Sons et biodiversité

À l'écoute du monde qui disparaît

Philippe Barbeau et Martine Todisco
Philippe Barbeau et Martine Todisco Photos : Cha Gonzalez

Ingénieurs du son, spécialistes du cinéma animalier, Philippe Barbeau et Martine Todisco ont passé leur vie à écouter et classer les bruits du monde sauvage, pour des films à succès comme Microcosmos (1996) ou Le Peuple migrateur (2001). Désormais à la retraite, ils n’ont pas perdu pour autant leur acuité à déchiffrer l’environnement grâce à leurs oreilles ultrasensibles, qui sont de nos jours les témoins désemparés d’un monde à la fois moins peuplé et plus bruyant que jamais.

Quel bruit fait-elle, votre enfance ? Celle de Philippe Barbeau sonne comme un murmure entêtant, reconnaissable entre mille : le chant du coucou. Pas n’importe lequel, « seulement quand les notes se réverbèrent et résonnent dans les futaies ». Chaque printemps, c’est la même chose : l’oiseau chante dans son coin du Loir-et-Cher, et il se revoit en culotte courte dans la forêt de Rambouillet, soixante ans plus tôt, à pique-niquer avec les parents.Une paire d’oreilles hypersensibles, qu’il a en commun avec sa compagne, Martine Todisco. Tous deux ont fait carrière dans le cinéma comme ingénieurs du son. Exclusivement spécialisés dans le documentaire animalier. Un métier de niche ? Eux sont des stars de la discipline – des pionniers, même –, césarisés en 1997 pour l’emblé­matique Microcosmos. Le Peuple de l’herbe

Article issu de notre numéro 52 « La joie malgré les défaites », sur notre boutique


Leur fiche de poste n’est pas bien claire ; bavarder avec Philippe et Martine, c’est accepter de pénétrer dans une dimension professionnelle parallèle : « Travailler sur la parade du grand albatros des îles Crozet, je vous promets que ce n’est pas évident ! » Plus savoureux encore : « Nous avons une collection de pets de gorilles tout à fait exceptionnelle ! » Quarante ans durant, ils ont parcouru le monde sauvage pour enregistrer son murmure. Bardés de micros et allongés dans les prairies alpines, planqués dans les forêts de Madagascar, dans les herbes folles de la Creuse... jusqu’à la savane africaine – du pôle Nord au pôle Sud, littéralement. 

« Réfractaire à tout enseignement »

Le couple reçoit dans une belle bâtisse truffée de dizaines de nichoirs à oiseaux et qui, en plein cœur de la Sologne, côtoie des voisins aux noms particulés : grands patrons, richissimes châtelains et même quelques oligarques russes. Cela les fait marrer. Leur parcours à eux croise plutôt celui d’une génération de chevelus en tout genre, pacifistes et proches de la nature. Ceux qui ont osé engager la bataille pour la préservation de la biodiversité à une époque où à peu près tout le monde s’en foutait éperdument. 

Leur engagement commun prend forme dans le bouillonnant creuset du début des années 1970. En région parisienne, d’où ils sont originaires, Philippe et Martine gravitent autour du Muséum national d’histoire naturelle, carrefour stratégique dans l’émergence de cette contre-culture écolo en France. Elle mène des études en sciences de la vie dans la fac voisine de Jussieu, tandis que lui, « réfractaire à tout enseignement », se passionne pour l’ornithologie et chemine avec la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO). Il est tombé dedans à 13 ans, quand ses grands-parents lui ont offert un enregistreur et qu’il s’est mis en tête d’attraper dans son micro le chant de tous les volatiles qu’il croisait sur son chemin, jusqu’à entasser des bandes magnétiques par kilos sans jamais rien en faire. 

Les deux tombent amoureux alors que tout s’agite autour d’eux : structuration du monde associatif avec la Fédération française des sociétés de protection de la nature (FFSPN) – qui deviendra France Nature environnement (FNE) –, publication de livres coups-de-poing (comme Avant que nature meure,de Jean Dorst, publié en 1965 aux éditions Delachaux et Niestlé) et parution de magazines engagés (comme La Gueule ouverte. Le journal qui annonce la fin du monde, fondé en 1972). Sans oublier les luttes, comme celle du Larzac, et la candidature à la présidentielle de 1974 de René Dumont, qui, avec ses 1,32%, établit le premier score d’un écolo dans l’histoire de la Ve République. « On a baigné dans ce milieu-là. Il y avait un enthousiasme fou, même si nous étions archiminoritaires », se souvient Philippe Barbeau. 

Toujours un enregistreur avec soi

Le son, les sciences de la vie, le militantisme : le jeune couple réalise un premier projet commun sous le nom de « Paysages sonores », une création soutenue par le Muséum, qui vise à « l’éveil de la sensibilité auditive des jeunes enfants au moyen de sons naturels ». Les bandes de Philippe servent enfin à quelque chose. Martine s’y met aussi, et les deux se forment sur le tas, récupèrent du matériel à droite à gauche. Petit à petit, germe cette névrose étrange et poétique de collectionneur, qui consiste à tout enregistrer : le vent qui frise le feuillage des arbres, le jappement d’un renard, le bourdonnement moelleux des butineurs. « Aujourd’hui encore, on ne se balade jamais sans embarquer un petit enregistreur avec nous. » Après tout, les gens normaux accumulent bien des « photos dans leur téléphone »

Un jour de 1978, ils reçoivent un coup fil. Gérard Vienne monte une expédition au Kenya. Le réalisateur, précurseur avec son comparse François Bel dans le genre du documentaire animalier, vient de sortir La Griffe et la Dent (1976), sélectionné en compétition officielle à Cannes. Il leur propose de venir dîner chez lui. « On ne connaissait rien au cinéma. De vrais ploucs : on n’avait même jamais pris l’avion. » Vienne les recrute : ce sera leur baptême du feu. 

Les projets vont alors s’enchaîner. Au total : 150 films pour la télévision, 11 pour le cinéma, plus d’une quarantaine de cachets tamponnés dans leur passeport. Outre Microcosmos, certaines des œuvres auxquelles ils participent marqueront des générations entières. À commencer par Le Peuple migrateur, en 2001. Tout à la fois prouesse visuelle – on y voit pour la première fois au cinéma des oiseaux filmés en plein vol à une distance de quelques centimètres  – et auditive : pour les besoins du film, le couple doit trouver un moyen d’enregistrer un son parfait de battement d’ailes. « Les coulisses du tournage sont un peu rocambolesques. Il était impossible de fixer des micros sur les animaux à cause des bruits parasites, ni même de les suivre en ULM comme le faisait le cadreur, puisque le moteurétait très bruyant. » Il leur a donc fallu trouver un prototype de voiture électrique, se le procurer (une tannée, à l’époque) avant de le faire rouler sur du bitume tout neuf et parfaitement lisse. « L’équipe avait repéré la route la plus récente du pays. À peine construite et même pas encore ouverte au public. » L’espace d’une matinée, Philippe Barbeau et Martine Todisco se retrouvent donc là, sur une route déserte, à multiplier les grandes lignes droites à bord d’une voiture vaguement fiable, suivis par une nuée d’oies domestiquées volant tout près de leur perche. Seul moyen d’obtenir le son si clair du frottement de l’air sur les plumes. 

« Par rapport à l’ambition qu’avait notre génération, nous avons échoué. Nous n’avons pas réussi à éduquer les gens à la nature »

Des anecdotes comme ça, ils en ont à volonté. Avec, à chaque fois, des petits rires facétieux qui gondolent leurs histoires, comme les gamins quand ils racontent des complots de cour de récré. La discussion glisse, d’anecdotes en verres de vin blanc. On se sent regonflé à les écouter. On leur demande s’ils sont fiers, quand même, de voir qu’il y a cinquante ans les gens les prenaient pour des illuminés tandis qu’aujourd’hui, tout le monde ne parle plus que d’écologie, partout, tout le temps. Les documentaires animaliers, il y en a même plein sur Netflix. « Vous rigolez ou quoi, c’est clairement un échec », refroidit Philippe.Flottement, nouvelle rasade de vin. « Par rapport à l’ambition qu’avait notre génération, nous avons échoué. Nous n’avons pas réussi à éduquer les gens à la nature », précise Martine. Il y a bien ces livres sur la vie sauvage qui inondent désormais les librairies, et ces mots façon « développement durable » que l’on retrouve dans tous les discours politiques. Mais dans les faits ? « Cette année, nous n’avons pas encore vu d’hirondelles. » Peut-être ont-elles du retard dans leur retour d’Afrique ? 

Éviter d’oublier

Au cours de sa carrière, le couple a entendu d’autres animaux s’en aller progressivement. Sans jamais revenir, eux. L’outarde canepetière, dans la Beauce, qu’ils ont enregistrée à la fin des années 1970, a quasiment disparu aujourd’hui. Ou bien ces rainettes méridionales, en Camargue, qui en 1977 coassaient tellement fort que l’« on se serait cru devant une mare africaine, écrasé par un mur de sons ». La dernière fois que Philippe est passé dans le coin, le gardien de la réserve se doutait à peine qu’il y avait eu un jour de telles bestioles ici. Martine : « Tu penses que l’on pourrait refaire Microcosmos en 2022 ? » Philippe : « Je ne sais pas. Pas sûr que le rendu soit aussi riche aujourd’hui. J’ai bien peur que les vastes prairies remplies de grillons d’Italie ne soient plus aussi sonores qu’avant… »

Surtout, ce qui leur saute aux oreilles aujourd’hui, ce n’est pas tant le silence des animaux que ce brouhaha incessant de la vie humaine. Les bagnoles, les tondeuses, les avions… « Ça recouvre tout. » Incomparablement plus fort qu’à leurs débuts, ça c’est certain. Même au bout du monde, même dans les grands parcs nationaux d’Afrique de l’Est : « Perdu dans l’immensité sauvage, on se surprend désormais à être gêné par le trafic aérien. Il est là, le vrai changement. » Il y a quelques mois, Philippe est retombé sur une vieille archive. Une ambiance de forêt commune, en Petite Beauce, probablement dans les années 1980. Aucun bruit parasite, juste le grondement de la forêt et de ses habitants. « Cela m’a surpris, j’avais complètement oublié que le volume sonore d’un tel endroit pouvait être aussi fort. »

À l’étage, pour éviter d’oublier, il y a donc ce petit disque dur de couleur sombre, près de l’ordinateur. Exit les bandes magnétiques, la carrière de Philippe Barbeau et Martine Todisco tient tout entière dans ces recoins électroniques. Chaque enregistrement cliniquement décrit :« Iceberg dérivant - Nunavut / Canada : 00:02:42 : MORSE GROGNEMENT : un groupe d’une dizaine d’individus se repose sur un glaçon. » Des milliers d’heures, de 1976 à nos jours. Douze téraoctets : le bruit du monde. Quand eux aussi finiront par s’en aller, que deviendra ce trésor rempli de sons ? « On y pense en ce moment. Mais nous ne savons pas qui cela pourrait bien intéresser… » Et si ce disque dur disparaissait… Resterait-il un humain pour se souvenir du bruit que font les campagnes pleines d’insectes ?

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