Bleu blanc vert : La chronique présidentielle

Campagne présidentielle : L'écologie est-elle liberticide ?

À chaque numéro, Socialter décrypte un enjeu écologique lié à la présidentielle de 2022 pour révéler les clivages et affrontements idéologiques qui se jouent au-delà des calculs politiques. Dans ce numéro, nous nous interrogeons sur le rapport qu’entretient l’écologie politique avec la démocratie et à la liberté.

« Ayatollahs de l’écologie », « Khmers », « fascisme vert », « Amish », « lobby de la décroissance »… L’écologie a ceci d’original dans le paysage politique qu’elle suscite un florilège d’analogies douteuses, l’intégrisme religieux copulant avec le sectarisme dans la nuit des heures les plus sombres de l’humanité. Quant aux bouches arrondies en cul-de-poule proférant ces mises en garde, c’est du sérieux, puisque ce front libertaire rassemble côte à côte le polémiste-candidat Éric Zemmour, le ministre de la modération Éric Dupond-Moretti, le facondeux Luc Ferry et même le décontracté présentateur d’antidébats Yves Calvi. Il faut dire que le danger est imminent, et que la « vague verte » aux municipales, jointe à la réduction de la limite de vitesse à 110 km/h de la part de la convention citoyenne pour le climat, a durablement traumatisé la mémoire de l’avant-garde du monde libre. Anticipant le flot d’invectives qui devrait très bientôt déferler dans les oreilles des électeurs-auditeurs, autant prendre dès à présent à bras le corps la question : l’écologie a-t-elle un problème avec la démocratie et la liberté ?

Reductio ad Hitlerum

« Oui », nous disent ses détracteurs. La preuve : les origines troubles de l’écologie remontent au nazisme, et Hitler était même végétarien, rendez-vous compte ! « Grattez le vert, vous trouverez le brun » : le reductio ad Hitlerum est pratiqué avec maestria en France depuis que l’inénarrable Luc Ferry et son ouvrage Le Nouvel Ordre écologique (Grasset, 1992) ont ouvert le bal. Le tour de force aura été de rapprocher le national-socialisme et le mouvement allemand pour la protection de la nature – le courant völkisch –, faisant du nazisme l’enfant d’une fusion de tendances ethnicistes, mystiques, naturalistes et antimodernes, et l’ancêtre de l’écologie. Sauf que rien ne tient dans cette analyse si l’on en croit les travaux des historiens un peu sérieux, comme Serge Audier le met en lumière dans La Société écologique et ses Ennemis (La Découverte, 2017). La greffe a du mal à prendre lorsqu’on se penche un peu plus longuement sur l’idéologie nazie. En résumé : d’une part, le nazisme fut moins caractérisé par un attachement à la nature qu’à un culte de la terre et du sang ; d’autre part, il fut un projet de modernisation radicale et d’industrialisation incomparable, ce qui jure quelque peu avec l’écologie d’aujourd’hui. Sans compter que faire du supposé soin porté aux espaces naturels une caractéristique spécifique des nazis et une preuve de leur lien à l’écologie, c’est occulter que le même phénomène se produit à cette époque en Amérique comme en URSS ou en Suisse. C’est aussi faire l’impasse sur le rapport entretenu par la plupart des courants historiques de l’écologie avec la démocratie. L’écologie sociale ? Elle promeut la démocratie directe, hyper locale, des petites entités articulées en fédération. L’écosocialisme ? Il s’ancre dans la tradition du socialisme démocratique, c’est-à-dire dans le respect de l’autonomie et de l’épanouissement du sujet ainsi que dans l’exercice de la démocratie dans toutes les sphères de la société. La décroissance ? Elle place la participation des citoyens et l’auto-­organisation au cœur de son programme. L’écologie technocritique ? La question de la petite taille de l’organisation sociale et le modèle de la cité grecque sont au cœur de ses réflexions. Et s’il est vrai que l’écologie profonde d’Arne Næss (1912-2009) a peu disserté sur la démocratie, il serait bon de rappeler que le philosophe avait été résistant.

Laissez-moi rouler

Bon, peut-être que l’écologie n’est pas fasciste… mais elle est punitive ! Comprenez : liberticide. À quelle liberté l’écologie entend-elle s’attaquer ? Rouler à 130 km/h, avoir trois véhicules motorisés par personne, acheter tout et n’importe quoi, n’importe comment, produit n’importe où, se ruer sur les vols charter le week-end, épuiser les sols et consommer du poison, s’offrir un smartphone comme il nous vient une envie de pisser... Si l’on se contente du niveau superficiel, il est clair qu’elle entend mettre un bon coup de rabot sur certains aspects de notre mode de vie contemporain. Autrement dit : interdire. Sauf que jusqu’à preuve du contraire, qu’il s’agisse de mettre une ceinture de sécurité, ne pas discriminer en fonction de la couleur de la peau, ne pas fumer dans une école ou porter un masque dans un lieu confiné en pleine pandémie, la société produit un certain nombre d’interdits que les mêmes thuriféraires de la liberté ne songent pas à discuter. Spoiler : la société est liberticide. Reste à déterminer – démocratiquement – à quelles libertés on touche. 

La tentation autoritaire

Peut-on pour autant balayer d’un revers de la main les discours accusant l’écologie d’entretenir un rapport particulier avec la liberté ? Certains, comme la philosophe spécialiste de la nature Catherine Larrère, s’inquiètent en effet de la montée d’une « tentation autoritaire » au sein de l’écologie. Celle-ci a même été formalisée par le penseur Hans Jonas (1903-1993) dans un livre publié en 1979 et resté célèbre : Le Principe responsabilité. Face à la catastrophe annoncée, le philosophe pose la question : « Avons-nous le droit de devenir inhumains pour que des humains restent sur terre ? » Puisque les mesures nécessaires à la préservation de la biosphère seront hautement impopulaires, elles ne seront pas prises par les responsables politiques soumis aux règles du pluralisme. Il faudrait donc s’en remettre à une élite éclairée et sa « tyrannie bienveillante ». L’autoritarisme communie dès lors avec le scientisme et l’idée que les scientifiques et experts en tous genres seraient plus à même de nous gouverner de la bonne manière. De même que, au nom de la catastrophe écologique, la technocratie capitaliste est tout à fait susceptible de se « verdir » au prix d’un autoritarisme très fort sur les ressources, le mode de vie et le partage des richesses. André Gorz (1923-2007) l’avait ainsi résumé : en partant de l’impératif écologique, on peut aussi bien arriver à un anticapitalisme radical qu’à un pétainisme vert, à un écofascisme ou à un communautarisme naturaliste. L’écologie politique n’est ni liberticide, ni antidémocratique : elle n’est qu’une des réponses possibles à la catastrophe. Et les alternatives ne sont guère réjouissantes. 

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