Privatisation de l'eau

Veolia, hydre du marché de l'eau

La multinationale Veolia, qui a racheté son concurrent Suez, étend son emprise sur le marché de l’eau. Lobbying, soupçons de corruption, mauvaise gestion : face aux affaires, de nombreuses villes reprennent la main sur l’or bleu.

En janvier 2022, au terme d’une bataille féroce, la multinationale française Veolia est devenue propriétaire à 86,22 % de son principal concurrent, Suez, sur lequel elle avait lancé une offre publique d’achat (OPA) un an plus tôt. Cette opération a permis à Veolia d’acquérir une position quasi monopolistique sur le marché de la gestion de l’eau. Dans cette bataille, Veolia ne s’est pas privée d’employer des méthodes de pression, notamment en envoyant des huissiers à une quinzaine de personnes soupçonnées d’avoir conseillé Suez pour éviter l’OPA.

Enquête à retrouver dans notre numéro 55 « Bienvenue dans l'ère du rationnement », en kiosque, librairie et sur notre boutique.


Parmi eux, Marc Laimé, journaliste et consultant en eaux et assainissement pour les collectivités locales, mis en cause après un article publié sur son blog du Monde diplomatique. « Dans les courriers, j’étais mis en demeure de leur envoyer toutes les preuves que je n’étais pas stipendié par Suez », raconte-t-il à Socialter. Mais l’affrontement s’est aussi joué à un niveau bien plus élevé. Plusieurs proches d’Emmanuel Macron ont conseillé Veolia. Parmi eux, Ismaël Emelien, très impliqué dans la campagne présidentielle de 2017 puis conseiller spécial au palais de l’Élysée jusqu’en mars 2019, mais aussi Christian Dargnat, financier de la campagne en 2017 puis de nouveau en 2022. Pour contourner les autorités de la concurrence, Veolia a sollicité le fonds Meridiam pour lui céder une partie des activités de Suez. Or, ce fonds est dirigé par Thierry Déau, qui lui aussi y est allé de son obole en 2017.

Surtout, une pièce maîtresse de la macronie a joué un rôle décisif pour que la fusion soit effective. Le lundi 5 octobre 2020, d’après plusieurs sources interrogées par Mediapart, le secrétaire général de l’Élysée Alexis Kohler aurait téléphoné aux deux représentants CFDT d’Engie, dont le conseil d’administration s’apprêtait à voter sur le projet de fusion. Il leur aurait demandé de ne pas s’y opposer. Engie, dont l’État français est le premier actionnaire, détenait jusque-là les parts de Suez rachetées par Veolia. « Veolia a été soutenue au plus haut sommet de l’État, notamment par Alexis Kohler, confirme Pierre Person, ancien député LREM qui s’est ouvertement opposé à la fusion, peu de temps avant de quitter le parti de la majorité présidentielle, dont il était numéro deux. Si Antoine Frérot (ancien PDG de Veolia, ndlr) n’avait pas eu l’appui de certains à des postes-clés dans les rouages de l’État, cette fusion n’aurait pas été faite. »

Macron se prend pour Napoléon

Déjà cité dans plusieurs scandales politico-financiers, Alexis Kohler fait l’objet d’une plainte pour trafic d’influence, déposée en avril 2021 auprès du parquet national financier par l’union syndicale de Suez. Dans sa plainte, celle-ci dénonce « l’intervention de l’Élysée bien en amont de l’annonce publique du rachat et les pressions constantes et répétées pour faire aboutir le projet de rachat présenté par Veolia ». L’enquête est toujours en cours. En 2015, lorsqu’il était encore à Bercy, Emmanuel Macron a décoré Antoine Frérot de la Légion d’honneur ; il s’est depuis muré dans un silence bien confortable. Soutient-il le projet de « super champion mondial » défendu par l’ex-PDG de Veolia ? « Ce que Frérot a vendu à Macron, c’est qu’avec la numérisation des services d’eau, on pourrait avoir un outil d’influence dans le monde entier, affirme Marc Laimé. Macron se prend pour Napoléon III. C’est le génie absolu qui va tout remettre en ordre. Il a engagé un vaste mouvement de recomposition : Total fera ceci, Veolia fera cela… » La référence au dirigeant du Second Empire n’a rien d’anodin. C’est en effet sur décret impérial qu’est née la Compagnie générale des eaux, ancêtre de Veolia, en 1853.

Moins de trente ans plus tard, c’est au tour de la Lyonnaise des eaux, qui deviendra Suez, de voir le jour. « Elles se sont créées à un moment où l’eau potable arrive dans les grandes collectivités, à la fin du XIXe siècle, à une époque où on a besoin des technologies et d’investissements, développe Christophe Lime, vice-président de Grand Besançon Métropole et président de France eau publique, réseau qui regroupe 90 opérateurs publics et collectivités locales. À l’époque, il existe assez peu de grands opérateurs publics. Donc ils s’installent et, au fur et à mesure, agrandissent leur périmètre. » Alors que la plupart des pays du Nord ont une gestion de l’eau en grande majorité publique, cette histoire particulière a fait de la France et de son modèle de délégation de service public à des entreprises privées un cas à part.

Le lobby de l’eau

Pour asseoir son influence, Veolia a su tisser un puissant et vaste réseau. Le vaisseau amiral de cet empire de l’or bleu se trouve à Marseille. Le Conseil mondial de l’eau (CME), composé d’organisations professionnelles, commerciales, de la société civile et d’institutions gouvernementales, guide les réflexions sur la gestion de l’eau à l’échelle planétaire. Loïc Fauchon, fondateur et président du CME jusqu’en 2012 – puis président honoraire –, fut longtemps à la tête de la Société des eaux de Marseille, une filiale de Veolia, jusqu’en 2019. En 2015, le parquet national financier ouvrait une enquête sur lui après un signalement de la chambre régionale des comptes pour soupçons de prise illégale d’intérêts, trafic d’influence et favoritisme dans l’attribution d’un marché de l’eau de plus de trois milliards d’euros dans l’ancienne communauté urbaine de Marseille Provence Métropole. L’enquête a finalement été classée sans suite en février dernier.

« Macron se prend pour Napoléon III. C’est le génie absolu qui va tout remettre en ordre. Il a engagé un vaste mouvement de recomposition : Total fera ceci, Veolia fera cela… »

— Marc Laimé

Si le CME vise essentiellement à orienter les politiques publiques, Veolia ratisse plus large, allant jusqu’à former les esprits à ses besoins. Le mastodonte investit généreusement pour s’immiscer dans le système éducatif français. Pour cela, il finance « des chaires dans des écoles et universités, explique Marc Laimé, auteur du livre Le lobby de l’eau : pourquoi la gauche noie ses réformes (Les Pérégrines, 2014). Ils ont quasiment colonisé Louis-Lumière à Lyon, Sciences Po, AgroParisTech ou encore l’Institut national des études territoriales ». Avec pour but revendiqué de « partager son expérience de la formation et sa connaissance des métiers de service à l’environnement avec les collectivités territoriales et les industriels », selon Veolia. En 1994, l’entreprise créait le Campus Veolia, un « réseau de formation engagé dans les métiers de service à l’environnement ».

Grâce à ses implantations, Veolia a su se hisser en hautes sphères. Plusieurs élus et figures de proue de la macronie sont issus des rangs de l’entreprise : Célia de Lavergne, ancienne cadre de Veolia (2006-2009) est devenue députée LREM de la Drôme (2017-2022). Sophie Auconie a été gouverneure du CME, avant d’accéder à la députation (2017-2021). Enfin, Brune Poirson était directrice du développement durable et de la responsabilité sociétale de Veolia Water India lorsque l’entreprise a obtenu la privatisation du marché de l’eau de Nagpur (Inde). Elle a par la suite été nommée secrétaire d’État auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire.

Scandales en cascade

La gestion au profit d’acteurs privés a amené son lot de scandales, en France comme à l’étranger. « La Guadeloupe est l’exemple parfait d’une mauvaise gestion de l’eau », affirmait à Mediapart la députée Mathilde Panot, présidente de la commission d’enquête relative à la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés et ses conséquences, à l’origine d’un rapport publié en 2021. Trois ans plus tôt, l’Agence régionale de santé (ARS) révélait que l’eau du robinet de Guadeloupe était trouble, marron et contaminée au chlordécone. Le réseau fuyait abondamment et les stations d’épuration n’étaient pas aux normes. Veolia a brusquement quitté l’île en 2015, après presque soixante ans de gestion de son eau via sa filiale Générale des eaux de Guadeloupe.

Les excès de la multinationale ont dépassé les frontières françaises. Un rapport de l’ONG Corporate Accountability International (CAI) de 2014 intitulé « Derrière le volte-face de la Banque mondiale : les échecs de l’eau privée à Manille et Nagpur » pointe que « la Banque mondiale promeut agressivement les contrats de gestion privée de l’eau auprès des gouvernements ». Ce fut le cas à Nagpur, ville de plus de deux millions d’habitants en Inde, où Veolia a obtenu le marché de la gestion de l’eau en partenariat public-privé en 2007. Le rapport de CAI souligne « les échecs répétés à apporter les améliorations d’infra­structures, les multiples retards de projets, la distribution inéquitable de l’eau, les arrêts des services, les allégations de corruption et l’activité illégale », en plus des hausses de prix vertigineuses et les coupures d’eau aux foyers les plus pauvres.


Dans les pays du Sud, l’expansion de Veolia et Suez s’est souvent faite, dans les années 1990, avec l’aide du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. Tous deux préconisaient la privatisation de la gestion de l’eau aux pays endettés, dans le cadre des programmes d’ajustement structurel. « Ce sur quoi les multinationales avaient tablé en France – leur savoir-faire traditionnel, le biberonnage des élus etc. –, n’a pas toujours pu être dupliqué à l’étranger, explique Marc Laimé. En investissant dans des pays en voie de développement, ils se sont heurtés à l’incapacité des publics concernés à payer. En France, les gens sont solvables. À l’étranger, cela a tourné à la catastrophe. » Pour contester la gestion de l’eau de Nagpur, une groupe de syndicats a diffusé une pétition en 2015, où on peut lire : « Le modèle de privatisation de l’eau a été répliqué dans des centaines de villes à travers l’Inde, augurant la dévastation de communautés dans le pays. Nous demandons à la Banque mondiale de cesser de promouvoir et de financer toute forme de privatisation de l’eau et de reconnaître les échecs. » Au printemps 2019, l’institution, qui était allée jusqu’à entrer au capital de Veolia, prend ses distances : elle sanctionne deux filiales de l’entreprise pour « actes frauduleux et collusoires » en Colombie.

En Europe aussi, les agissements de Veolia suscitent la controverse. En 2016, après la plainte d’un salarié français de l’entreprise, le parquet national financier (PNF) a ouvert une enquête visant sa filiale roumaine pour trafic d’influence et corruption active et passive. Apa Nova aurait versé des millions d’euros aux autorités locales de Bucarest en échange des contrats de gestion de l’eau, faisant exploser les tarifs. Le siège de Veolia en Roumanie a même été perquisitionné. Finalement, en juillet 2020, l’enquête du PNF a été classée sans suite, faute d’infraction « suffisamment caractérisée ». La justice roumaine, elle, poursuit ses investigations.

Rapatriements d’urgence

En France, la tendance n’est pas à la marchandisation mais plutôt à la remunicipalisation. Alors que deux décennies plus tôt, il y avait 12 000 délégations de service public sur 34 000 services de l’eau, on n’en compte aujourd’hui plus que 6 300 sur 31 000 services. « On les a quasiment divisées par deux, par la volonté politique, souvent appuyée par des mobilisations citoyennes », souligne Gabriel Amard, député LFI du Rhône, qui a repris à Veolia l’eau de la communauté d’agglomération des Lacs de l’Essonne lorsqu’il en était à la tête. À l’échelle mondiale, entre 2000 et 2018, 267 municipalités qui avaient privatisé la gestion de l’eau l’ont rapatriée dans le giron du public ; parmi elles, 106 se trouvent en France. Le cas de Grenoble a constitué un tournant : la ville a décidé de revenir à la gestion publique en 2000, après la condamnation en 1996 de son ancien maire Alain Carignon à quatre ans de prison ferme pour avoir touché des pots-de-vin de la part de la Lyonnaise des eaux (devenue Suez). Depuis, d’autres métropoles comme Paris, Bordeaux, Montpellier ou Lyon ont emboîté le pas à la ville iséroise, tout comme une myriade de plus petites communes.

La remunicipalisation permet souvent de mettre en évidence les défaillances de la gestion privée. Après avoir rendu publique la gestion de l’eau des Lacs de l’Essonne, en 2011, Gabriel Amard a découvert que le réseau de Veolia, en place depuis 1929, voyait 25 % de son eau partir dans des fuites, en raison d’un manque flagrant d’investissements. « Ils avaient dit aux techniciens : vous rajoutez de la pression sur les tuyaux, tant que la chaussée ne s’écroule pas, on continue, raconte le député. On a attaqué les fuites principales et on a pu redresser de 10 %, le rendement du réseau en deux ans. » Les économies de rendement ont permis à la régie de baisser de près de 40 % son tarif, tout en multipliant par six les investissements effectués par rapport aux cinq années précédant le retour en gestion publique.

Au-delà de l’écart de tarif, qui se retrouve sur l’ensemble du territoire, Christophe Lime, président de France eau publique, souligne que l’approche des questions écologiques est différente : là où le privé a tendance à favoriser les solutions technologiques pour traiter le symptôme, le public s’attaque plus facilement à la racine du problème. « Par exemple, lorsque vous avez une ressource polluée, vous avez deux solutions. Soit vous installez une usine ultra filtrante qui vous rend l’eau d’une façon ou d’une autre consommable, soit vous allez voir les agriculteurs, vous travaillez avec eux pour qu’il n’y ait plus de pollution. »

À Paris, au terme de huit ans de combat, Anne Le Strat a fini par avoir raison, en 2010, du lobbying de Veolia et Suez qui se partageaient le marché depuis un quart de siècle. L’ancienne adjointe en charge de l’eau, de l’assainissement et de la gestion des canaux, et ex-présidente d’Eau de Paris, la nouvelle régie de la ville, a découvert à l’époque un système de sous-investissements et de « surfacturations ». La création d’une régie publique a permis de faire baisser le tarif de 8 %, mais aussi d’instaurer une gestion plus démocratique, incluant les associations de consommateurs et de défense de l’environnement : « Suez et Veolia m’ont reproché d’avoir nui à la vitrine commerciale à l’étranger. Certains me le disaient : avec ce que vous avez fait à Paris, vous avez nui à nos intérêts sur le marché de l’eau. » Face à la contre-­attaque des villes, l’empire tangue. 

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