Éditorial n°58

Édito. Turc mécanique

Illustration : Michael Parkin

Découvrez l'éditorial de notre numéro 58 « L'empire logistique » par Philippe Vion-Dury, rédacteur en chef de Socialter.

On aurait tort de croire qu’avec la modernité le monde s’est désenchanté. Les fées sont mortes, pas la magie : celle-ci a simplement déserté le monde naturel pour trouver refuge dans le monde des objets. « Toute techno­logie suffisamment avancée est indiscernable de la magie », écrivait l’auteur de science-fiction Arthur C. Clarke. Puisque nous évoluons presque exclusivement dans un univers d’objets complexes et de techno­logies avancées, nous vivons dans un monde de magie. Les opérations magiques du quotidien sont même au cœur de notre adhésion imaginaire à la société industrielle tant nous avons soif d’être mystifiés.

Retrouvez notre numéro 58 « L'empire logistique » en kiosque le 10/06, en librairie et sur notre boutique ! 


Elles font advenir les choses : on met des aliments dans une boîte nommée frigo qui produit du froid (comme par magie) ; on appuie sur un bouton et la lumière est ; on remplit un réservoir d’un liquide noir et le véhicule avance… La magie n’est pas que technique, elle est logée au sein de la marchandise elle-même. Marx l’avait identifié : les marchandises sont des fétiches qui acquièrent, en régime capitaliste, une valeur propre, une aura, quelque chose de surnaturel. Les frénétiques qui prennent d’assaut la version XX de l’iPhone et son million de pixels supplémentaire ne le voient plus comme un instrument utile à une fin ou le produit du travail humain. Épiphanie, rituel ; l’iPhone XX sort, il faut le posséder coûte que coûte.

La technologie fait advenir, la marchandise fait croire… la logistique fait survenir. En société industrielle hantée par la panne, il faut que tout fonctionne sans interruption, que le songe et la veille ne soient jamais perturbés ; en société capitaliste hantée par le suffisant, il faut que la marchandise soit constamment écoulée, que sa circulation ne connaisse aucun obstacle. Une bouche avide et des yeux sans paupière. Le rôle de la logistique est d’harmoniser ce visage, d’être une trame de flux sur laquelle vient s’imprimer cette mise en nombre et cette chosification du monde. Elle est cette infrastructure technique qui permet aux miracles technologiques d’être réalisés, aux fétiches d’être acheminés – à la magie d’opérer.

Magie, donc mystification. Il y a toujours un tour, un truc, un Turc mécanique. En 1770, l’inventeur Wolfgang von Kempelen présente son automate enturbanné et joueur d’échecs, assurant qu’il s’agit là d’une machine pouvant s’opposer seule à un humain. Sur le devant de ce grand meuble où est posé l’échiquier, une vitre laisse voir au travers des mécanismes s’activant pendant la partie. Miracle. En réalité, une illusion d’optique permettait de cacher la profondeur réelle du meuble, et surtout l’existence d’un caisson séparé où un nain activait le prétendu automate joueur, à la manière d’un marionnettiste.

Image pour le moins sordide que cette personne œuvrant à faire disparaître sa propre existence, enfermée dans son caisson afin d’émerveiller des spectateurs heureux d’être abusés. Image de notre monde sordide. Il est tentant d’en faire l’image de la logistique globalisée. Pour qu’un simple colis arrive sur notre pas de porte, il aura fallu que beaucoup d’humains soient mis au turbin dans le caisson, ici dans un entrepôt, là dans une cale, et plus en amont encore dans des salles glauques où l’on travaille à la chaîne. Il aura aussi fallu en sacrifier, des écosystèmes, des êtres vivants, des haies et des fées, pour que ce miracle-là existe. Et il aura fallu, tel le magicien habile, invisibiliser ce qui l’a produit, cacher cette violence que le spectateur halluciné ne saurait voir sans être perturbé. Cette laideur appelle une nouvelle mystification : la logistique de demain sera propre et responsable, plus verte et plus humaine. Et on transformera le plomb en or. 

Si nous partageons toutes et tous le désir de magie, la lutte pour l’émancipation et pour la préservation de la communauté terrestre nous commande l’incrédulité vis-à-vis de ce tour de passe-passe. Et comme pour tous les tours, le meilleur moyen de lui faire perdre tout intérêt reste encore d’ouvrir la boîte et montrer la triste banalité de l’astuce. 

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