Libérer le temps

Ce qui dure, ce qui passe

Bill Murray - How's tomorrow for you
Bill Murray - How's tomorrow for you

Les horloges ont toujours suscité chez l’homme un sentiment ambivalent. Elles sont utiles car elles permettent d’avoir une vie bien réglée aux yeux de la société, mais elles sont également une source d’angoisse en tant que représentation artificielle d’un temps inhumain. En forgeant la notion de durée, Bergson a voulu affirmer que le « temps » était d’abord une expérience, quelque chose qui engageait non seulement la vie des hommes mais celle de toutes les choses du monde.

Années, mois, semaines, jours, minutes, secondes… notre vie quotidienne est réglée, rythmée par ces abstractions arbitraires. Utiles, elles le sont, mais elles font l’impasse sur la réalité du temps comme expérience vécue. Qui n’a jamais ressenti le caractère interminable d’une journée de travail ennuyeuse : le temps se dilate, nous comptons les minutes, chaque heure qui passe ressemble à un ­Everest. Et, à l’inverse, chacun a déjà vu filer un mois de vacances idylliques en un éclair : les jours s’enchaînent dans l’insouciance, nous nous surprenons à ne plus regarder notre montre et c’est avec regret que nous réalisons tout à coup que le séjour se termine. Ces exemples permettent d’éclairer deux phénomènes. Dans le premier, un décalage insurmontable semble ­résider entre la temporalité objective et la manière dont chaque personne l’appréhende. Ce décalage est vécu comme une contrainte dont il est urgent de s’émanciper. Dans le second, il y a également un décalage, mais celui-ci n’apparaît qu’au terme de cette temporalité et n’était jusque-là pas perçu comme problématique. D’un côté, l’attention excessive de la vie psychique au découpage arbitraire du temps. De l’autre, l’oubli de celui-ci et le plaisir d’évoluer à son propre rythme. 

Peut-on dès lors soutenir qu’il existe deux définitions du temps qui entrent nécessairement en conflit ? Y aurait-il d’un côté le temps objectif, celui des horloges et, de l’autre, le temps subjectif, celui de l’expérience vécue ? En réalité, la notion de temps subjectif est relativement récente dans l’histoire de la philosophie. Traditionnellement, les penseurs ont envisagé la question du temps de manière indirecte, c’est-à-dire à partir de la question de sa mesure. « Le temps est le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur », écrit ­Aristote dans le livre IV de la Physique. Dans le livre XI des Confessions, saint Augustin cherche également à trouver une mesure pour le temps de l’âme : « Et cependant, Seigneur, nous percevons les intervalles de temps ; nous les comparons entre eux, et nous appelons les uns plus longs, les autres plus courts. » Le temps n’est pas encore considéré en tant que tel. Les philosophes veulent le mesurer, mais ils ne discutent pas à proprement parler la question de sa nature. Il faudra ainsi attendre la fin du xixe siècle. Lorsque ­Bergson thématise la notion de durée dans son Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), il accomplit un geste révolutionnaire, à double titre : il rompt avec la manière dont ses prédécesseurs ont jusque-là envisagé la question et initie un retour à la métaphysique dans une époque dominée par le positivisme et le scientisme. Le philosophe ­Camille ­Riquier, auteur d’une Archéologie de Bergson (Puf, 2009), va jusqu’à suggérer que l’auteur de L’Évolution créatrice (1907) introduit, non pas seulement la durée, mais le temps lui-même dans l’histoire de la philosophie : « Ce n’est peut-être que rétrospectivement, après ses cours au Collège de France, qu’on a retrouvé la trace de cette question-là dans les auteurs du passé. »

La durée ou le temps de la conscience

Bergson oppose la durée, le temps de la conscience, au temps de la science. Ce dernier est un temps formel, abstrait, qui peut se prêter à tous les découpages. Comme les philosophes « classiques », les physiciens cherchent surtout à quantifier le temps plutôt qu’à délibérer sur son essence. Pour la physique mécanique inaugurée par Galilée, le temps est absolu et immuable. Il faudra attendre le xxe siècle et la théorisation de « l’espace-temps » comme « quatrième dimension » par Einstein pour comprendre son caractère relatif (lire notre article p. 10). Si le temps de la science est utile pour faire des prédictions, pour décrire un univers idéalisé et pour accompagner certaines révolutions technologiques, il n’est pas pertinent pour appréhender le temps comme expérience intérieure. « Bergson estime que la science ne pense pas le temps, elle pense des rapports entre des temporalités, explique Camille Riquier. Avant même d’être un concept, la durée est une expérience. C’est cela même qui n’est pas conceptualisable. Par principe, la durée n’est pas réductible à une idée. Lorsque l’on pense le temps, on cherche souvent à le maîtriser et donc à le mesurer. Avec cette approche, on porte son attention sur les arrêts, sur ce qui peut être compté, nombré et non sur le passage du temps lui-même. Bergson s’aperçoit qu’en lieu et place du temps, on travaille sur le symbole spatial qui nous sert de représentation. » 

La durée, le temps de la conscience, doit être envisagée d’un seul bloc, comme un flux ininterrompu où les temporalités se superposent. En tant que phénomène continu de la vie psychique, la durée ne peut être réduite à un enchaînement d’états (passé, présent, futur). « Car notre durée n’est pas un instant qui remplace un instant : il n’y aurait alors jamais que du présent, pas de prolongement du passé dans l’actuel, pas d’évolution, pas de durée concrète. La durée est le progrès continu du passé qui ronge l’avenir et qui gonfle en avançant », écrit ­Bergson dans L’Évolution créatrice. Contrairement au temps de la science, la durée n’est pas assimilable à une quelconque mesure. La durée est quelque chose qui se vit, non pas quelque chose qui se fractionne ou qui se représente. Pour Camille Riquier, elle se caractérise par deux attributs essentiels : « La continuité et l’hétérogénéité, en opposition à l’espace qui est homogène et discontinu. »

La durée des choses du monde

Mais, si la durée bergsonienne s’oppose bien au temps objectif de la science, il ne faut pas la réduire au temps subjectif. En effet, la durée ne concerne pas seulement la vie intérieure des hommes, mais toutes les choses du monde. De ce point de vue, le célèbre exemple du sucre qui fond dans le verre d’eau formulé dans L’Évolution créatrice est emblématique : « Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. Ce petit fait est gros d’enseignements. Car le temps que j’ai à attendre n’est plus ce temps mathématique qui s’appliquerait aussi bien le long de l’histoire entière du monde matériel, lors même qu’elle serait étalée tout d’un coup dans l’espace. Il coïncide avec mon impatience […]. Qu’est-ce à dire, sinon que le verre d’eau, le sucre, et le processus de dissolution du sucre dans l’eau sont sans doute des abstractions, et que le Tout dans lequel ils ont été découpés par mes sens et mon entendement progresse peut-être à la manière d’une conscience ? » 

Bergson n’utilise jamais les termes de « temps subjectif » et de « temps objectif ». Il parle de « durée », de temps de la conscience, mais, au fur et à mesure de sa recherche, il va se rendre compte que la durée peut être découverte hors de soi-même. « Il y a deux choses qui sonnent faux quand on parle du temps subjectif chez Bergson. Tout d’abord, il n’est pas “subjectif”. Il faut déconstruire cette idée de sujet et retrouver quelque chose de plus profond où le moi, la personne, n’est jamais qu’une partie dans un tout. Le temps subjectif est une construction, l’envers du temps objectif. Ensuite, il n’y a pas de “temps” à proprement parler, c’est pour cela qu’il privilégie le terme de durée, puisque le temps, étymolo­giquement, renvoie à la mesure. Temnein en grec veut dire “couper”, “diviser” », souligne ­Camille ­Riquier. Par conséquent, et contrairement à ce qu’affirme une lecture superficielle de ­Bergson, la durée n’a pas pour but de rendre le temps à l’homme en particulier. Le philosophe insiste : « Pour Bergson, si l’on pouvait voir à l’intérieur des choses, on y verrait battre leur propre temporalité, leur propre durée. S’il propose bien une métaphysique, c’est pour avoir une vision dégagée des a priori anthropologiques. »

L’impatience de l’homme moderne

Si l’on veut trouver une interrogation sur le temps subjectif en tant que tel, mieux vaut dès lors se tourner vers Le Bilan de l’intelligence de Paul Valéry, conférence prononcée le 16 janvier 1935 à l’université des Annales. En reprenant librement la notion bergsonienne de durée, l’écrivain interroge le rapport que l’homme entretient avec le monde dans la modernité, caractérisée par sa frénésie et son désir d’abolir tout écart temporel. D’une certaine manière, c’est déjà un procès en accélération que Valéry fait à la société de son époque, comme si la révolution industrielle dont il fut le contemporain avait transformé la nature même de l’hu­manité. À la lenteur de l’homme « traditionnel », évoluant dans une société de relative permanence, succède l’impatience de l’homme « moderne », animé par des exigences nouvelles qui modifient son existence quotidienne en même temps que sa perception historique : « Quant à notre sens le plus central, ce sens intime de la distance entre le désir et la possession de son objet, qui n’est autre que le sens de la durée, ce sentiment du temps, qui se contentait jadis de la vitesse de la course des chevaux, il trouve aujourd’hui que les rapides sont bien lents, et que les messages électriques le font mourir de langueur. Enfin, les événements eux-mêmes sont réclamés comme une nourriture jamais assez relevée. S’il n’y a point, le matin, quelque grand malheur dans le monde, nous sentons un certain vide : “Il n’y a rien aujourd’hui dans les journaux !” disons-nous. »

Pour Valéry, cette incapacité à vivre sereinement le passage du temps, à vouloir perpétuellement atteindre un point d’arrivée, aussitôt remplacé par un autre, compromet l’humanité de l’homme. Car l’inactivité matérielle peut être le signe d’une activité spirituelle. Or, la modernité ne valorise que l’homme pressé. Celui qui repose dans la félicité du moment présent est d’emblée considéré comme ne faisant rien. « Nous ne supportons plus la durée. Nous ne savons plus féconder l’ennui. Notre nature a horreur du vide, – ce vide sur lequel les esprits de jadis savaient peindre les images de leurs idéaux, leurs Idées, au sens de Platon », constate Valéry avec amertume. L’écrivain estime que c’est la contemplation, cette faculté à l’origine de la philosophie elle-même qui est perdue et, avec elle, la condition de possibilité de la création en général. 

Dans une société d’accélération, l’homme ne peut plus rien inventer car le temps de la conscience lui est dérobé par la société elle-même. Celle-ci s’empare du temps subjectif pour le retourner en temps objectif. Ainsi, « le loisir intérieur, qui est tout autre chose que le loisir chronométrique, se perd. Nous perdons cette paix essentielle des profondeurs de l’être, cette absence sans prix, pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraîchissent et se réconfortent, pendant laquelle l’être, en quelque sorte, se lave du passé et du futur, de la conscience présente, des obligations suspendues et des attentes embusquées… Point de souci, point de lendemain, point de pression intérieure ; mais une sorte de repos dans l’absence, une vacance bienfaisante, qui rend l’esprit à sa liberté propre. »

Des îles sans horloges

Voilà pourquoi Valéry cède à la reprise du thème romantique du « bon sauvage » qui, délesté des contraintes matérielles et temporelles, ne répond à nul autre rythme que le sien propre : « Mais, en attendant, la fatigue et la confusion mentale sont parfois telles que l’on se prend à regretter naïvement les Tahiti, les paradis de simplicité et de paresse, les vies à forme lente et inexacte que nous n’avons jamais connues. » Aux yeux de Valéry, les sociétés ­primitives ignorent la division abstraite du temps. Ce sont par conséquent des lieux ­anachroniques et salvateurs pour les artistes et les penseurs dont l’activité est indissociable d’une liberté totale. Et l’exercice de cette liberté a été rendu impossible par les sociétés industrielles pour qui « le vingtième de seconde lui-même commence à n’être plus négligeable dans certains domaines de la ­pratique » : « Stevenson, comme Gauguin, ont fui l’Europe et gagné des îles sans horloges. Le courrier ni le téléphone ne harcelaient Platon. L’heure du train ne pressait pas Virgile. Descartes s’oubliait à songer sur les quais d’Amsterdam. »

Mais n’est-il pas légitime d’élargir ce besoin de détachement à l’homme du commun ? Le repos de l’esprit ne doit pas être le privilège des seuls individus d’élite. Le besoin universel de « résonance » dont parle ­Hartmut ­Rosa (lire notre entretien p. 32) n’est-il pas lui aussi lié à la reconquête du temps subjectif ? Être à proprement parler humain – que l’on soit écrivain, enseignant, tourneur fraiseur ou banquier – c’est non seulement être capable de « supporter la durée » comme le dit ­Valéry, mais de faire de celle-ci le sel de notre vie.

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