Nous n'irons pas sur Mars - 49

Mars, vieille lune de l'astrocapitalisme

Éclipse de Lune - Napa, Californie
Éclipse de Lune - Napa, Californie Photo by @bryangoffphoto on Unsplash

La colonisation de Mars a tout d’une bulle spéculative : des scientifiques fantasques produisent à la chaîne des scénarios et des études de faisabilité, tandis qu’États, lobbies et boîtes privées se chargent de déverser leurs capitaux pour donner corps à ces fausses promesses. Les armes du capitalisme se fondent à la perfection dans cet imaginaire : comme toujours, il s’agit de naturaliser la conquête, l’expansion et la croissance.

Les grottes souterraines habitables, protégeant des radiations cosmiques et des températures glaciales : cette vision, proposée par l’équipe de la spéléologue Penelope J. Boston au début des années 2000, tranche avec l’imagerie classique, faite de bases futuristes en surface prenant la forme de dômes ou de bulles. Baptisé « Caves of Mars », le programme vient grossir l’épais catalogue de la Nasa – toujours à l’affût de nouveaux scripts ébouriffants en la matière – qui a décidé de le sponsoriser. Un scénario de colonisation de Mars de plus, à mettre en œuvre plus tard lorsque convergeront budget et volonté politique. En attendant d’envoyer leurs astronautes-hommes-des-cavernes, les scientifiques du projet rongent leur frein en réalisant des simulations avec des souris et en s’aventurant dans les grottes des déserts de l’Ouest américain. 

Persistantes, les spéculations martiennes poursuivent leur œuvre. Sur le papier et à partir des moissons de données acquises par les sondes et les rovers sur la surface de la Planète rouge, ce serait la panacée. Des ressources seraient disponibles à profusion pour préparer l’implantation humaine dans un avenir proche. La technologie pour les extraire n’est presque plus à inventer. L’utilisation in situ de ces matières premières – dont de l’eau sous forme de glace sous la surface ou divers minerais de premier intérêt marchand – doit permettre de mettre en place les infrastructures nécessaires à la survie et, à terme, à la vie tout court. Les séquences d’installation des colonies martiennes s’enclencheraient avec l’arrivée de masses d’astronautes rêvant d’un « Nouveau Monde ». Ces lubies d’ingénieurs et d’architectes de systèmes clos sur eux-mêmes résistent à toute objection parce que le principe de réalité leur est étranger. L’industrie minière, l’agriculture martienne ou, ultimement, la terraformation constitueraient autant de chantiers dantesques mais faisables. Quand on le veut, on peut.

Sérieux  et ludique

De ce point de vue, tout est possible en théorie : coloniser Mars est un loisir tour à tour sérieux et ludique. Un imaginaire constamment réactivé dans d’innombrables fictions littéraires depuis la fin du XIXe siècle . Les plaidoyers de Wernher von Braun dans The Mars Project (1953 [1952 pour l’édition allemande]), portés à l’écran par Walt Disney dans les années 1950, ont aidé à vendre la course à la Lune, autant que les romans et films de science-fiction spatiale . L’opinion publique était alors à construire, à séduire. Ces grands récits héroïques et radicalement dépaysants dépeignent un fantasme d’aventure à la Lewis et Clark visant l’hégémonie culturelle sur Terre. Cet hypothétique foyer de peuplement sur Mars rappelle la conquête de l’Ouest et, avant elle, d’une Amérique imaginée – la mythification d’une wilderness vierge de toute civilisation. 

Créer de l’entre-soi et du divertissement n’a jamais été aussi parfaitement résumé que dans l’expérience de téléréalité néerlandaise Mars One, qui – avant de mettre la clé sous la porte en 2019 – a banalisé le concept d’une sélection des colons les plus aptes parmi les 200 000 candidats pour un aller simple vers Mars. L’intersection du spectacle, du kitsch et de la nostalgie de l’âge d’or de la course à l’espace des sixties dans ce projet de colonie de vacances martienne n’est pas une nouveauté. Jean Baudrillard en avait déjà fait l’analyse à partir du projet « Biosphère II », base expérimentale nichée dans le désert de l’Arizona, dont l’échec retentissant au début des années 1990 (lire p. 47) n’a pas suffi à mettre un terme à toutes ces extravagances. Des simulacres de bases martiennes et des simulations de survie loin de la Terre, les agences et les associations pro-colonisation en ont réalisés beaucoup. La perspective d’enfermer des gens dans des bulles, parfois pour plus de 500 jours, est déconcertante pour quiconque n’en saisit pas l’intérêt. C’est la croyance enfermée dans sa bulle pressurisée : un jeu du « faire comme si », comme dans les cours de récré. Ces fictions n’en font pas moins « rêver » les grands enfants d’Apollo et ses suites : ainsi les plans de villes martiennes pullulent, toutes plus « réalistes » les unes que les autres, et des mécènes sont assez conquis pour les bâtir sur Terre en guise d’avant-poste publicitaire et de soft power. C’est une aubaine pour les cabinets d’architecture les plus cotés et les bétonneurs du BTP, qui peuvent par exemple compter sur les mannes de pétromonarchies du Golfe comme Dubaï pour donner corps à leurs chimères.

Une mission  crash test  en 2037

Car Mars est une affaire de gros sous. À Washington, d’abord, mais aussi dans les nombreuses associations professionnelles et les lobbies,qui cherchent à faire pression sur les décideurs pour emporter adhésion et crédits. Parmi celles-ci, la Mars Society, où la spéléologue Penelope J. Boston et d’autres font valoir leurs plans. Cette association a été fondée en 1998 au moment où la cause de Mars perdait de sa superbe. L’ingénieur Robert Zubrin, son leader, n’a jamais cessé de défendre la perspective d’une mission directe vers Mars depuis les années 1980. Ce plan, résumé dans The Case for Mars (Simon & Schuster, 1996), est en rupture avec la « Vision for Space Exploration » annoncée par l’administration Bush Jr. en 2004. L’agence prévoit d’abord un crochet par la Lune – pour l’entraînement – d’ici 2020 et une première mission habitée crash test à l’horizon 2037. Autant dire que, pour les zélotes de la vie martienne, c’est une désillusion, et l’abandon de ce giga-programme par l’administration Obama en 2010 – du fait de son coût faramineux et des retards cumulés – en a frustré plus d’un dans la communauté spatiale américaine. 

La Nasa n’a pas abdiqué pour autant. Il faut dire que son mandat d’agence en charge de l’exploration de l’espace est en jeu. En guise d’argument d’autorité culturelle, ses responsables et soutiens politiques soulignent rituellement les retombées symboliques qu’ont constituées les premiers pas de Neil Armstrong sur la Lune en 1969, ainsi que les nombreux succès des missions robotiques à travers le Système solaire. S’il a fallu faire profil bas notamment après l’accident de la navette Columbiaen 2003, l’agence n’a pas abandonné sa destination manifeste. Elle a commandé quantité d’études de faisabilité, de rapports techniques sur tel ou tel aspect de la colonisation martienne et des plans d’occupation à plus ou moins long terme.

Mars ou crève

Dans l’esprit colonisé des fabricants d’utopies martiennes, la projection d’une nouvelle frontière dans l’espace reconduit les valeurs du capitalisme industriel couplé à la libre entreprise. Dans les années 1970, la conscience grandit autour des enjeux environnementaux et des limites matérielles de la croissance. L’espace offrirait une voie de sortie des plus salutaires. Les ressources infinies de l’espace, contenues dans les astéroïdes ou sous la surface de la Lune ou de Mars, annonceraient une nouvelle ruée vers l’or. C’est un cycle d’accumulation du capital sans précédent qui s’amorcerait ainsi, par un accroissement géographique dans l’espace extra-­atmosphérique . Il promet une croissance exponentielle, illimitée, et résoudrait à jamais les contradictions du capitalisme sublunaire. 

Le thème de « l’industrialisation de l’espace » suscite l’engouement parmi les ingénieurs spatiaux durant les années 1980, qui prophétisent la création des premières bases dès le tournant du millénaire. Cette promesse millénariste soude les agents et courtiers de l’« astrocapitalisme » dans l’ambiance soi-disant post-historique de la fin de la guerre froide dans les années 1990. Cette vision-là finit par écraser toutes les autres, vulgarise la marchandisation, la financiarisation et, avec l’essor du capital-risque spatial, l’économie des promesses de l’espace. Certes, la doxa mercantile a toujours eu partie liée avec l’histoire spatiale, mais elle se trouve banalisée depuis la libéralisation et la privatisation des applications spatiales. 

C’est dans cette brèche que les entrepreneurs de la privatisation de la conquête spatiale se sont engouffrés au tournant du millénaire. Exit la bureaucratie technicienne de la Nasa et le panier de crabes politicien de Washington : Elon Musk et la foule de ses fans – dont Robert Zubrin – veulent accélérer la cadence pour faire de l’humanité une « espèce multiplanétaire ». C’est tout l’enthousiasme « martiste » qui se retrouve ainsi canalisé dans cette épopée grandiose. Les multimilliardaires du New Space ne sont pas toujours les plus diserts concernant leurs plans, et c’est justement pourquoi, contre toute attente, la mayonnaise prend. Aller sur Mars une bonne fois pour toutes et bien avant 2030 ? « C’est fun », répète à l’envi Elon Musk depuis la base de SpaceX installée au Texas. « C’est cool », surenchérit Jeff Bezos, récemment élevé au rang d’astrotouriste. La frontière de l’espace est la seule voie possible pour l’humanité, « notre futur », entonne quant à lui le tonitruant Robert Zubrin, avec la même énergie communicative depuis des années. Ce recyclage de l’évidence pro-space ne se discute pas : Mars ou crève. 

L’expression « New Space » est la synthèse enthousiaste de cette nouvelle vulgate, et la colonisation de Mars en est un tropisme destinal. Le futur cosmique appartient aux plus audacieux, et peu importe si les plans des astrocapitalistes sont des resucées de vieilles lunes. Comme les investissements affluent, le monde des affaires spatiales se prend à rêver. Les pouvoirs publics les y encouragent par des initiatives business friendly. L’administration Obama a ainsi promulgué en 2015 un « Space Act » ouvrant la voie à une privatisation des ressources de l’espace. Le désir d’évasion cosmique a également séduit le gouvernement du Luxembourg. Sa loi autorisant depuis 2017 l’exploitation et l’utilisation des ressources de l’espace, en particulier les astéroïdes, est en contradiction flagrante avec les fondamentaux du Traité de l’espace (1967), mais les perspectives de croissance économique sont tellement alléchantes que les argentiers du Grand-Duché ont jugé bon de transgresser les règles. Les ambianceurs du « New Space »ont saisi l’aubaine – une enveloppe de 200 millions d’euros pour le programme « SpaceResources.lu ». Des start-up se sont installées et ont bénéficié de subventions. S’offrir un tel luxe n’est pas sans risques cependant, car les débouchés ne sont pas pour demain. Si bien que l’État s’est finalement désengagé en 2018 de Planetary Resources, l’une des start-upde space mining dans laquelle il avait investi deux ans plus tôt (une première mission de forage d’astéroïde était prévue en 2020…). 12 millions d’euros ont été cramés dans l’opération.

Devenir  caverneux

Ces aléas de la spéculation astrocapitaliste d’État n’ont pas fait déchanter les enthousiastes de la cause, bien au contraire. Les incantations martistes d’Elon Musk ne font plus sourire, elles inspirent. Les business models les plus intenables servent de repère. En France aussi, on craque pour Mars. Les fonctionnaires-entrepreneurs de la « start-up nation » se dépensent pour donner à croire que l’Hexagone est dans le coup. Ainsi une étude de Bpifrance a-t-elle été engagée en 2019, concluant à l’existence d’« opportunités business liées à la conquête spatiale ». Mars en est la cible plus si lointaine, et la tech tricolore imagine déjà un avenir radieux en 2040 – la Station F copiée-collée sur la Planète rouge. Comme les subventions pleuvent, des start-upemboîtent le pas et se démènent pour réaliser cette vision entrepreneuriale d’État, en surfant sur la vague, à l’image de ce projet de « village autosuffisant » pitché par la start-up Interstellar Lab sur les scènes de l’événementiel technologique globalisé à grand renfort de visuels futuristes et de bandes-son au lyrisme immersif de Hans Zimmer . 

Les arguments scientifiques et techniques contre ces lubies ne manquent pas (une bonne récapitulation à lire : Nous ne vivrons pas sur Mars, ni ailleurs, Sylvia Ekström et Javier G. Nombela, Favre, 2020), mais n’ont aucune espèce de prise. Les oracles sur la colonisation humaine de Mars sont inarrêtables. Ils procèdent par essentialisation de la pulsion d’exploration (c’est dans la nature humaine) et analogie historique éternisant une fin cosmique de l’humanité. Les grandes bureaucraties et industries du spatial n’ont d’autre option que continuer dans cette direction, car c’en est le telos fondateur. Rompre avec reviendrait à se renier. La fuite ne peut donc être qu’en avant vers Mars. 

Pour autant, si l’évidence de la cause étreint les communautés déjà conquises, ces projets démiurgiques sont néanmoins hors de portée, et le resteront pour longtemps. L’enchan­tement astrocapitaliste et l’optimisme technologique sont toujours plus difficiles à justifier à l’heure de l’urgence écologique. Dans le collimateur des militant·es du climat, l’« escapisme » martien est une grande diversion, le râle de sociétés capitalistes dos au mur. C’est peut-être aussi la réalisation d’un fantasme glauque, exprimant le fatalisme des fervent·es de la colonisation de l’espace : s’aventurer en réalité virtuelle sur une planète morte et inhospitalière, c’est d’ores et déjà s’habituer à vivre sur une Terre saccagée dans un avenir autrement plus proche. C’est dessiner un devenir caverneux sur une planète mourante.

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