Décryptage et fausses informations

Jacques Rancière : de la nécessité de décrypter les déchets

Photo de Agence Olloweb sur Unsplash

Le décryptage. Voilà le credo d’un journalisme qui guide les foules ignorantes plongées dans l’obscurité d’une information trop complexe, trop foisonnante, trop riche. Jacques Rancière interroge ici cette notion et démontre qu’elle ne poursuit qu’un seul but : organiser le maintien de l’ordre social.

Il y a des mots qui ont l’art de vous plonger dans la plus grande perplexité. Par une bizarre circon­stance, ce sont très souvent ceux qui se proposent à l’inverse de rendre toutes choses limpides. Ainsi en est-il du mot décryptage. Il suffit de taper le mot sur Google pour se sentir entraîné dans des abîmes vertigineux. On tombe pourtant d’abord sur une définition précise et qui semble concerner essentiellement les spécialistes du renseignement : « transcrire en langage clair un message rédigé dans une écriture secrète, chiffrée, dont on ignore le code ». Mais très vite une seconde définition vient élargir le champ de cette opération et modifier sa signification : « analyseapprofondie d’un document pour en déceler son sens caché ou profond. Exemple : Il s’adonne au décryptage de poèmes de Ronsard. » On croyait d’abord que le décryptage consistait à traduire en clair un message que son codage rendait obscur. Il faut maintenant y entendre tout autre chose : montrer qu’un texte écrit en notre langue, avec des mots et des propositions dont nous comprenons immédiatement le sens, est en réalité un texte obscur, un message dont nous ignorons le code. Le décryptage consiste en bref à montrer que nous ne comprenons pas ce que nous comprenons. 

Mais le lecteur qui continue à dérouler la page Google aura bientôt une autre surprise. Il trouvera en effet plus bas, comme exemple de décryptage, une vidéo intitulée : « Décryptage. Tri et valorisation des biodéchets alimentaires. » Apparemment les biodéchets alimen­taires ne sont ni un texte codé ni même un texte tout court. Et ils sont parmi les réalités de notre vie celles qui semblent les moins propres à alimenter l’ésotérisme et l’exégèse. Que peut-il bien y avoir là qui nécessite une opération savante de restitution d’un sens caché ? À la vérité, le représentant de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) que l’on voit sur cette vidéo ne se présente pas comme le découvreur d’aucun message codé. Il entend simplement informer la population sur la manière dont s’opère le traitement desdits déchets. Mais la question rebondit alors : pourquoi baptiser cette honnête information du nom de décryptage ? Pourquoi les journaux de toutes sortes – journaux écrits, radiophoniques ou télévisuels, youtubeurs et autres – , de toutes tendances politiques et s’adressant aux publics les plus divers, se sont-ils unanimement mis à entretenir des chroniques spéciales intitulées « Décryptage » qui, pour l’essentiel, consistent en informations, commentaires et débats d’opinion à l’ancienne ? 

Si le contenu des décryptages nouveaux n’est pas très différent de celui des informations d’antan, on peut penser que c’est simplement un changement de nom. Mais un nom est autre chose qu’une étiquette classificatoire. C’est un emblème. Le contenu de l’information n’a guère bougé mais c’est son ton ou, si l’on veut, son mode d’énonciation qui a changé. Et c’est l’idée même de ce que font les journalistes qui s’est trouvée inversée avec l’adoption de ce mot-emblème. Il fut un temps où ils pensaient que leur rôle était d’apporter aux citoyens les informations nécessaires pour éclairer leurs décisions. Leur devoir était en somme de leur donner les infor­mations qui leur manquaient pour pouvoir juger. Il y a une quinzaine d’années, le directeur d’un grand quotidien d’opinion annonçait à ses lecteurs un complet renversement de la perspective. Si les gens jugeaient mal, ce n’était pas parce qu’ils n’avaient pas assez d’informations. C’est au contraire parce qu’ils en avaient trop. Les malheureux lecteurs, auditeurs ou spectateurs étaient tous les jours bombardés par une multitude de nouvelles, de messages, d’images qu’il ne leur était pas possible de maîtriser. Trop d’information, c’est connu, encombre les cerveaux et les empêche de bien juger. Le rôle des journalistes maintenant n’était plus d’apporter des informations mais, au contraire, d’en retrancher : c’était de les trier, de les hiérarchiser et de dépouiller chacune de son excès de matérialité pour la ramener à son sens utilisable. C’est ainsi que commença la grande croisade du décryptage, grâce à laquelle le plus infime événement, voué à être oublié le lendemain, est aujourd’hui, du matin au soir, commenté sur une multitude de chaînes, par une multitude d’experts qui nous en délivrent la signification profonde.

Décrypter pour mieux régner

Ce que ces journalistes novateurs ignoraient sans doute, c’est qu’ils n’étaient pas les premiers à avoir ces généreuses préoccupations à l’égard des cervelles trop étroites pour les informations qui les accablent. Il y a un siècle et demi déjà de graves esprits comme Hippolyte Taine s’inquiétaient du trop grand nombre de messages verbaux et visuels – cris, journaux, affiches, devantures et bien d’autres – qui sollicitaient à tout moment de leur trajet les populations pauvres qui circulaient dans les rues des grandes villes et qui étaient évidemment incapables de faire le tri parmi ces stimuli qui les assiégeaient de toutes parts. Ils ne se proposaient pas pour autant, il est vrai, de les aider à décrypter ces messages. Ils pensaient seulement qu’il fallait, pour leur bien et pour le bon ordre de la société, tenir ces populations à l’écart de ce foison­nement qui risquait d’encombrer leur tête fragile et peut-être même de la faire tourner. Mais après eux d’autres viendraient, des esprits progressistes qui reprendraient leurs analyses sur les périls de cette consommation excessive de mots et d’images mais qui y apporteraient des solutions plus généreuses. Plutôt que de tenir les pauvres à distance de ce brouillard de mots et d’images, ils leur apprendraient à le démêler et à reconnaître ce qu’ils étaient d’abord incapables d’y discerner, les simples réalités de l’exploitation et de la domination qui s’y dissimulent de multiples façons. Mais ils leur apprendraient aussi en même temps qu’il était impossible de percevoir directement ces simples réalités, que l’on ne pouvait les atteindre que par le détour de l’analyse interminable qui dissipait les apparences de l’idéo­logie au sein desquelles ils étaient condamnés à vivre. Ils montreraient aux ignorants ce qu’ils ignoraient mais aussi pourquoi ils ne pouvaient pas ne pas l’ignorer : parce qu’ils étaient la multitude des cervelles encombrées par la multitude des messages. 

Le décryptage consiste en bref à montrer que nous ne comprenons pas ce que nous comprenons.

Il ne semble pas que ces esprits progressistes se soient jamais interrogés sur le très simple axiome qu’ils partagent avec les esprits réactionnaires inquiets de l’effet produit sur le peuple par l’excès des mots et des images : la multitude doit être maîtrisée. À la différence des seconds, c’est pour le bien de la multitude (des dominés) qu’ils veulent maîtriser la multitude (des messages). Mais ils ne mettent pas en doute que la seconde soit une menace dont il convient de délivrer la première. Ils ne semblent pas soupçonner que peut-être quelque arrière-pensée accompagnait la sollicitude des graves esprits pour les pauvres gens incapables de maîtriser l’excès des messages : le sentiment qu’ils n’étaient peut-être, à l’inverse, que trop capables de les maîtriser, ou plutôt de les traiter d’une manière propre à mettre en cause l’idée même de maîtrise, en bref le sentiment que cette multitude, loin d’être une entrave, était pour eux une chance de tracer leur propre chemin dans la forêt des mots, des images et de savoirs.

Des maîtres lumineux

C’était de fait la leçon qui pouvait se tirer, au temps de Taine, de l’émergence des générations nouvelles d’hommes et de femmes du peuple qui s’étaient fait une éducation en assemblant les bribes de savoir glanées par-ci par-là sur des papiers ramassés dans la rue, des volumes défraîchis sur des étals de plein-vent, des emballages d’épiciers, des journaux collés sur les murs en guise de papier peint ou d’isolant, des phrases entendues dans des conférences populaires, des vers, saisis au vol, de poètes à la mode ou démodés. C’était aussi la leçon qu’avait systématisée le penseur de l’émancipation intellectuelle, Joseph Jacotot : on peut apprendre sans maître une multitude de choses. Il faut seulement pour cela croire que toutes les intelligences sont égales et en tirer une simple méthode : apprendre quelque chose et y rapporter tout le reste ; explorer toutes les manières selon lesquelles il est possible de raccorder quelque chose de nouveau à ce qu’on sait déjà. Il n’est pas d’ignorant qui ne sache au moins une prière par cœur et qui ne puisse apprendre à reconnaître sur une feuille les mots de la même prière. Il n’en est pas un qui ne connaisse son prénom et sa date de naissance et ne puisse reconnaître sur un calendrier les lettres qui composent son nom. Et plus il y aura de messages épars dans le monde où il circule, plus il sera capable d’opérer des raccords nouveaux et d’accroître son savoir par des voies imprévisibles. 

Mais Joseph Jacotot le savait aussi : une telle manière de pratiquer et de concevoir l’éducation du peuple était inacceptable pour ses collègues savants. Elle l’était pour les obscurants qui pensent que le peuple en sait toujours bien assez pour ce qu’il a à faire (travailler et obéir). Mais elle l’était également pour leurs adversaires, les lumineux. Ceux-ci voulaient assurer l’instruction du peuple, condition de son progrès. Mais ils voulaient que cette instruction se fasse elle-même progres­sivement, en ôtant à chaque pas les obstacles qui séparaient les ignorants du savoir. Contre l’éducation des autodidactes, ils avaient un argument imparable. Sans doute ceux-ci apprenaient-ils, par leurs voies de hasard, telle ou telle chose. Mais apprendre n’est rien en soi. Il faut comprendre ce que l’on apprend. Et c’est là la barrière que nul ne franchit par soi-même, faute de savoir en quoi elle consiste. Il faut un maître pour vous expliquer ce que vous ne comprenez pas parce que vous ne comprenez pas ce que c’est que comprendre. Telle est la méthode des lumineux : pour apporter la lumière, ils doivent d’abord rendre toutes choses obscures. Ainsi toute acquisition de savoir devient-elle la levée, au bon moment et par la seule main appropriée, du voile sous lequel elles demeurent cachées au profane – et cachées par cela même qu’il croit les connaître. Car si les gens sont ignorants, c’est parce qu’ils ne savent pas comment ils le sont. Précepte qui s’accorde tout naturellement avec l’autre grand article du credo progressiste : si les dominés sont dominés, c’est parce qu’ils ne connaissent pas les raisons pour lesquelles ils le sont. La libération est au bout de l’explication. Jacotot crut, non sans quelque raison, qu’on pouvait simplifier la formule : l’expli­cation est au bout de l’explication. 

Le gouvernement pédagogique

Car l’explication est bien plus qu’un exercice scolaire ; elle est un principe organisateur de l’ordre social en son entier. C’est ce que de bons esprits avaient compris au lendemain de cette Révolution française qui avait vu les piliers les plus anciens et les plus vénérables de cet ordre s’effondrer en un rien de temps. Le gouvernement de l’avenir ne pouvait plus se fonder sur aucune transcendance. Il devait être la simple évidence autoproduite et constamment vérifiée de l’inégalité. L’éducation du peuple n’était pas un simple instrument de cet ordre. Elle en était la philosophie incarnée : la démonstration ininterrompue de la supériorité de ceux qui savent – non pas forcément ceux qui ont des connaissances plus étendues que les autres mais ceux qui savent pratiquer l’opération essentielle : discerner à chaque pas l’obscurité qu’il convient de dissiper – c’est-à-dire produire à chaque moment l’obs­curité qu’ils se réservent le privilège de dissiper. La domination devait de plus en plus prendre le visage de la pédagogie explicative.

Car l’explication est bien plus qu’un exercice scolaire ; elle est un principe organisateur de l’ordre social en son entier.

Bien sûr, le rêve du bon gouvernement pédagogique ne se réalise jamais dans sa pureté. Il faut généralement, Macron et ses ministres ont su récemment nous le rappeler, des moyens de persuasion plus frappants. Car il est devenu bien difficile de croire que nos maîtres sont savants. Il n’en est que plus impérieusement nécessaire que nous soyons à tout le moins persuadés de la réciproque, c’est-à-dire de notre ignorance. C’est là que nos journalistes prennent opportunément le relais de nos gouvernants défaillants. Il faut en effet que la machine explicative tourne sans cesse, qu’elle n’arrête pas un instant de produire notre ignorance. Et il faut pour cela le recyclage permanent de toute matière vulgaire en énigme à décrypter. C’est pourquoi le traitement des déchets n’offre pas seulement un bon exemple de décryptage mais son allégorie même. 

« Une pompe installée dans un tombereau crachait du purin sur les récoltes. À ceux qui avaient l’air dégoûté , il disait : “ Mais c’est de l’or, c’est de l’or. ” – Et il regrettait de ne pas avoir encore plus de fumiers. » Les copistes Bouvard et Pécuchet n’ont pas vraiment réussi à bonifier leurs terres mais ils nous aident à comprendre en quoi consiste l’art du décryptage et quelles fins il sert. 

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