautique représente des centaines de milliers d’emplois aux États-Unis, et les sénateurs sont très vigilants au moment de signer les budgets que tel moteur ou telle pièce soit produit dans leur État. » En attendant la Lune, il y a de l’argent à se faire sur Terre.

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