Les trois brigands du New Space

Jeff Bezos, le vicieux

Illustration : Yime

Elon Musk, Jeff Bezos, Richard Branson : trois milliardaires adeptes de la transgression, libertariens et mégalos. Surtout, trois larrons difficiles à suivre, comme la courbe de leur indécente fortune, si vertigineuse et incompréhensible qu’il fallait bien un jour qu’ils s’inventent une bonne raison aux yeux du monde pour continuer à en jouir. Ainsi nous vendent-ils la « conquête spatiale » comme une vaste et excitante mission, mais aussi comme la planche de salut du genre humain.

D’abord Jeff, laisse-nous te dire un truc qui va te surprendre : on est d’accord. Comme toi, nous pensons que la Terre ne peut pas supporter une croissance infinie – c’est net comme une figure de théorème. Malheu­reusement, l’entente s’arrête là. Parce que toi, tu es convaincu que « la stase et le rationnement » sont une calamité pour l’humanité. Ce que tu ne dis pas, c’est qu’un monde qui aurait basculé dans un état stationnaire, voire décroissant, menacerait moins l’avenir de l’homme que ton portefeuille d’actions Amazon, compagnie de commerce en ligne que tu as fondée en 1994, et qui a fait du consumérisme débridé sa raison d’être. Pour maintenir la « croissance et le dynamisme » à flot, tu veux donc, toi aussi, explorer le cosmos, exploiter ses « ressources illimitées », y déporter nos industries polluantes, fonder de luxueuses colonies spatiales à l’architecture éthérée. Tu cajoles ce viatique, « seul moyen », selon tes mots, de donner un débouché cool à ta fortune, estimée aujourd’hui à 200 milliards de dollars. « T’as dû en écraser des choses pour être si gros que ça… au milieu de la vie » : cette réplique tirée du Prélude de Pan (1930) de Jean Giono semble avoir été cousue pour toi, Jeff.

Alors que tu faisais cet aveu douteux (celui de ne pas savoir quoi faire de ton fric), tu trouvais au même moment le moyen de t’élever contre une minuscule taxe sur les grosses sociétés mise en place par la ville de Seattle pour financer un programme d’hébergement de sans-abri. Mais attends qu’on déroule un peu tes autres états de service. Sous couvert de chérir le consommateur, de « casser les prix », tu oppresses tous tes fournisseurs. Pour un emploi créé chez Amazon, 2,2 emplois détruits dans le commerce de proximité. Tes salariés, les pickers, courent de rayon en rayon dans de sinistres entrepôts, parfois 20 kilomètres par jour, sont obligés de pisser dans des bouteilles en plastique pour suivre le flot d’injonctions vocales préenregistrées, réduits à un simple rouage de la machine. À terme, l’objectif est d’ailleurs de se passer d’humains – les robots, eux au moins, ne se syndiquent pas. Comment veux-tu qu’on te croit, Jeff, quand tu nous parles de sauver l’humanité, lorsque tu t’avères incapable de reconnaître celle de travailleurs qui bossent chez toi ? Allez, avoue : il n’a jamais été question d’embarquer tout le genre humain dans tes délires spatiaux lorsque la planète aura été fumée pour de bon. Tout au plus les quelques millionnaires qui pourront se payer le billet aller. C’est d’ailleurs pour les faire saliver que tu investis massivement dans le tourisme spatial. T’es un sacré vicelard, Jeff. Sûrement pas un hasard si tu as la tête des méchants dans les films.

Sa vie, son œuvre 

12 janvier 1964 : naissance à Albuquerque (États-Unis).

5 juillet 1994 : création d’Amazon.

8 septembre 2000 : création de Blue Origin,
entreprise spécialisée dans les voyages spatiaux.

5 juillet 2021 : Jeff Bezos quitte son poste de PDG d’Amazon.

20 juillet 2021 : Blue Origin réalise son premier vol suborbital lors de la mission NS-16. Jeff Bezos et trois autres membres d’équipage y prennent part. 

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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