Réseaux routiers et biodiversité

Comment les routes provoquent le déclin de la biodiversité

Image par Ronald Plett de Pixabay

Extinction des espèces, risque de zoonoses, dégâts souterrains silencieux : scientifiques et citoyens alertent sur la fragmentation des habitats naturels causée par la construction des routes et le déclin de la biodiversité qu’elle entraîne. Partout en France, la lutte s’organise.

N’importe qui peut visualiser une plaine. On ferme les yeux, et voilà qu’elle s’étend à perte de vue ; on la devine grouillante de vie, traversée d’insectes, de réseaux racinaires et de petits mammifères pas tout à fait anonymes. Il faut bien ouvrir les yeux pourtant : ces paysages sont en voie d’extinction. « En Europe centrale, il ne reste pratiquement plus d’écosystèmes qui ne soient pas affectés par les effets directs ou indirects des routes », alerte Pierre Ibisch, biologiste allemand co-auteur d’un rapport sur l’impact des routes sur la biodiversité dans la revue Science.

Article à retrouver dans notre numéro 58 « L'empire logistique », en librairies et sur notre boutique.


Entre 2006 et 2015, la France a perdu plus d’un demi-million d’hectares de terres agricoles et d’espaces naturels, dont la moitié a été transformée en surfaces goudronnées. Maillée par le réseau routier le plus important d’Europe, la France est traversée par 1 079 072 kilomètres de routes contre 27 057 kilomètres de voies ferrées. Un aménagement du territoire sous emprise routière responsable de 31 % des émissions françaises en 2019, faisant du transport routier le premier secteur émetteur de CO₂, dont les émissions n’ont toujours pas entamé de baisse par rapport à leur niveau de 1990.

L’entêtement à tracer au béton des routes partout en France perdure malgré les mises en garde de la plupart des spécialistes, unanimes sur le danger de la fragmentation des écosystèmes. « Pourquoi de telles artificialisations quand on prétend vouloir préserver les terres agricoles ? Pourquoi des auto­risations environnementales qui ne respectent pas les principes de la biodiversité ? » interpelle Philippe Ledenvic, président de l’Autorité environnementale de 2014 à 2022. Ainsi de l’autoroute A69 entre Toulouse et Castres, qui suscite depuis longtemps des oppositions locales et a récemment fait l’objet d’une mobilisation nationale organisée avec l’appui des Soulèvements de la terre. Le projet menace d’artificialiser plus de 400 hectares de terres agricoles, prévoit d’abattre 13 hectares de zones boisées, et ce alors qu’un projet alternatif de modernisation de la route nationale 126 existe et qu’une ligne TER relie les villes. Plus d’un demi-milliard d’euros de travaux pour un gain de temps par trajet de 15 minutes.

Un écocide silencieux

Rouler tue, on le sait. Mais pas nécessairement ceux qu’on croit. Outre la pollution sonore et visuelle qu’il suscite, le réseau routier, pilier de l’infrastructure logistique en voie de globalisation, provoque une inquiétante fragmentation des milieux naturels. Ses veines d’asphalte viennent quadriller les éco­systèmes de large étendue et les découpent en petits fragments façon confettis, jusqu’à devenir l’une des principales causes d’extinction des espèces et du déclin de la biodiversité animale et végétale. On estime ainsi que les liaisons routières divisent par 2,5 la taille moyenne des zones d’intérêt écologique. 

Deuxième facteur de pression sur la biodiversité selon la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité (IPBES), le maillage routier et autoroutier empêche certaines migrations animales, voire conduit à leur disparition totale sur un territoire. Les amphibiens migrateurs, comme les grenouilles et les crapauds, sont particulièrement affectés par l’arrivée d’une route sur leur parcours de migration. Entre la mare où ils naissent et la forêt qu’ils rejoignent, des milliers d’entre eux sont souvent percutés par des voitures en seulement quelques jours. « À l’échelle nationale voire mondiale, ce type de mortalité n’est pas négligeable », assure Fabien Paquier, chargé de mission à l’Office français de la biodiversité (OFB). 

« La pollution, le bruit, le réchauffement sont parfois perceptibles à un kilomètre de la route. »
— Pierre Ibisch

Si la mortalité directe par écrasement coûte la vie à 194 millions d’oiseaux et 29 millions de mammifères chaque année sur les routes européennes, l’appau­vrissement génétique des espèces causé par l’apparition des routes sur un territoire est tout aussi préoccupant. « Les barrières artificielles érigées dans le paysage que sont les routes confinent les animaux dans des habitats plus restreints, et réduisent les inter­actions entre espèces. Résultat : moins de brassage génétique entre espèces et une moindre robustesse face aux aléas », explique Fiona Steffan, membre du Réseau Action Climat. « Les populations de cerfs sont par endroits génétiquement différentes de part et d’autre de l’axe routier, après leur séparation par une route. En cas de maladie ou d’incendie, les espèces peuvent alors plus facilement s’effondrer », poursuit Fabien Paquier. 

Par ailleurs, le découpage du territoire par les routes est soupçonné de favoriser l’émergence de zoonoses, maladies infectieuses qui passent de l’animal à l’homme, à l’instar du Covid-19 qui a mis le monde à l’arrêt en 2020. « La construction de routes génère un accroissement de l’incursion des humains dans les habitats naturels, facilitant la mise en contact entre populations humaines et réservoirs de pathogènes, et ainsi l’émergence, puis la diffusion, de zoonoses », prévient l’Institut national de la recherche agro­nomique (Inrae) dans une note

Le développement du transport routier cause aussi des dégâts souterrains, dont les effets se manifestent à l’abri des regards. « Sous terre, les organismes forestiers tels que les arbres et les champignons sont reliés entre eux par des racines et ce que l’on appelle les mycorhizes. Les routes affectent cette connectivité souterraine, pourtant essentielle à leur survie », développe Pierre Ibisch. En bétonnant la terre, les routes compromettent aussi l’hydrologie et les processus biologiques du sol, comme leur capacité à absorber l’eau ou le carbone atmosphérique. En cas de fortes intempéries, un sol bétonné et donc imperméabilisé amplifie le phénomène de ruissellement et d’inondation. Les nuisances des routes dépassent souvent le simple périmètre de leur tracé. On dit qu’elles créent des effets de frontière qui rayonnent. « La pollution, le bruit, le réchauffement sont parfois perceptibles à un kilomètre de la route », ajoute Pierre Ibisch. Les routes entraînent alors une cascade de perturbations du milieu qui finissent par réduire la fonctionnalité des écosystèmes. 

La route, bras armé de l’artificialisation

Malgré la pile d’arguments avancés, les défenseurs des projets, notamment un lobby routier puissant et certains élus locaux qui ont fait de ces nouvelles routes le combat d’une vie, n’en démordent pas. En réponse, la lutte s’organise partout sur le territoire. Depuis janvier 2022, 47 collectifs se sont rassemblés au sein de la coalition nationale La Déroute des routes. L’idée : unir ses forces aux quatre coins de la France pour résister à la logique du tout-routier. La méthode : saccager les projets avec joie et créativité. Depuis quelques mois, les exemples ne manquent pas. Début mai, le festival Des bâtons dans les routes, dans l’Eure, a rassemblé près de 4 000 personnes contre le contournement Est de Rouen qui menace 520 hectares de terres agricoles et de forêts. Auto-désignés « armée de la forêt » et « écoterroristes », les manifestants ont creusé des mares, installé des nichoirs à muscardins et tendu des filins entre les arbres pour empêcher leur abattage. Dans le Tarn, entre Toulouse et Castres, c’est la course des caisses à savon organisée par les opposants à l’A69 qui avait marqué les esprits quelques semaines plus tôt.

Une manière inédite de lutter portée par des collectifs qui dénoncent tous une obsession routière bercée d’illusions sociales et écologiques. « Le réflexe immédiat face à la déprise d’un territoire, c’est de construire des routes, malgré des études qui montrent qu’il n’y a aucune corrélation entre l’artificialisation d’un territoire et son développement économique », assure Léna Lazare, militante aux Soulèvements de la terre. Un constat partagé par Philippe Ledenvic, qui suit l’évolution des projets routiers et leur aboutissement depuis vingt ans. « Par expérience, les villes reliées par une nouvelle route deviennent souvent des cités-dortoirs aux centres-villes dévitalisés », appuie-t-il. 

En luttant contre ces nouvelles routes, les manifestants réaffirment leur résistance à la logique plus globale d’artificialisation, phénomène qui a augmenté de 72 % en France métropolitaine entre 1982 et 2018 (la population, elle, n’a crû que de 19 %). « La route est le bras armé du modèle de l’artificialisation des sols : elle raccourcit les distances, ouvre sur des zones d’activités commerciales, rend les citoyens prisonniers de la voiture, et donc, des énergies fossiles », assure Valentin Desfontaines, membre du Réseau Action Climat. « Alors lutter contre ces 55 projets routiers, c’est lutter indirectement contre des entrepôts Amazon pour lesquels on n’aura pas à se battre plus tard », poursuit Léna Lazare. Début mai, le ministre délégué aux Transports Clément Beaune l’a toutefois assuré : les travaux de l’A69 démarreront cet été.  

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