Chronique

Salomé Saqué : comment les vacances sont devenues un luxe

Illustration : Uli Knörzer

Dans sa nouvelle chronique pour Socialter, la journaliste Salomé Saqué détaille les raisons du fossé grandissant entre ceux qui peuvent partir, et ceux qui n'en ont pas les moyens, et se penche sur des solutions.

Chaque année, début juillet c’est la même chose : des gares bondées, des aéroports en surchauffe, des kilomètres de bouchons sur la route des vacances et un sujet qui occupe les discussions à la machine à café : « Et toi, tu pars où ? »

Pour 40 % des Français, la réponse sera : nulle part. Selon l’Organisation mondiale du tourisme, on part en vacances à partir du moment où l’on quitte le domicile pour plus de quatre nuits consécutives. Et si l’on s’appuie sur cette définition, on s’aperçoit que trois millions d’enfants dans notre pays n’en bénéficient pas. En 2021, date de la dernière étude du Crédoc 1, le taux de départ des Français dans leur ensemble était de 54 % seulement, un des taux les plus bas depuis près de 40 ans. Et la raison est principalement financière. 

Pas de vacances pour les pauvres 

Selon une étude de la fondation Jean Jaurès 2, 60 % des Français ont renoncé à partir en vacances lors des cinq dernières années à cause de problèmes financiers et 36 % expliquent même que cela leur est arrivé « souvent ». L’inflation ne vient rien arranger. Le coût de la vie au quotidien est plus élevé, laissant moins de budget pour les congés, et ce alors que les vacances sont plus coûteuses. Selon un sondage réalisé par l’institut CSA en juin 2023, le budget moyen de ceux qui partent a pris plus de 300 euros en un an. Naturellement, les premiers à en pâtir sont les plus pauvres, qui sont déjà ceux qui partent le moins. Comme le relève Sandra Hoibian, directrice du Crédoc 3, « si en moyenne 60 % des gens partent, ils sont entre 80 et 90 % dans les catégories aisées à partir en vacances contre seulement 20 à 30 % dans les catégories les plus modestes ».

Non seulement les plus riches partent plus, mais ils partent plus loin, plus souvent, plus longtemps et font des activités plus coûteuses. Et contrairement aux idées véhiculées par certains médias, ceux qui s’offrent des vacances dispendieuses ne sont pas si nombreux. Selon le Crédoc, 60 % des vacanciers vont dans leur famille ou chez des amis, 80 % utilisent la voiture et 80 % partent en France. Sandra Hoibian est catégorique 4 : « Il y a une sorte de surmédiatisation des voyages marchands par rapport à la réalité des pratiques. Les sports d’hiver, par exemple, qui envahissent nos journaux télé en février, concernent seulement 8 % de la population. » Pour ne rien arranger, comme le montre un rapport de l’Observatoire des inégalités 5, les plus aisés reçoivent davantage d’aides au départ : 38 % des professions intermédiaires sont aidées, contre 29 % des ouvriers. La première forme de soutien – les aides d’entreprises – profite surtout aux salariés des grands groupes et de la fonction publique. Les classes moyennes et les plus aisés ont un autre avantage de taille : leur réseau. Ils sont plus susceptibles d’avoir dans leur entourage quelqu’un pouvant leur prêter une maison de vacances, voire de posséder eux-mêmes une résidence secondaire. Double peine pour les plus modestes qui partent moins et pour qui les vacances coûtent proportionnellement plus cher.

Des vacances pour tous, est-ce possible ? 

Comme si la situation n’était pas assez frustrante, faire partie des 40 % des gens qui ne partent pas du tout est aussi un facteur d’exclusion sociale et de stigmatisation. C’est faire partie de ceux qui n’ont rien à raconter à la machine à café sur leurs transhumances estivales, c’est faire partie de ceux qui ne possèdent pas assez. Selon l’étude de la fondation Jean Jaurès, 56 % des personnes ayant renoncé à partir en vacances ces cinq dernières années n’ont pas parlé à leurs proches des raisons de leur non-départ et 11 % ont même dit à leur entourage qu’ils étaient partis en vacances alors que ce n’était pas le cas.

Au lieu d’être considéré comme une inégalité sociale insupportable, le fait de ne pas partir en vacances est devenu pour beaucoup un facteur de honte. C’est pourtant écrit dans la loi du 29 juillet 1998 : « L’égal accès de tous, tout au long de la vie, à la culture, à la pratique sportive, aux vacances et aux loisirs constitue un objectif national. Il permet de garantir l’exercice effectif de la citoyenneté. » 

Un type de citoyenneté qui s’était développé depuis la fin des années 1930 avec l’avancée des droits sociaux et l’allongement des congés payés. Selon André Rauch, auteur du livre Vacances en France de 1830 à nos jours6, en quelques décennies, « les vacances sont devenues un facteur majeur d’intégration sociale ». Conséquence : celui qui ne part pas en vacances est exclu, marginalisé. 

Une réponse politique insuffisante

L’augmentation récente des inégalités, qui se traduit particulièrement en vacances, semble appeler inéluctablement une réponse politique. À la fin du mois de juin, Emmanuel Macron a donc souligné l’existence de ce phénomène avant de tout simplement proposer pour y remédier de… réduire le temps de vacances scolaires. Une proposition qui a fait bondir Guislaine David, la secrétaire générale du SNUipp-FSU, premier syndicat du primaire, dans les colonnes de Libération7 : « À aucun moment le Président ne se dit qu’il faut donc que ces enfants partent en vacances comme les autres, en mettant les moyens sur l’éducation populaire ? Les vacances, c’est aussi de l’apprentissage ! » Évidemment, rien n’a été prévu de ce côté par l’exécutif, pour qui la priorité assumée est de mettre tout le monde au travail, et non de valoriser les temps de repos et de loisir.

Si quelques associations, trop rares, permettent aux enfants des quartiers les plus défavorisés de partir une ou deux journées, la Nupes est l’un des seuls groupes à s’être attaqué au problème en 2023, en proposant l’instauration d’un droit aux vacances. Les députés souhaitent par exemple offrir des accès au train à prix réduit, un aller-retour en voiture sans péage pour les familles, rendre gratuit le Bafa, ou encore mettre en place un « pass colo verte » pour offrir un séjour dans la nature à chaque enfant. 

La proposition de loi déposée fin juin n’a pas encore été examinée, mais imposer cette thématique sera difficile dans le paysage politique fragmenté et agité qui est le nôtre. Que cette proposition passe ou non, la question des vacances, délaissée politiquement, rejoint plusieurs questions sociétales centrales, comme la réduction du temps de travail, le droit au repos, aux loisirs, à la déconnexion, à la santé. Le droit à des instants de vie aux visées non productivistes, en somme. Un temps précieux réservé pour l’instant aux couches les plus privilégiées. Et pour que cela change un jour, encore faut-il que cette question émerge dans le débat public. 

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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