Grand entretien

Pierre Madelin : « Une écologie d'extrême droite est possible »

Photos : Antoine Seiter

Multiplication des canicules, incendies, sécheresses... Aujourd’hui, même les partis d’extrême droite ne peuvent plus faire l’impasse sur le sujet. Assiste-t-on pour autant à l’émergence d’une authentique écologie identitaire ? Auteur de La Tentation écofasciste (écosociété, 2023), l’essayiste Pierre Madelin appelle à prendre cette idéologie « écofasciste » au sérieux, sans nous faire perdre de vue que le danger le plus pressant réside plutôt dans l’avènement d’un capitalisme autoritaire, qu’il soit fossile ou vert.

L’envie d’aborder dans nos pages la question de l’écofascisme vient d’abord de la polémique qui a suivi la participation du journaliste animaliste Hugo Clément à un débat organisé par Valeurs actuelles, où il était placé face à Jordan Bardella, président du Rassemblement national (RN). Mais ce qui nous a d’abord surpris, c’est de voir les réactions de beaucoup de gens à gauche et parmi les écolos qui se sont offusqués en disant que « l’écologie, c’est de gauche ». Ne trouves-tu pas ça surprenant ?

Concernant ce débat, c’est assez cocasse de voir Hugo Clément accepter l’invitation d’un journal qui n’a jamais rien eu d’écologiste et qui a, à de nombreuses reprises, fait preuve d’une franche hostilité envers l’écologie. Il y avait vraisemblablement des deux côtés une volonté de faire un coup de com’ et d’atteindre des publics qu’ils n’ont pas l’habitude de toucher. Pour revenir à ta question, il y a deux écueils par rapport à cette question du lien entre l’écologie et l’extrême droite. D’une part, historiquement, on a lié les deux pour mieux discréditer les écologies critiques du capitalisme et de l’anthropocentrisme en les associant à des choses conservatrices, autoritaires, voire fascisantes. Ce sont tous ces noms d’oiseaux : « Khmers verts », « Ayatollahs de l’écologie », ou bien les associations faites entre le nazisme et l’amour de la nature…

Grand entretien à retrouver dans notre numéro 58 « L'empire logistique », en librairie et sur notre boutique.


Inversement, à l’autre extrême du spectre, on a des gens qui voudraient absolument que l’écologie soit « de gauche » et excluant toute appropriation par le camp conservateur ou réactionnaire. Je ne suis pas d’accord avec cette position. Évidemment, si l’on définit l’écologie en intégrant systématiquement la lutte contre les inégalités, alors oui, l’écologie est de gauche, mais c’est une définition très minimaliste de l’écologie. Si on comprend cette dernière comme une pensée ou une organisation politique qui se donnerait pour but de préserver les conditions d’habitabilité de la Terre, alors cette ambition-là peut en effet se décliner sous des formes politiques extrêmement variées qui vont des projets identitaires jusqu’à des projets de communisme libertaire. Le projet émancipateur, de gauche, n’est à mon sens pas intrinsèque à l’écologie. 

On semble avoir oublié que les attaques les plus intelligentes et violentes vis-à-vis de certains courants de l’écologie politique considérés comme réactionnaires proviennent historiquement de la gauche elle-même, et de certaines de ses figures proéminentes comme Murray Bookchin, par exemple… Beaucoup ont cru voir ou craint de voir émerger une « écologie de droite ». Pour autant, s’il y a maintenant de l’écologie « à droite », peut-on vraiment parler d’écologie « de droite » ? Est-ce simplement de l’opportunisme, ou une vraie évolution idéologique ?

Quand on se penche sur la Nouvelle Droite qui, en France, a vraiment été l’incubateur d’une pensée écologiste de droite, on constate effectivement une élaboration théorique assez charpentée articulant écologie et pensée identitaire. L’inquiétude écologique de ces gens-là est sincère. Par contre, plus récemment, les timides évolutions de la communication écolo du RN relèvent complètement de l’opportunisme politique. Face aux inquiétudes croissantes dans la société vis-à-vis des dégâts provoqués par le réchauffement climatique, il y a des gens à l’extrême droite qui réalisent qu’ils risquent de beaucoup perdre à ne pas développer un discours un peu cohérent sur cette question : dans les 44 % de votants au second tour en faveur de Marine Le Pen, il n’y a évidemment pas que des climato-négationnistes, il y a surtout des gens préoccupés par l’état des forêts, le climat, les sécheresses, les canicules, etc.

Il est impératif de déconstruire la rhétorique du RN ou de l’extrême droite sur l’écologie et les questions identitaires

De la même manière que se développe un « fémonationalisme » ou un « homonationalisme » dans certains de leurs discours pour intégrer les questions sociétales, on voit timidement apparaître une rhétorique « éconationaliste ». Mais pour le moment, c’est quand même loin d’être au point. Il y avait Hervé Juvin qui travaillait au RN sur ces questions avant d’être condamné pour violences conjugales. Andréa Kotarac travaille aussi dessus (lire ci-dessous). L’écologie reste assez étrangère à ce parti à ce stade. Les votes RN ces dernières années au Parlement européen sur les questions d’écologie révèlent que ce parti s’oppose systématiquement à toute mesure de diminution des gaz à effet de serre, de réduction de l’usage de pesticides, de réduction des plastiques, de réduction de la consommation carnée… Ce qui domine pour l’instant, c’est le vieux fond libéral, productiviste et technosolutionniste.

Le Manifeste localiste

En décembre 2020, deux proches du Rassemblement national (RN), l’eurodéputé Hervé Juvin et l’ex-militant insoumis Andréa Kotarac, annoncent la création du « Parti localiste », présenté comme une structure agissant « en complément » du parti de Marine Le Pen. Dans le manifeste « Chez nous » publié quelques mois plus tard et censé apporter une charpente idéologique au mouvement, les deux élus tentent de faire de la défense de l’identité et des territoires le ferment d’une « écologie authentique ».

D’une certaine manière, que le RN soit forcé d’intégrer l’écologie dans ses éléments de communication représente une victoire : la prise en compte de l’écologie est devenue hégémonique. Est-ce que cela impose de repenser notre stratégie, maintenant que la question de faire prendre conscience de ces enjeux n’est plus centrale ?

Précisons que ça dépend des contextes. Aux États-Unis, par exemple, le climato--négationnisme continue d’être fort. En France, est-ce qu’on peut se réjouir de ça ? D’un point de vue purement abstrait, on pourrait se féliciter du fait que la préoccupation écologique a « gagné », certainement du fait de la diffusion d’idées mais aussi proba-blement du fait de la multiplication des canicules et des événements météoro-logiques extrêmes. Là où c’est moins réjouissant, c’est que toutes les formations politiques sont dorénavant obligées de s’approprier la question dans des directions et suivant des logiciels qui sont très éloignés de l’émancipation. Autrement dit, l’écologie va être de plus en plus articulée à des formes répressives, stigmatisantes.

Je suis en désaccord avec Hugo Clément lorsqu’il dit qu’il faut se réjouir du fait que l’extrême droite s’approprie ces questions au motif que si le RN arrivait au pouvoir, il vaudrait mieux qu’il soit écolo que pas écolo : pour moi, l’écologie n’a de valeur que si elle est articulée à un projet d’émancipation. Comme la définissait Bernard Charbonneau, l’écologie, c’est nature et liberté. Préserver la nature en sacrifiant la liberté ne m’intéresse pas du tout. Et à chaque fois qu’elle sacrifie un des deux pôles, la gauche se plante. À partir du moment où l’écologie devient politique, elle ne peut pas rester dans sa bulle et est obligée de s’articuler aux autres enjeux politiques de l’émancipation et notamment aux questions antiracistes. Le nœud de l’écologie politique émergente de l’extrême droite, ça reste le racisme et l’hostilité à l’immigration. 

Ces nouvelles formes d’écologie identitaire imposent au camp de l’émancipation, le nôtre, de faire un peu plus que de simplement dire qu’il faut une écologie en lien avec les inégalités… On ne pourra juste pas balayer ça d’un revers de main.

Il est impératif de déconstruire la rhétorique du RN ou de l’extrême droite sur l’écologie et les questions identitaires, en commençant par analyser leurs discours et leurs éléments rhétoriques comme « l’écologie, c’est la frontière », ou « il faut se défendre face aux espèces invasives ». Il nous faut construire un outillage pédagogique. Je suis assez sceptique sur le fait qu’un régime réellement écofasciste, au sens d’un régime idéologique articulant écologie et projet identitaire, puisse advenir en France. Par contre, avec les échéances écologiques qui se resserrent et les catastrophes qui s’accélèrent, il est certain que l’extrême droite va se mettre à bosser. C’est pourquoi il est important de s’armer intellectuellement, ne serait-ce que pour faire en sorte qu’ils ne puissent pas emporter la conviction dans les débats, dans les médias, dans leurs meetings, etc.  

Si tu ne crois pas à l’instauration d’un régime écofasciste, tu as tout de même pris dans ton livre cette hypothèse au sérieux. Pourquoi avoir retenu le mot « fascisme », très chargé historiquement, pour décrire cette idéologie ?

La question lexicale était vraiment importante pour moi, notamment parce que j’ai essayé de faire un livre rigoureux. Ce projet d’ouvrage démarre en 2019. Deux attentats sont perpétrés : l’un à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, et l’autre à El Paso, au Texas. À Christchurch, c’est une mosquée qui est visée, et l’attentat fait 50 morts. À El Paso, un supermarché fréquenté par des Latino-Américains, 22 morts. Ces attentats ont été perpétrés par deux terroristes suprémacistes blancs qui écrivent des manifestes où ils se présentent eux-mêmes comme écofascistes. Premier élément de réponse, donc : le terme a été revendiqué par des acteurs qui laissent des morts derrière eux, et il mérite d’être pris au sérieux.

Côté universitaire, il y a des débats historiographiques et politiques très virulents sur la pertinence du concept de fascisme tout court. Certains disent qu’il ne faut surtout pas l’utiliser au motif qu’il renvoie à une séquence de l’histoire maintenant terminée. D’autres rétorquent qu’il ne faut surtout pas s’interdire d’utiliser ce terme. Initialement, je me situais quelque part entre ces deux positions. Par ailleurs, ce terme a également été employé par des penseurs de l’écologie politique dans le passé pour décrire certaines formes d’éco-autoritarisme. J’ai donc choisi d’utiliser écofasciste en sachant qu’il fallait essayer de le désencombrer de tous ces débats considérables. 

Je trouve intéressant de noter qu’on s’étonne parfois qu’il n’y ait pas encore eu d’actes d’écoterrorisme, comme le fait Andreas Malm dans Comment saboter un pipeline, compte tenu de la gravité de la crise. Et pourtant, des attentats ont bien eu lieu, mais pas de la part de ceux qu’on croyait…

Il y a eu du sabotage dans notre camp, et on pourrait aussi prendre en compte les attentats perpétrés par Unabomber qui se raccrochent de loin à l’écologie (lire ci-dessous). Mais c’est vrai que les attentats qui ont été perpétrés au nom de l’écologie l’ont été par des suprémacistes blancs. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils n’ont pas visé des patrons de Total ou d’ExxonMobil : ils ont visé des personnes immigrées ou des personnes associées à une minorité considérée comme menaçante, en l’occurrence des musulmans. C’est ça l’écofascisme : au lieu de s’attaquer aux véritables responsables de la crise et aux rapports sociaux capitalistes, on va ériger certains, souvent parmi les plus vulnérables, comme principaux responsables de la crise. Heureu-sement, ces actes n’en ont pas inspiré d’autres du même type… 

Unabomber

Théodore Kaczynski dit « Unabomber » est un militant anarchiste et « néo-luddite » américain qui s’est livré à des actes terroristes de la fin des années 1970 au début des années 1990 sur le sol états-unien. En 18 ans, ses colis piégés, visant diverses cibles généralement liées à l’industrie informatique (directeurs de magasins, patrons, universitaires…) causent la mort de 3 personnes et font 23 blessés, entraînant le FBI dans la chasse à l’homme la plus coûteuse de son histoire. Âgé de 81 ans aujourd’hui, il purge une peine à perpétuité dans le Colorado. Il est l’auteur de plusieurs écrits où il s’attaque au progrès technologique et à la société industrielle qui mettent en péril la nature et l’homme, et justifie ses actes de violence par l’autodéfense contre l’État et les dégâts qu’il engendre.

Pour rentrer dans le détail de la notion : comment définirais-tu l’écofascisme ?

Le premier usage du terme écofascisme est, je l’ai mentionné, un usage diffamatoire et fantaisiste. Luc Ferry ou Valeurs actuelles, par exemple, ont associé les écologies critiques au fascisme pour les disqualifier et les discréditer. Le deuxième usage du terme, c’est celui qui se propage dans les années 1970 chez des auteurs comme André Gorz ou Bernard Charbonneau, et qui est plutôt synonyme d’éco-autoritarisme. C’est l’idée que le capitalisme, à mesure que la crise écologique va s’aggraver, va être de plus en plus tenté par des modes de gestion autoritaires et coercitifs des ressources, des territoires et des populations. Sauf que dans ce sens-là du terme, l’écofascisme n’est pas rattaché à des idéologies racistes ou nationalistes. On a davantage affaire à une gestion de facto des États face à une crise subie, sans que nécessairement cette gestion soit accompagnée d’une rhétorique de protection de la nature.

Le troisième usage, enfin, vise plutôt les pensées écologistes anglo-saxonnes critiques de l’anthropocentrisme. Celles-ci défendent souvent des positions dites « écocentrées », qui accordent beaucoup de valeur aux communautés, aux totalités écosystémiques, plutôt qu’à telle ou telle espèce (dont l’humain). On courrait alors le risque que des forces ou des régimes politiques mal intentionnés s’approprient ces idées-là pour justifier, au nom de l’intérêt supérieur d’un écosystème compris comme communauté élargie, de la biosphère ou du climat, la stigmatisation, voire le sacrifice de certaines populations considérées comme surnuméraires en raison de leur nombre ou en raison d’un mode de vie qui aurait un impact excessif sur le climat. Dans la définition que je donne de l’éco-fascisme, je retiens d’un côté l’aspect auto-ritariste et de l’autre l’aspect de ce que j’appelle un « holisme sacrificiel ». Contrairement aux définitions classiques, j’essaie vraiment de lier, dans ma définition, l’écofascisme à ces éléments en y ajoutant les ingrédients du racisme et de l’anti-immigrationniste. 

Tu fais bien le distinguo dans ton livre entre les multiples trajectoires de l’écofascisme, compte tenu de la multiplicité des contextes nationaux. Tu abordes notamment dans un chapitre le processus de « fascisation de l’écologie » propre aux États-Unis, à laquelle tu opposes une « écologisation du fascisme » qu’on retrouve en France, et dont le principal artisan a été la Nouvelle Droite. Peux-tu revenir sur ce groupe ?

La désignation de Nouvelle Droite, un peu commode, a été retenue par les historiens des idées pour désigner une nébuleuse qui apparaît dans les années 1960-1970 et qui existe encore aujourd’hui. C’est la seule à avoir élaboré une vision écologique identitaire un peu charpentée. Tout commence dans les années 1960. L’extrême droite est alors au fond du trou, sortie discréditée idéologiquement et politiquement de sa compromission avec les régimes fascistes lors de la Seconde Guerre mondiale. Certains, comme Alain de Benoist, comprennent que si l’extrême droite ne renouvelle pas son logiciel intellectuel, elle sera vouée à la marginalité. Un des enjeux est de renoncer au racisme sous sa forme classique, c’est-à-dire biologique, postulant une hiérarchie entre les races. Alain de Benoist, entre autres, va élaborer un racisme que les historiens des idées ont appelé « ethnodifférentialiste » et « hétérophile » : on ne va plus parler de race, pas plus que de hiérarchie entre elles, mais de cultures distinctes et incommensurables.

C’est-à-dire que ce « nouveau racisme » repose sur un éloge de l’Autre et de la diversité, rejetant la hiérarchie et l’hétérophobie qui lui est associée. Mais attention, ces cultures diverses sont d’autant plus appréciables qu’elles persévèrent dans leur diversité. Le noyau commun entre ce nouveau racisme et le racisme antérieur, c’est ce que Pierre-André Taguieff a appelé la « mixophobie », la hantise du métissage – sinon du sang, des cultures. Cette idéologie rompt d’ailleurs avec le nationalisme chauvin : la Nouvelle Droite est antinationaliste, européiste (on y célèbre la « civilisation européenne »), et même hostile au christianisme – ce qui n’empêche pas un dialogue avec le RN et les différents courants nationalistes. La Nouvelle Droite va par exemple renverser la rhétorique anticolonialiste : elle s’oppose à tous les colonialismes, autant celui qu’ont perpétré les puissances européennes au cours des siècles passés que ce qu’elle juge être la colonisation dont nous sommes nous-mêmes les victimes de plus en plus avec ces populations du Sud qui arrivent chez nous. 

Par ailleurs, ce qui est intéressant, c’est de voir que cet ethnodifférentialisme va défendre une stratégie métapolitique qui consiste non pas à chercher la prise de pouvoir directe mais à infuser idéologiquement différents courants politiques de droite. Il va d’ailleurs y arriver : aujourd’hui, le RN défend un racisme ethnodifférentialiste et a complètement abandonné les références à des races biologiques. 

À quel moment le tournant écologique s’opère ?

On en arrive à l’écologie par différents biais. Déjà, on a en toile de fond de ce différentialisme un anti-universalisme très fort : si on entend défendre l’étanchéité des cultures les unes aux autres, il faut refuser toutes les idéologies qui partent du principe qu’il y a une commune humanité ou une humanité partagée, idéologies qui favoriseront nécessairement le mélange et le métissage. Cet anti-universalisme va rapidement, au sein de la Nouvelle Droite, se cristalliser en hostilité au christianisme qui est considéré comme la matrice de toutes les idéologies universalistes. C’est à travers cette hostilité au christianisme que va débuter, à partir de la fin des années 1980, une conversion à l’écologie.

Cela va passer notamment par la découverte de la pensée écologiste anglo-saxonne où se déploient des critiques de l’anthropocentrisme et des attaques contre le rôle du christianisme dans l’hégémonie d’une vision anthropocentrique du monde – l’homme au centre de la création, l’injonction à soumettre la terre, multiplier et croître…  C’est d’ailleurs dans la revue Krisis, appartenant à la Nouvelle Droite, qu’est traduit pour la première fois en français un des grands articles et classique des idées écolo, signé du médiéviste Lynn White, qui explore les racines chrétiennes de la crise écologique. 

La jonction se fait aussi par le versant de l’anticapitalisme. Pour la Nouvelle Droite, si le christianisme est la matrice de l’universalisme, le capitalisme est la reprise de ce projet lors de l’entrée dans la modernité. Au capitalisme serait dévolue la tâche d’unifier le monde par la marchandisation et plus tard la démocratie – ou qu’on appelle à l’extrême droite le « droit-de-l’hommisme », l’universalisation des valeurs occidentales. On va rapidement trouver des prises de position dans la Nouvelle Droite en faveur de la décroissance, la relocalisation des activités, mais aussi des êtres humains.

Finalement, une personnalité qui incarne bien cette reconfiguration, c’est Renaud Camus, théoricien du « Grand remplacement », volontiers anticapitaliste, reconnaissant l’existence de la crise climatique, mais uniquement en regard des « invasions » de populations à venir qu’il faudrait donc « remigrer » pour se protéger… D’ailleurs, sa théorie a été revendiquée par l’auteur écofasciste des attentats de Christchurch.

Renaud Camus n’est pas historiquement un membre de La Nouvelle Droite. Il se rapproche de ce que sont aujourd’hui les figures héritières de la Nouvelle Droite, notamment François Bousquet, qui est donc le rédacteur en chef de la revue Éléments et directeur de la Nouvelle Librairie, dont les éditions publient les ouvrages de Renaud Camus. Il y a eu une convergence entre ces différentes figures. L’arrivée de populations du Sud dans nos pays provoque ce qu’il nomme un « génocide par substitution », et il le lie aux dynamiques capitalistes en faisant valoir une alliance objective des patrons et des immigrés pour peser à la baisse sur les salaires des populations autochtones.

Il est également sensible à la question écologiste – c’est un esthète, un amateur de peinture, de beauté paysagère et naturaliste. Le génocide par substitution qu’il croit déceler est aussi un écocide, parce que les populations migrantes, par leur taux de natalité d’une part, par les modes de vie qu’elles adoptent d’autre part, seraient les principales responsables des politiques d’artificialisation des sols, par exemple, de la destruction de nos milieux, de nos écosystèmes, etc. 

Ce qui est compliqué, c’est qu’ils vont sur des terrains communs. Par exemple, de nombreux courants écologiques « de gauche » font aussi l’apologie de la diversité en soi, son apport incommensurable aux écosystèmes comme aux sociétés… Bien sûr, si l’on creuse, on se rend compte que l’un fait cet éloge sur le mode de l’interaction et de l’inclusion, et l’autre sur le mode de l’exclusion. Mais encore faut-il être capable de le faire comprendre.

Une des stratégies et même le grand coup de force de ces gens-là, c’est de réussir à tout mélanger, à créer énormément de confusion. Le piège serait de tout faire pour s’en distinguer : parce que des écofascistes font l’éloge de la diversité, alors on se retrouve à critiquer la diversité pour s’en distinguer. Il ne faudrait surtout pas tomber dans un réflexe anti-fasciste un peu naïf, faire n’importe quoi pour se désolidariser absolument des idées qu’ils tiennent. Ils sont très malins : ils savent très bien que si on tombe dans ce piège, on s’enfoncera nous-mêmes dans des contradictions, des apories insurmontables.

Même si je suis mal à l’aise avec l’abandon total de l’universalisme réflexif par certains courants à gauche, je pense qu’on peut aussi faire l’apologie de la diversité, en l’occurrence des territoires, des lieux… Il est primordial de ne pas abandonner le sens des lieux à l’extrême droite et de penser, à gauche, les attachement à des lieux concrets, spécifiques, les récits de vie qui se tissent autour d’eux et qui forgent des identités communes. Il serait dramatique de se détourner du local pour se recentrer uniquement sur le global planétaire. Pour autant, il faut que ça reste arrimé à une boussole universaliste : la reconnaissance de la commune humanité et d’une condition terrestre partagée. Il nous faut articuler ces différentes échelles, sans jamais sacrifier l’une à l’autre.

Tu arrives dans ton livre à la conclusion qu’il n’y a pas réellement d’écofascisme aujourd’hui en France. Un substrat existe, une pensée écofasciste articulée existe, on vient de le voir, mais elle ne trouve pas de réel relais dans les formations politiques. Est-ce qu’il y a vraiment un avenir pour cet écofascisme, cette écologie identitaire? 

Il n’y a jamais eu à ce jour de régimes politiques écofascistes. Il y a des idéologies écofascistes, en revanche. En France, même si la Nouvelle Droite n’a pas vraiment de relais, et qu’il y a beaucoup de dissensions idéologiques avec le RN, ils préfèreront quand même toujours des nationalistes ou des chrétiens traditionalistes à des modernistes cosmopolites. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’ils sont en dialogue permanent avec ces forces politiques-là. Mais mon approche n’est pas celle d’un lanceur d’alerte, et je ne pense pas que cet écofascisme soit la principale menace politique à laquelle nous sommes confrontés. Les principales forces d’extrême droite dans le monde aujourd’hui sont ultranationalistes et n’en ont vraiment rien à faire de l’écologie. On se dirige donc plutôt vers ce que Jean-Baptiste Fressoz a conceptualisé comme le « carbo-fascisme » ou ce que le collectif Zetkin appelle un « fascisme fossile » dont on a déjà vu les prémices chez Trump, Bolsonaro, Poutine, Modi, etc.

J’ajouterai que quand bien même un parti, mettons le RN, ferait une mue idéologique dans la direction d’un écofascisme, et serait élu après ça, est-ce qu’il agirait réellement en conséquence ? Honnêtement, je ne pense pas. Il peut être intéressant de faire le parallèle avec les fascismes historiques : une fois arrivés au pouvoir, ils ont généralement renié tout ce qui les avait amenés là – anti-capitalisme, rhétorique ruraliste, antimodernisme… On a trop souvent fait l’erreur d’analyser, d’appréhender les fascismes historiques à l’aune de leur appareil idéologique de départ plus qu’à l’aune de ce qu’ils ont fait concrètement. C’est en partie ce qui a conduit à ces visions fantaisistes du nazisme comme « précurseur de l’écologie » : arrivés au pouvoir, ils ont tout envoyé aux oubliettes. 

Biographie

Pierre Madelin est essayiste et traducteur. Après une formation de philosophie à la Sorbonne, il s’est spécialisé dans les humanités écologiques. Il enseigne aujourd’hui la philosophie de l’écologie à l’université Ecosur, au Chiapas (Mexique), où il réside. Il a récemment écrit La Terre, les corps, la mort (éditions Dehors, 2022) et La Tentation écofasciste (Écosociété, 2023).

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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