Renouer avec le vivant

Le documentaire animalier peine à faire sa mue

Le documentaire animalier reste un produit télévisuel massivement consommé. Un succès qui a longtemps poussé l’industrie sur la voie du specta­culaire, à coup de mises en scène et de trucages. Si des années 1930 à nos jours le genre a grandement évolué, certains regrettent que le documen­taire animalier demeure extrêmement formaté. Aujourd’hui, des réalisateurs militent pour l’émergence d’un véritable « ­documentaire d’auteur ».

ll est 16 heures, un dimanche midi. Après une soirée trop arrosée ou un déjeuner trop copieux, vous décidez d’aller vous écraser sur le canapé. Les chaînes de télévision défilent mécaniquement, jusqu’à ce que votre zapping compulsif s’arrête brutalement : à l’écran, un bébé iguane tente de fuir une impressionnante attaque groupée de serpents affamés. La séquence digne d’un blockbuster capture le peu d’attention qu’il vous reste. Le présentateur vous promet un spectaculaire voyage aux îles Galápagos sans quitter votre sofa. Si la scène, convenons-en, relève un peu du cliché, une chose est certaine : les documentaires animaliers séduisent encore aujourd’hui un public très large. On les trouve à la télévision publique (France Télévision et Arte), via l’interminable liste de chaînes spécialisées (Animaux, Discovery, Planète +, Ushaïa TV…), et même sur Netflix avec sa production à très gros budget Our Planet, une saison en huit épisodes qui s’est hissée dans le top 10 des séries originales les plus regardées en 2019 sur la plateforme avec plus de 33 millions de visionnages. « C’est clairement une valeur sûre », abonde Hélène Ganichaud, directrice adjointe de l’unité Découverte et Connaissance d’Arte France, gros diffuseur de documentaires animaliers. « Avec des spectateurs qui vont de 7 à 77 ans, ces programmes ont toujours bien marché. » Ce succès apparent cache pourtant des tensions permanentes entre réalisateurs et chaînes de télévision. « Il faut arrêter de dire que tout va bien… c’est même la cata », fulmine ­Laurent ­Charbonnier, lorsqu’on évoque le prétendu « engouement » autour du documentaire animalier. Celui dont la réputation n’est plus à faire – nominé à la 33e cérémonie des César en 2008 pour son film Les Animaux amoureux, récompensé pour son travail aux côtés de ­Jacques ­Perrin dans Le Peuple migrateur…) – ne voit pas d’un bon œil l’évolution du secteur. « Avant, la majorité des chaînes avaient des magazines hebdomadaires dédiés à la nature. On privilégie aujourd’hui des films plus spectaculaires, diffusés beaucoup plus rarement, mais en prime time pour créer l’événement. Le rythme a changé. »

Trucages à grand spectacle

Il faut dire que le documentaire animalier n’a plus grand-chose à envier aux blockbusters américains, redoublant de prouesses techniques toujours plus impressionnantes tandis que les réalisateurs usent d’un sens aigu de la narration pour créer une multitude de scènes à suspens… Et n’hésitent pas à mettre en scène la nature quand celle-ci ne peut pas leur offrir ce qu’ils en escomptaient. « Ce n’est un secret pour personne », confirme ­Benoît Demarle, réalisateur indépendant. Si lui-même ne travaille pas pour ce type de production, il assure qu’énormément de films diffusés à la télé française continuent d’user de ces trucages bien connus. Au premier rang de ces techniques : l’utilisation d’« animaux imprégnés », c’est-à-dire des animaux qui ont grandi au contact des humains et qui sont donc en partie domestiqués pour faciliter leur approche. Parfois, les scènes sont même tournées dans un décor artificiel qui permet de maîtriser parfaitement la prise de vue à moindres frais. Rien de bien « naturel » ­là-dedans, bien qu’il convienne de relativiser : l’utilisation d’animaux imprégnés permet aussi de ne pas déranger certaines espèces sauvages particulièrement fragiles. Ou même de capter des scènes impossibles autrement (comme les incroyables séquences de vols d’oiseaux dans le Peuple migrateur de Jacques Perrin).

En 2015, ­Chris ­Palmer, réalisateur reconnu, publie un livre intitulé Confessions of a ­Wildlife Filmmaker (« Confessions d’un réalisateur de documentaires animaliers »). Il y dévoile tout un tas de petites magouilles peu reluisantes : appâter les animaux avec de la nourriture, superposer au montage des images qui n’ont rien à voir les unes avec les autres… « C’est des choses que j’ai pu faire quand j’ai commencé le métier il y a une dizaine d’années, confie Benoît Demarle. Lorsque j’étais monteur, il m’est arrivé par exemple de faire passer plusieurs lionnes différentes pour un seul et même indi­vidu à l’image. » Chris Palmer évoque, lui, l’exemple du film Whales, sorti en 1997. On y suit l’histoire d’une baleine et de son enfant, sur près de 5 000 kilomètres, d’Hawaï jusqu’en Alaska. Problème : réaliser un tel film demanderait énormément de temps et d’argent. Alors, l’équipe de tournage a tout simplement décidé d’inventer une histoire fictive, à partir d’une compilation d’images de cétacés... 

Plus grave encore, au-delà des trucages, ­Chris ­Palmer raconte comment le documentaire animalier s’émancipe parfois totalement du réel pour développer des visions volontairement biaisées de la vie sauvage. Quitte à nier complètement les faits scientifiques. Le réalisateur s’appuie sur l’exemple de la semaine thématique Shark Week, diffusée chaque année sur Discovery Channel à partir de 1988. Selon le réalisateur, cette série a beau être séduisante « pour les annonceurs et leur argent », elle induit le public en erreur sur ces animaux. Jusque dans les années 2010, l’on pouvait y observer des requins présentés comme des bêtes assoiffées de sang, explique ­Chris ­Palmer. Par le biais du montage, de la musique ou de commentaires sensationnalistes, les épisodes proposaient « une vision biaisée des requins, obsédée par la violence », alors qu’en réalité les attaques sont rares. Autre exemple : Man-Eating Super Wolves, produit en 2013 par Animal Planet. Cette fois-ci, ce sont les loups qui sont mis en scène comme des bêtes sanguinaires. Le programme n’hésite d’ailleurs pas à inventer une longue série de prétendues attaques mortelles sur l’homme – ce qui finira par entraîner la suspension du programme après le tollé soulevé chez les défenseurs de l’environnement.

Nature porn et suicides de rongeurs

Chris Palmer qualifie ces exemples de « nature porn », désignant par là des productions « se concentrant exclusivement sur le sang, les tripes et le sexe dans le règne animal ». Si ce type de programme n’a pas le droit de cité en France sur les chaînes publiques comme Arte ou France 5, l’histoire du documentaire animalier est marquée du sceau de ces mises en scène sensationnalistes. Jusqu’à créer des mythes persistants dans l’imaginaire des téléspectateurs. L’exemple le plus frappant con­cerne Walt Disney Productions qui, en 1958, commet un film dans lequel le public assiste à un suicide de masse chez des populations de lemmings. Une scène culte durant laquelle des dizaines de ces petits rongeurs des régions arctiques se jettent d’une falaise pour atterrir dans la mer et mourir, mettant en images une vieille légende qui explique la régulation des populations de lemmings par la pratique du ­suicide collectif. « La scène a popularisé cette légende. Après ce film, tout le monde a cru à ce mythe ­pendant des années », s’exaspère Maxence Lamoureux, réalisateur et auteur d’une thèse en sociologie sur le milieu du documentaire animalier. On la retrouve jusque dans la littérature, décrite et prise pour argent ­comptant par René Barjavel dans son essai La Faim du tigre (1966). Il faudra attendre 1982 pour que le journaliste Bob ­McKeown révèle dans son film Cruel Camera - Animals in showbusiness que la scène est complètement fausse et utilise des procédés qui datent d’une époque où la cruauté à l'égard des animaux était monnaie courante : les producteurs ont tout simplement acheté des rongeurs avant de les pousser ­discrètement dans le précipice…

Ces scènes renvoient à un passé heureusement révolu. Plus question pour le public d’accepter de tuer ou de torturer un animal devant une caméra pour lui arracher une séquence iconique. Au contraire, les documentaires animaliers intégreraient même davantage les préoccupations écologiques. « Depuis quelques années, plus aucun film ne se fait sans que l’on ne se pose la question de la conservation des espèces », confirme ­Hélène ­Ganichaud d’Arte. De l’avis des professionnels interrogés, c’est une des principales évolutions récentes : les animaux sont de moins en moins présentés dans une nature parfaitement idéale et immuable qui sert simplement de décor (le lion et sa gazelle dans une jungle éternelle). Les espèces sont davantage contex­tualisées dans un habitat bien précis, sur lequel l’humain a une influence. Pollution, érosion de la biodiversité… les voix off hési­tent moins à évoquer ces sujets. « Auparavant, les diffuseurs étaient frileux, car il y avait cette idée qu’on allait gâcher le plaisir de visionnage en parlant de ces préoccupations », analyse ­Hélène ­Ganichaud. « Les questions écologiques ne concernaient alors que des niches tandis ­qu’aujourd’hui, il est impossible de passer à côté. » 

Exotisme, science et anthropomorphisme

Ces quelques évolutions cacheraient pourtant l’absence totale de remise en question du documentaire animalier depuis des dizaines d’années. C’est du moins l’avis de beaucoup de réalisateurs qui ont de plus en plus de mal à se reconnaître dans ce que la télévision diffuse. Le format type – « façon BBC », du nom de la société de production britannique publique, pourvoyeuse historique de films animaliers – a fini par lasser. En bref, des images exo­tiques et spectaculaires sur lesquelles on vient coller une voix off omniprésente. 

Ce format reste prisonnier des héritages quasi centenaires du genre, défend Maxence Lamoureux. « Il y a, pour schématiser, trois pôles historiques qui continuent d’influencer indirectement le travail des réalisateurs. » D’abord, celui lié à l’imaginaire des années 1920, qui a donné naissance aux premiers films. « Ce sont les Américains ­Martin et ­Osa ­Johnson, pionniers du documentaire, qui ont commencé à filmer la grande faune africaine qu’ils allaient chasser à l’époque. » Des images, en pleine période ­coloniale, qui mettent en avant l’aventure et la recherche d’espèces extraordinaires. Quelques années plus tard, ce sont les biologistes qui se sont intéressés à l’image animée. L’animal était alors perçu comme un objet sur lequel mener des expériences. Enfin viendra Walt ­Disney dans les années 1950, qui a également produit bon nombre de films ­ani­maliers. « Là, on est clairement dans le divertissement. On raconte des ­histoires en attribuant aux animaux des petits noms, des sentiments, des volontés humaines et morales… » Exotisme, science, anthropomorphisme : trois éléments que l’on retrouve encore en partie dans la production contemporaine. 

Un documentaire animalier d’auteur ?

Difficile de naviguer au milieu de ces influences historiques pour proposer des films avec une véritable ambition artistique, poétique ou sensible. Objet télévisuel, le documentaire animalier a déjà du mal à s’émanciper de la contraignante voix off. « Quand je regarde un film, je n’ai pas envie ­d’entendre M. Machin me raconter que telle espèce d’oiseaux élève ses poussins au mois de mai », s’exaspère ­Laurent ­Charbonnier qui, lui, privilégie le film sans commentaires. « Au moment du tournage, je suis dans mon affût, j’entends le chant du rouge-gorge, le clapotis d’une rivière au loin… C’est cette ambiance-là que je veux reproduire. Laisser la place au son. » 

Certains militent donc dans le milieu animalier pour qu’émerge un véritable « cinéma d’auteur », à la manière du documentaire de société qui depuis toujours propose des œuvres, dites « de création », émancipées des carcans de la télé. L’Institut francophone de formation au cinéma animalier de ­Ménigoute (IFFCAM), rattaché à l’université de La Rochelle, est l’une des seules écoles en Europe à former spécifiquement aux métiers du documentaire animalier. Sa directrice, Marie Daniel, approuve la démarche de ces documentaristes : « Il faut qu’on arrive à défendre un cinéma plus engagé, plus proche du réel. » Véritable institution dans le milieu, l’école diplôme chaque année une quinzaine de professionnels. « Nous avons besoin de vrais regards d’auteurs qui portent une vision ­singulière. » Des films qui ne soient pas interchangeables, à l’infini, d’une chaîne à l’autre. Et il faut avouer que ceux produits par ses étudiants détonnent : contemplatifs, lents, souvent poétiques, voire carrément mystérieux. Militants, aussi. Ils n’ont rien à voir avec ce que l’on peut regarder à la télévision. Ici, les voix off, quand il y en a, sont au service d’un texte soigneusement écrit, qui ne se contente pas de décrire ce que l’on voit à l’image, mais projette le film dans une tout autre dimension. Des travaux qui se rapprochent plus du cinéma d’art et d’essai que du divertissement.    

Entre mépris et frilosité 

Ces œuvres ne dépassent pourtant quasi jamais le stade de projet étudiant. « J’ai passé des heures à chercher des films, à fouiller dans tous les sens possibles… et, honnêtement, c’est pas facile à trouver », regrette ­Corinne ­Bopp. Cet hiver, le festival qu’elle pilote, Les ­Rencontres du cinéma documentaire de ­Montreuil, a décidé de consacrer sa 25e édition à la question animale. Un thème dans l’air du temps, dont toute la création artistique s’est très largement emparée… sauf, visiblement, le documentaire d’auteur : « Il y a quelques films très expérimentaux et difficilement accessibles qui existent, certes, mais il n’est pas facile de trouver des œuvres développant une réflexion sur notre rapport à l’animal qui puissent s’adresser à un public plus large », déplore-t-elle. Cette nouvelle génération de réalisateurs semble avoir un boulevard devant elle. Encore faudrait-il réussir à convaincre les diffuseurs, selon la directrice de l’IFFCAM. « Il n’existe pour l’instant aucun espace : ce sont les chaînes de télévision qui assurent l’essentiel de notre diffusion, et elles ont du mal à prendre des risques. La jeune génération a une forte envie de bouger les choses, mais on ne lui fait pas assez confiance. » Si ces réalisateurs sont prisonniers des « cases » qu’imposent les programmes télé, pourquoi ne pas se ­tourner directement vers les salles obscures ? Créer pour le cinéma plutôt que pour les chaînes ? « Bon courage pour trouver des financements…, réplique Maxence Lamoureux. Déjà parce que produire un documentaire animalier coûte beaucoup plus cher qu’un documentaire classique, mais aussi parce qu’il y a une forme de mépris de la part de ceux qui financent le documentaire au cinéma aujourd’hui. Le genre est tellement lié à la télé que ceux qui attribuent les aides publiques ne voient pas ça comme ­potentiellement intéressant ou intellectuel. » Face à cette impasse, ce dernier plaide pour un mode de diffusion alternatif : une plateforme en ligne, sur abonnement, proposant ces films qui ne trouvent pas leur place ailleurs. Le projet serait sérieusement à l’étude, assure-t-il. Un moyen de court-circuiter les réseaux de distribution habituels. Reste à savoir si la demande suivra... ­Marie ­Daniel préfère, elle, continuer à mener la bataille là où elle se joue actuellement, ne pas délaisser les chaînes, mais leur suggérer de nouveaux formats pour « réengager un dialogue avec elles ». Désertion ou révolution interne, tous rejoignent en tout cas l’avis de la directrice de l’IFFCAM lorsqu’elle conclut : « le documentaire animalier ne doit plus servir à faire la sieste le dimanche après-midi ». 

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