Pénuries et réponse politique

Manuel de gestion néolibérale des pénuries

Les derniers discours présidentiels et les annonces gouvernementales qui ont suivi révèlent une curieuse similarité avec la gestion de la crise sanitaire, laboratoire du contrôle social à l’heure néolibérale. De là, il est facile d’imaginer à quoi pourrait ressembler la réaction du gouvernement en situation de pénurie. Exemple.


Phase de pourrissement

La phase de pourrissement précède la débâcle mais voit les dirigeants minimiser la profondeur du gouffre. C’est le moment de l’estimation des gains et des pertes politiques : des actions préventives trop fortes sont jugées dangereuses électoralement ; on préfère alors miser sur une résolution des problèmes par eux-mêmes et reporter la responsabilité sur d’autres. Un numéro d’équilibriste qui demande de la dextérité : les gouvernants doivent pouvoir incarner le rempart républicain en soulignant la gravité (relative) de la situation, tout en parvenant à justifier qu’aucune mesure réelle ne soit prise. La grandiloquence, à cet égard, est toujours utile : à grand renfort de superlatifs et d’effets de manche rhétoriques, elle alerte en même temps qu’elle rassure.

C’est la fin d’une ère (de l’abondance, des évidences et de l’insouciance), chers concitoyens, mais nos dirigeants ont un cap et vont le tenir ! La seule raison d’un possible échec… serait les Français eux-mêmes ! Alors si ces « Gaulois réfractaires » ne jouent pas le jeu, ils ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes. Comme à cette époque bénie – souvenez-vous – où les Français ne respectaient pas comme il fallait les gestes barrières… mais ne pouvaient surtout pas se procurer de masque.

 → Éléments de langage principaux : grandiloquence et responsabilisation. 


Phase de gestion du chaos

Ça y est, c’est la crise. Les gens se battent dans les stations-service et les produits de première nécessité commencent à manquer, tandis que 10 millions de Français ont éteint leurs chauffages et que les premières coupures d’électricité plongent des foyers dans le noir. Le gouvernement l’avait bien dit, mais les Français, comme à leur habitude, se sont comportés comme des irresponsables. La bienveillance a des limites : maintenant il va bien falloir sortir la férule et sévir. Mais qu’ils se rassurent, les dirigeants ont beau être déçus, ils sont aussi magnanimes et vont tout faire pour gérer la situation. Ils ne se refusent rien, d’ailleurs : « toutes les options sont à l’étude » etun « plan de sobriété renforcée » sera bientôt dévoilé.

D’ici là, c’est le « signal-prix » qui commande, soit le jeu de l’offre et de la demande, qui va permettre de réguler les comportements délétères et d’encourager chacun à se montrer responsable. Vous avez dit « loi de la jungle » ? Non : cette recette fonctionne déjà très bien sur les marchés financiers. Le gouvernement confie aux acteurs de la « société civile » et aux « parties prenantes » la tâche de prendre les mesures qu’ils estiment utiles pour réguler les comportements des usagers. Il est toujours temps d’éviter un « plan de sobriété super renforcée » – mais le gouvernement n’hésitera pas à l’activer si la situation venait à s‘aggraver.

 → Éléments de langage principaux : infantilisation et culpabilisation. 


Phase austéritaire-autoritaire

À la surprise générale, les mesures incitatives ont échoué à endiguer la crise. Des centaines de milliers de gens sont dans la rue, et les journaux télévisés ouvrent sur des images d’enfants frigorifiés et de personnes âgées en sous-nutrition. Désormais, annonce le président, l’engagement de l’État doit être total et il en appelle aux soutiens de ces « Français et Françaises qui se sont montrés si dignes durant les confinements ». Le plan « écologie intégrale et résilience systémique » est activé, prévoyant un rationnement sur l’énergie et les denrées alimentaires, sans toucher à l’activité économique ni réquisitionner la production alimentaire des agro-industriels. « Nous sommes en guerre contre la pénurie », conclut-il. « La coercition, c’est la liberté », ajoute le ministre de l’Intérieur quelques jours plus tard.

Le volet « résilience » du plan prévoit l’accroissement des subventions aux agriculteurs français détenant des exploitations de plus de 1 000 hectares, la réouverture des mines de charbon dans les bassins houillers du Nord et l’obligation pour tout chômeur et vagabond de se porter volontaire pour y travailler, la spécialisation dans des cultures à haut rendement, l’ouverture de quinze EPR sur le territoire français ainsi que le « tout électrification » à l’horizon 2050.

 → Élément de langage principal : martialisation. 

Retrouvez cet article dans notre numéro 55 « Bienvenue dans l'ère du rationnement », disponible en kiosque jusqu'au 15 février et sur notre boutique. 


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