Réindustrialisation verte

Une industrie écologique est-elle possible ?

Photo de Ant Rozetsky sur Unsplash

Depuis le XIXe siècle, l’industrie est mère de toute les dégradations environnementales. Comment imaginer une transformation radicale de ce secteur certes polluant, mais essentiel à l’économie ?

L’industrie est responsable d’environ 20 % des émissions de gaz à effet de serre en France : pas moyen de penser une bifurcation radicale de la société sans se pencher sur son avenir. Des scénarios de transformation existent, qui envisagent deux voies bien différentes. D’un côté, une approche mesurée qui consiste à décarboner autant que possible les émissions du secteur ; de l’autre, une volonté de faire table rase et de remettre en cause l’essence même de l’industrie. 

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Une perspective d’adaptation est par exemple envisagée par le think tank The Shift Project, qui a récemment publié un rapport envisageant comment « décarboner l’industrie sans la saborder »1. Le think tank rappelle que le secteur emploie aujourd’hui 13,3 % des actifs français, soit près de 4 millions de travailleurs, et produit 12 % du PIB hexagonal : pas question de fermer les usines sans réfléchir à ce que deviendraient les ouvriers. Surtout, dans l’hypothèse d’une relocalisation de nos capacités de production, il faut être en mesure de pouvoir compter sur des usines sur le territoire français. La principale difficulté, selon les auteurs du rapport, c’est que l’industrie doit assumer deux rôles en même temps : d’un côté, produire les biens nécessaires à la transition ; de l’autre, assurer sa propre survie.

Pour ce qui est de la production, les questions à se poser concernent à la fois ce que l’on produit et comment on le produit. Par exemple, les deux tiers des émissions de CO2 des fours de cimenteries sont générés par le vaporeformage, une réaction chimique du calcaire et de l’hydrogène utilisée pour produire de l’ammoniac, un des éléments de base des engrais azotés. Pour décarboner la production d’ammoniac, le rapport envisage d’arrêter le vaporeformage et d’utiliser à la place de l’hydrogène décarboné. Mais cet hydrogène est gourmand en électricité, et il faudrait donc y avoir recours avec parcimonie. Une autre possibilité serait alors de réduire la production d’engrais azotés, ce qui coïnciderait avec une transformation de l’agriculture pour rendre la production alimentaire moins dépendante d’intrants. 

Métabolisme industriel

Plus largement, c’est toute une chaîne logistique qui est à revoir : utiliser des matières premières extraites plus proches du lieu où elles seront exploitées et vendues une fois transformées, et consommer moins de pétrole pour déplacer les produits d’un bout à l’autre du globe. Autrement dit, il faut changer l’échelle à laquelle fonctionne l’industrie. Une proposition a été faite dans ce sens à la fin des années 1990 – celle de l’écologie industrielle – par Robert A. Frosch et Nicholas E. Gallopoulos, deux chercheurs de General Motors. En analysant les flux d’un territoire, ils espèrent cerner la taille du « métabolisme industriel » de celui-ci, afin de déterminer la circulation de matière et d’énergie qu’on peut prélever dans un espace délimité sans l’épuiser. Problème : pensée par des ingénieurs qui n’avaient pas particulièrement la fibre décroissante, l’écologie industrielle reste très compatible avec le « développement durable » et ne sort donc pas d’une logique productiviste. 

Car l’essence même de l’industrie implique autant qu’elle repose sur une certaine organisation du monde. Pour le philosophe et penseur de l’écologie politique Ivan Illich (1926-2002), le problème est moins l’existence de l’industrie que du « mode industriel de production ». Selon lui, l’industrie cherche nécessairement à gagner en rendement. Pour ce faire, elle emploie une méthode simple et efficace : diviser le travail en une succession de tâches répétitives qui sont effectuées le plus vite possible par des ouvriers dont les actions sont coordonnées tout au long d’une chaîne logistique. 

Cette division du travail a diverses conséquences. D’abord, comme le remarque le philosophe André Gorz (1923-2007), « pour pouvoir autodéterminer nos besoins, nous concerter sur les moyens et la manière de les satisfaire, il est [...] indispensable que nous recouvrions la maîtrise des moyens de travail et des choix de production. Or, cette maîtrise est impossible dans une économie industrialisée ». Ensuite, elle conduit à l’expansion sans limite du secteur, chaque gain de productivité étant perçu comme un relais de croissance. 

De l’usine à l’atelier

Or, de Lewis Mumford (1895-1990) à Ernst Friedrich Schumacher (1911-1977), nombreux sont les penseurs qui ont essayé de déterminer la taille maximale que pouvait atteindre une société avant de sombrer dans le gigantisme. Pour Schumacher, repenser l’industrie implique de repenser son organisation géographique. Il envisage alors un maillage d’usines de petite taille sur l’ensemble du territoire, à l’inverse de la logique de concentration des moyens de production gigantesques dans quelques bassins spécialisés qui définit la France aujourd’hui. Ces usines devraient pouvoir appliquer « des méthodes de production [...] relativement simples, afin de réduire le plus possible le recours nécessaire à des personnes hautement qualifiées »,écrit-il. Autrement dit : une industrie qui ne serait plus capable de produire certaines technologies de pointe, incompatibles, par nature, avec une société locale et écologique. Cette deuxième vision d’une transformation de l’industrie implique donc un certain nombre de choix de civilisation et nécessite de s’interroger sur nos besoins. 

Une industrie compatible avec une transition éco­logique radicale pourrait alors ressembler à une sorte de grand atelier où se croiseraient des artisans ayant retrouvé le savoir-faire que deux siècles de développement ont contribué à leur faire perdre, qui répondraient à une demande plutôt qu’ils ne créeraient des besoins. Le géographe anarchiste Pierre Kropotkine (1842-1921) imagine quant à lui un modèle dans lequel les mêmes personnes travaillent alternativement aux champs ou à l’usine. En somme, plus proche de l’artisanat promu par le mouvement Arts & Crafts du socialiste britannique William Morris (1834-1896) que du travail à la chaîne inventé par l’Américain Frederick Taylor (1856-1915) à la même période. 

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