Tribune

Où en est la critique des sciences aujourd'hui ?

Cette année, la mégacrise engendrée par la pandémie de Covid-19 a révélé la nécessité d'une remise en cause radicale de nos modes de vie, de production et de consommation, mais aussi, plus globalement, de notre modernité, dont la science et la technique constituent deux des piliers fondamentaux. Anthony Laurent, créateur et rédacteur en chef de Sciences Critiques, revient sur l'histoire et rappelle l'actualité de la mise en débat des développements technoscientifiques.

Répondre à la question « où en est la critique des sciences aujourd'hui ? » n'est pas chose aisée. D'une part, parce qu'il est bien difficile d'établir une cartographie précise des lieux, des collectifs et des actions se plaçant résolument dans une perspective critique de la recherche, de l'expertise scientifique et de l'innovation technologique. D'autre part, parce qu'il n'y a tout simplement pas de définition officielle de ce qu'on appelle en France, depuis les années 1970, la « critique des sciences » (ou la critique de la science, au singulier). Pour le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond [1], la critique de science doit avant tout permettre à la pratique scientifique, soumise à un regard-aiguillon extérieur, de devenir une activité culturelle à part entière, à l'instar de la critique d'art pour le milieu artistique. Cette critique favorise, selon lui, la « mise en culture » de la science. Pour le biologiste Jacques Testart, il s'agit plutôt de « démystifier » l'activité scientifique pour « permettre aux citoyens de développer l'audace nécessaire pour pouvoir porter des jugements sur les institutions et leurs productions ». Cette critique œuvre, selon lui, à la « nécessaire mise en démocratie » des développements technoscientifiques.

Pour savoir où en est la critique des sciences aujourd'hui, il faut d'abord répondre à la question « d'où vient-elle ? ». Depuis au moins la Seconde Guerre mondiale et l'invention de la bombe atomique et des armes chimiques, la remise en question, pour ne pas dire en cause, des orientations et des finalités de la recherche scientifique est le fait des chercheurs eux-mêmes – ou en tout cas de ceux qui jouissent de l'autorité que leur confèrent leurs fonctions au sein de la communauté scientifique [2]. C'est ce qu'on appelle la critique interne de la science. À l'heure actuelle, cette critique existe toujours. Elle est portée par celles et ceux qui ont connu et qui ont été influencés par l'effervescence politique et intellectuelle de Mai-68 et des années 1970, mais aussi par une nouvelle génération de chercheurs engagés politiquement qui, à la faveur de la crise sociale et écologique actuelle, interrogent à leur tour les objectifs de leur propre travail et, plus largement, les impacts des productions de laboratoire sur la société. Parmi ces scientifiques critiques, on peut noter l'existence, depuis 2002, de l'association Sciences Citoyennes, co-fondée par Jacques Testart. Cela étant dit, l'évolution des conditions de travail des chercheurs depuis le tournant néolibéral des années 1980 (précarisation des emplois, individualisation des carrières, privatisation et contractualisation de la recherche, financements par projet...) fragilise de plus en plus leurs capacités de mobilisation. L'échec du récent mouvement de contestation contre la future Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) est un exemple, parmi d'autres, de leurs difficultés à bousculer l'ordre établi.

Questionnant les prétentions de la science à la neutralité et à l'objectivité, tout en analysant la place et le rôle de la recherche, de l'expertise scientifique et de l'innovation technologique dans la société, la critique des sciences constitue également, depuis les années 1970, un vaste champ des sciences humaines et sociales (SHS), à travers ce qu'on appelle les « études sur la science » (ou Science Studies, en anglais) ou encore le domaine Sciences, technologies et société (STS, Science and Technology Studies). Multi- et interdisciplinaire, ce champ de recherche, apparu dans un contexte sociopolitique et intellectuel fortement marqué par le marxisme, s'appuie sur des travaux en sociologie, histoire, philosophie, épistémologie, anthropologie, psychologie, économie, science politique, etc. On pourrait également évoquer les « humanités » enseignées dans certaines universités états-uniennes et européennes. De nos jours, ces différents champs des SHS sont représentés publiquement par des personnalités occupant une place intermédiaire entre le monde académique et la sphère publique, comme, par exemple, Edgar Morin, Bruno Latour ou encore Philippe Descola. Toutes ces études sur la science permettent de déconstruire le mythe de la « science pure » [3] en mettant en cause les représentations communes et dominantes de la science comme une activité neutre et supérieure à d'autres modes de connaissance véhiculées par l'idéologie scientiste.

Enfin, la critique des sciences est portée par une troisième et dernière catégorie d'acteurs : la société civile. Il s'agit de la critique externe des sciences. Elle est incarnée par des citoyens éclairés, de formation scientifique ou non, critiques des implications et des applications de la recherche technoscientifique, comme par des citoyens ordinaires dont la vie intime, personnelle et sociale est directement impactée par les développements des technosciences. Réunis bien souvent en collectifs ou en associations, ces citoyens engagés se mobilisent principalement sur les sujets de société et les controverses dites « sociotechniques » [4] liés à l'environnement et à la santé publique, ou encore à ce qu'on appelle, depuis la fin des années 1990, la « santé environnementale ». Parmi ces citoyens, les « lanceurs d'alerte » [5] (ou whistleblower, en anglais) représentent à la fois, par leurs actions de terrain, médiatiques et judiciaires, des vigies et des aiguillons à même d'enrichir et d'orienter la recherche, l'expertise scientifique et l'innovation technologique – même s'il manque toujours aujourd'hui les arènes démocratiques idoines pour débattre collectivement de ces dernières. La critique externe des sciences est intéressante en ce qu'elle rappelle que tous les citoyens ont un droit de regard sur les débouchés de la recherche et que les savoirs empiriques, que constituent, par exemple, les savoirs ouvriers, paysans, traditionnels et autochtones, ne sont pas moins valides et valables que les savoirs scientifiques pour comprendre le monde.

Paru en 2014, l'ouvrage collectif Survivre et vivre [6] restitue, à travers la publication des textes écrits par les scientifiques critiques du mouvement Survivre et vivre, la « joyeuse radicalité » de la critique des sciences de l'après Mai-68 et de la première moitié des années 1970. Un demi-siècle plus tard, qu'en reste-il ? Il semble qu'après deux décennies (1980-2000) d'existence marginale – et marginalisée – la critique des sciences sorte aujourd'hui de son relatif silence. Comme leurs prédécesseurs, les critiques actuels, qu'ils soient internes ou externes à l'institution scientifique, se mobilisent, depuis le début des années 2000, autour des enjeux environnementaux, sociaux et politiques soulevés par la crise écologique et climatique. Notons ainsi l'existence de l'Atelier d’Écologie politique (Atécopol) à Toulouse, mais aussi des collectifs Labos 1point5 et Rebellion scientifiques. Dans le champ de l'information, un média alternatif comme Sciences Critiques, créé en 2015, s'inscrit pleinement dans la filiation de ces revues dites « éphémères » des années 1970, comme Survivre... et Vivre, Labo-contestation ou encore Impascience. A l'ère de l'Anthropocène et à l'heure du « capitalisme vert », cette critique écologiste du système techno-économique (ou techno-libéral) complète avantageusement la critique sociale du néolibéralisme.

Si la critique des orientations et des objectifs de la recherche scientifique demeure donc en ce début de XXIesiècle, celle de l'emprise des nouvelles technologies, des technosciences et de la technocratie – ce que le penseur Jacques Ellul a nommé « la Technique » [7] – sur les vies humaines et le monde vivant fait aujourd'hui florès, au même titre que la critique de la croissance et du Progrès. Cette technocritique est étayée par des scientifiques des sciences « dures », principalement des sciences de l'environnement et du climat, comme par bon nombre de chercheurs et de penseurs engagés (feu Bernard Stiegler, Eric Sadin, Serge Latouche, Jean-Baptiste Fressoz, François Jarrige, Alain Gras, Pièces et Main-d’oeuvre...). Elle est également animée par des militants associatifs réunis au sein de collectifs – comme Technologos, L'Atelier paysan, Écran total, Lève les yeux, etc. Parmi les terrains de lutte des technocritiques figurent, par exemple, l'émergence et l'expansion de la 5G, de la reconnaissance faciale, de l'intelligence artificielle, des big datas, des écrans, du numérique, du transhumanisme, etc. Cette année, la mégacrise engendrée par la pandémie de Covid-19 a révélé – s'il le fallait encore –, de façon brutale et spectaculaire, la nécessité d'une remise en cause radicale de nos modes de vie, de production et de consommation, mais aussi, plus globalement, de notre modernité, dont la science et la technique constituent deux des piliers fondamentaux.

[1] Jean-Marc Lévy-Leblond, (Auto)critique de la science, Seuil, 1973.

[2] Renaud Debailly, La critique de la science depuis 1968. Critique des sciences et études des sciences en France après Mai 68, Hermann, 2015.

[3] Oblomoff, Un futur sans avenir. Pourquoi il ne faut pas sauver la recherche scientifique, L’Échappée, 2009.

[4] Yannick Barthe, Michel Callon et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, 2001.

[5] Francis Chateauraynaud et Didier Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l'alerte et du risque, EHESS, 2013.

[6] Céline Pessis (coord.), Survivre et vivre. Critique de la science, naissance de l'écologie, L’Échappée, 2014.

[7] Jacques Ellul, La Technique ou l'Enjeu du siècle, Armand Colin, 1954.

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