Grandes fortunes et engagement écolo

Comment les ultra-riches capitalisent sur la crise climatique

Illustrations : Hunter French

Conscients des menaces qui pèsent sur notre planète, certains ultra-riches s’emparent de la cause climatique, animés par un seul but : préserver leurs intérêts de classe et dégager de nouvelles sources de profit.

 Confortablement installé à bord de sa fusée Blue Origin, chapeau de cow-boy vissé sur la tête, Jeff Bezos aurait, depuis l’espace, réalisé à quel point notre Terre était fragile. De retour parmi le commun des mortels, après avoir émis autant de CO₂ qu’un tour du monde en voiture, il a annoncé s’engager à verser 150 millions de dollars pour la justice climatique par le biais de sa fondation Bezos Earth Fund. Malgré l’absurdité évidente de la démarche du patron d’Amazon, entreprise émettrice de 60 millions de tonnes de carbone par an, Jeff Bezos n’est pas le seul ultra-riche à se saisir du sujet. 

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Si certains milliardaires se dissocient simplement d’un avenir commun en faisant construire des bunkers en Nouvelle-Zélande (lire notre article), d’autres, plus subtils, ont compris leur intérêt à s’investir dans la cause climatique. De la City à la Silicon Valley, ces « barons verts », nouveaux philanthropes écolos, délaissent la traditionnelle charité destinée aux Églises, univer­sités d’élite et musées pour s’emparer d’une modeste mission : sauver la planète. En 2021, neuf fondations internationales pilotées par des milliardaires ont annoncé un don de 5 milliards de dollars destiné à soutenir la protection de 30 % des espaces terrestres et maritimes d’ici 2030. Le gestionnaire de fonds et milliardaire britannique Christopher Hohn est même surnommé le « Greta Thunberg de l’investissement ». La présence des hyper-riches dans le débat climatique dépasse désormais le seul aspect financier. Depuis peu, ils s’immiscent également dans la gouvernance climatique, en témoigne la désignation du président de la COP 28 Sultan Al Jaber, ministre de l’Industrie émirati et PDG de la compagnie nationale pétrolière Abu Dhabi National Oil Company.

Ces champions autoproclamés de la cause climatique ont-ils soudainement conscience de leur extravagante empreinte carbone ? De plus en plus la cible de l’opinion publique, l’opulence de certains privilégiés ne passe plus. Certaines grandes fortunes, peu médiatisées, semblent même éprouver une sincère culpabilité quant à leur train de vie. Aussi surprenant que cela puisse paraître, « il existe une élite mino­ritaire qui manifeste une réelle envie de justice sociale et environnementale », souligne Anne Monier, docteure en sciences sociales spécialiste de cette nouvelle philanthropie verte. 

Gosses de riche : payons notre juste part ! 

Julia Davies, avocate de formation, en fait partie. Depuis 2010, elle est membre de Patriotic Millionaires UK, un réseau de millionnaires qui militent pour une plus grande imposition de leur fortune. Lors du dernier forum économique de Davos, ils ont réalisé un happening remarqué en implorant les États de les taxer pour combler le gouffre grandissant des inégalités. « Avec une fortune comme la mienne, je peux me permettre de payer beaucoup d’impôts sans que cela n’affecte la façon dont je nourris ma famille ou dont je chauffe ma maison, contrairement aux travailleurs, soumis à des pressions considérables pour faire face au coût de la vie », reconnaît Julia Davies, contactée par Socialter

Sur la question climatique, elle conçoit les membres de sa classe sociale comme des pompiers pyromanes : « Imaginez une rue séparant des riches vivant dans des maisons et des pauvres dans des cabanes en bois. Les riches font des barbecues qui provoquent des incendies affectant principalement les cabanes en bois parce que les grandes maisons ont soigneusement installé des coupe-feu. Les habitants des cabanes en bois demandent alors aux riches d’équiper leurs cabanes d’un coupe-feu. Les riches ignorent et continuent leurs barbecues. Voilà où nous en sommes aujourd’hui. » Ces appels à se faire taxer pour le bien commun ne sont pas nouveaux. Dès 2011, lors du mouvement Occupy Wall Street qui dénonçait les abus du capitalisme financier, le groupe Resource Generation scandait déjà « Gosses de riche en faveur de la taxation : payons notre juste part ! ». Ces discours pro-taxe restent toutefois minoritaires. 

Sculpteurs du récit climatique

L’engagement des philanthropes verts tels que Jeff Bezos, Al Gore, et autres « éco-entrepreneurs » revendiqués ne rompt en rien avec les logiques capitalistes et serait avant tout animé par la peur de voir disparaître les privilèges de classe. De Paris à Davos, cette « jet-set climatique » parcourt alors le monde en avion pour enseigner l’art et la manière de faire face à l’effondrement. « Effrayés par les politiques publiques qui pourraient chercher à réduire les émissions carbone et affecteraient leurs actifs financiers, ils sont aussi attentifs aux éventuelles crises sociales qui pourraient les cibler », complète Édouard Morena, auteur de l’ouvrageFin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise clima­tique (La Découverte, 2023).

Pour se donner du crédit, les discours des néo-­philanthropes prononcés lors de sommets inter­nationaux comme le One Summit Planet insistent sur une vulnérabilité commune face aux catastrophes climatiques. « Ils ont beau nous parler d’apocalypse, d’effondrement, de planète qui brûle, leur urgence climatique n’est pas la nôtre », nuance Édouard Morena. Les ultra-riches ont notamment le privilège de pouvoir se ménager des portes de sortie face aux catastrophes à venir (bunkers luxueux, évacuation sophistiquée…). L’ONU parle d’apartheid climatique. Leur dernier storytelling en vogue ? Le paternalisme, grâce auquel ils se permettent d’afficher leur responsabilité vis-à-vis des générations futures en se présentant en chefs de famille du reste de l’humanité. « En tombant dans ce pathos, on dépolitise l’enjeu, on individualise les choses, on retire toute dimension collective », dénonce Édouard Morena. La montée en force de l’enjeu climatique dans les discours politiques et les sphères citoyennes les contraint en réalité à s’émouvoir. « Ce sont leurs intérêts de classe qui les ont amenés à s’engager en faveur de “solutions” climatiques et à marginaliser les solutions alternatives qui n’émanent pas de leurs rangs », poursuit-il. 

Le désastre climatique, un juteux business

Conscients qu’ils ont beaucoup à perdre, les ultra-riches ont aussi compris qu’ils avaient beaucoup à gagner, selon le vieil adage libéral qui invite tout entrepreneur à « transformer les contraintes en opportunités ». En l’occurrence, la menace climatique regorge de nouveaux gisements de profits. « Les technologies vertes c’est plus grand qu’Internet. C’est potentiellement la plus grande opportunité économique du XXIe siècle », assure Al Gore, homme d’affaires et ancien vice-président américain. Preuve en est avec l’explosion du marché de captage du CO2 qui pourrait atteindre 50 milliards de dollars par an d’ici 2030 2. De quoi aiguiser l’appétit de grands industriels qui, sous couvert d’inverser la courbe du réchauffement climatique en retirant du CO2 de l’atmosphère, souhaitent faire du carbone une marchandise échangeable sur les marchés financiers. 

« Les technologies vertes c’est plus grand qu’Internet.  C’est potentiellement la plus grande opportunité économique du XXIe siècle. » 

— Al Gore

Au passage, la capture du carbone leur permet aussi de conserver un droit à polluer et fait office de couverture naturelle à leurs autres investissements – au hasard : le pétrole et le gaz. « C’est un peu comme si l’industrie du tabac finançait la lutte contre le cancer du poumon », réagit Julia Davies, sans cacher son agacement. Il s’agit donc, business as usual, de célébrer les forces du marché et de l’innovation, pariant sur le fait que le progrès technologique profitera, in fine, à l’économie et à la protection du climat. « Alors que le mécénat traditionnel était plus représenté par une élite issue de l’industrie, ces philanthropes climatiques, issus du milieu de la tech, assument une approche philanthro-capitaliste », décrypte Anne Monier. Dans l’attente d’un retour sur investissement, ils traitent leurs fondations comme ils managent leurs entreprises.

C’est la raison pour laquelle la philanthropie climatique fut longtemps boudée, par son manque de visibilité sur les éventuels bénéfices à dégager. Lutter contre le changement climatique, « ce sont des dommages évités dans le futur tandis que les coûts sont immédiats », souligne l’économiste Christian Gollier dans son ouvrage Pricing the Planet’s Future(Princeton University Press, 2012). Heureusement, pour les philanthropes les plus cupides, la donne a changé. « Présentations PowerPoint à l’appui, le cabinet de conseil McKinsey est parvenu à démontrer par les chiffres les bénéfices envisageables de la décarbonation de nos sociétés », rassure Édouard Morena avec ironie. 

La philanthropie climatique, entre mégalomanie et vision esthétique

Si l’on regarde de plus près la destination de l’argent de ces philanthropes, les dons sont rarement destinés à la cause climatique en tant que telle, mais plutôt dirigés vers la préservation ou la restauration d’espaces naturels, peu libérés d’une vision esthétique et fantasmée de la planète. « Le réensauvagement est un terme souvent employé par ces philanthropes. Il est d’ailleurs à la racine du conservatisme qui a donné naissance aux parcs naturels », rappelle Édouard Morena. Cette appétence pour le foncier ne doit rien au hasard, selon lui. Bill Gates est récemment devenu le plus grand propriétaire de terres agricoles des États-Unis avec plus de 100 000 hectares à son compteur. « Dans un monde plus chaud, où le système alimentaire sera mis sous tension, ces espaces vont nécessairement prendre de la valeur », analyse-t-il. 

La conservation du « beau » dote également l’ultra-­riche d’un fort capital symbolique, lui permettant de distinguer son destin de celui du commun des mortels. « Investir dans la terre, c’est aussi clôturer ces espaces qu’on ne partage plus avec les autres », ajoute l’universitaire. Leur positionnement dans le débat climatique, enjeu majeur du siècle, sert ainsi à renforcer leur sentiment de supériorité. « Au fond, ces investisseurs du climat voudraient qu’on les perçoive comme des héros surhumains qui nous sauveront du désastre climatique. » Derrière leur grandeur individuelle, ils souhaitent ainsi légitimer le système économique qu’ils perpétuent et défendent. Cet élan de générosité, sans cesse glorifié, est néanmoins à relativiser avec le véritable poids de leur contribution : en 2015, seulement 0,1 % du financement pour le climat provenait de la philanthropie.

Largement confiée aux mécanismes de marché, la cause climatique semble alors échapper aux États, qui brillent encore par leur absence. « Aujourd’hui, le discours dominant considère que le privé est mieux armé pour résoudre le problème climatique. Pourtant, la présence de l’État est nécessaire, il doit créer un cadre de régulation », plaide Édouard Morena. À mille lieues d’arbitrer, les États préfèrent pour le moment subventionner des promesses technologiques issues de la Silicon Valley. Si le PDG d’Amazon a récemment déclaré qu’il était difficile pour lui de décider où donner ses milliards, Julia Davies lui répond : « Et si nous laissions nos gouvernements démocratiquement élus prendre le relais, Jeff ? » 

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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