Entretien

François Sarano : « Prêter attention, le mot-clé du vivant »

François Sarano nageant épaule contre nageoire  avec le Grand requin blanc Lady Mystery.
François Sarano nageant épaule contre nageoire avec le Grand requin blanc Lady Mystery. Photographe : Pascal Kobeh / Galateefilms

Dans « Au nom des requins », son dernier ouvrage paru chez Actes Sud, l’océanographe et plongeur François Sarano livre ses connaissances des squales et partage son expérience d’une vie passée auprès de ces animaux. Surtout, l’ancien conseiller scientifique du commandant Cousteau nous alerte sur un massacre à l’échelle planétaire qui se déroule dans l’indifférence générale.

Pourquoi avoir écrit ce livre ?

Les requins comptent parmi les animaux les plus menacés de cette planète : ils ne peuvent endurer plus longtemps la surexploitation qu’ils subissent. Entre leur faible fécondité et leur maturité sexuelle tardive, on ne leur laisse plus le temps d'arriver à l'âge adulte. Et puis, au milieu de tous mais masqués sous la surface de l'océan, ils restent méconnus. Ils ne bénéficient pas d'un capital sympathie au même titre que les dauphins ou les baleines : contrairement à bien des animaux marins qui sont eux aussi exploités ou tués, leur sort laisse la plupart des gens indifférents. Un certain nombre de personnes souhaitent même vivre leur extinction en s’imaginant que les requins menacent leur vie ou considérant qu’ils nuisent à leurs activités nautiques. Mais quand on les connaît, lorsqu’on nage avec eux, on découvre qu'ils sont extraordinaires.

J’ai voulu écrire ce livre car j’estime qu’ils valent la peine qu’on parle d’eux. Et puis quand on plonge parmi eux, c’est le bonheur absolu, des moments très intenses, même si les plus beaux sont assez courts - comme ma rencontre avec le Grand requin blanc Lady Mystery. Quelques minutes qui vous accompagnent pour l’éternité. C’est d’autant plus incroyable lorsque ce sont des animaux indomptés qui vous offrent ce moment de grâce, un instant qui jamais ne se reproduira.

Vous rappelez que les requins ressentent la douleur : on est loin du prédateur insensible et avide de sang…

Dire qu’ils sont assoiffés de sang et qu’ils mangent tout ce qui passe est absurde. Les requins font partie des animaux qui mangent le moins : un requin de 2 mètres mange 200 à 250 grammes par jour. Et même le Grand requin blanc ne mange que trois kilos par jour. Quand on plonge avec eux, on se rend compte que les requins passent leur temps soit à dormir, soit à nager très lentement au milieu des autres poissons, presque indifférents.

Comme tous les animaux, les requins ont une personnalité unique qui se construit expérience après expérience. Ça amène à avoir des requins très différents les uns des autres au sein même d'une population : on a des explorateurs, des audacieux, des craintifs… Mais de façon générale, ce sont plutôt des animaux méfiants et timides, c'est pourquoi il y a vraiment très peu d'accidents dans le monde. C'est si rare qu’en parler revient à mettre en avant un phénomène tout à fait négligeable. [Selon les chiffres de l'International Shark Attack File, qui référence les morsures de requins sur l’homme, il y a eu 73 morsures non-provoquées en 2021 dont 9 fatales, NDLR.] Si j'avais écrit un livre s’intitulant La France à cheval, la question des accidents ne serait jamais posée alors qu’il y en a bien plus !

Vous dressez d’ailleurs un parallèle entre le loup et le requin et pointez la responsabilité des médias dans leur mauvaise réputation. Quelles sont les répercussions pour l’espèce ?

Le traitement médiatique nous influence par définition, mais pour certaines espèces, cela relève du conditionnement. Une ânerie répétée cent fois devient une vérité ; répétée un million de fois, elle devient un paradigme que plus personne ne songe à discuter. Et malheureusement, les travaux scientifiques à ce sujet restent assez confidentiels, tandis que les efforts de certains plongeurs comme Laurent Ballesta ne pèsent pas lourd. Quelque chose m'a beaucoup frappé : la vidéo Baby Shark a été vue quelques milliards de fois. Dans cette petite vidéo enfantine, il y a le méchant requin face aux petits enfants qui s'échappent. Le message diffusé aux enfants est "méfiez-vous des requins”. Qu'est-ce que vous voulez faire contre 10 milliards de vues ?


François Sarano les yeux dans les yeux avec le grand blanc Lady Kathy.

Photographe : Pascal Kobeh / Galateefilms

Vous parlez aussi d’une “Disneylandisation” du sauvage : qu’entendez-vous par là ?

Le sauvage disparaît sans même qu'on s'en aperçoive ! Beaucoup ne vivent déjà plus dans le monde réel : ils ne connaissent pas le nom des oiseaux et des fleurs qui les entourent. Comment protéger le vivant si les gens ne se rappellent même pas qu'il existe ? Et concernant les requins, c’est comme s’il n’y en avait plus qu’un seul : le Grand requin blanc, ou le requin-marteau à la rigueur.

L’amnésie écologique amplifie également ce phénomène ?

L'amnésie écologique, c'est le référentiel en fonction duquel on évalue l'évolution d'un milieu. Quand j’étais petit, je me souviens qu’il y avait des chauves-souris et des nuages d'insectes partout autour des lampadaires éclairés. Et quand mes parents roulaient de nuit, il fallait s'arrêter régulièrement pour retirer les insectes du pare-brise. J'ai donc commencé avec ce référentiel-là et je peux mesurer aujourd'hui la différence. On observe un glissement terrible d’une génération à une autre. Quand je discutais avec mon ami Albert Falco, chef plongeur sur la Calypso et l'un des plus grands plongeurs qui ait jamais existé, il me racontait l’abondance d’une biodiversité en Méditerranée que je n’ai pas connue et qui ne fait pas partie de mon référentiel. Je ne peux pas me la figurer et je souffre donc d’une sorte d'amnésie écologique. Mais aujourd’hui, on en arrive à une ignorance totale : les espèces ne sont plus nommées et, par conséquent, leur disparition laisse indifférent.

Parmi les nombreux obstacles à la préservation des requins, il y a l'absence totale de juridiction en haute-mer. Le sommet des Nations unies à New York à ce sujet en mars n'a finalement donné lieu à aucune prise de décision. Quels sont les enjeux ?

 Ces sommets-là ne sont pas faits pour protéger le vivant. Quand on en vient aux océans, les financiers et nous ne parlons pas le même langage. Nous, nous pensons aux êtres vivants, tandis qu’eux parlent de ressources exploitées. Quand on dit “partager la planète”, nous entendons : “laisser de la place à nos colocataires sauvages”. Quand nous parlons d’“exploration”, nous cherchons à mieux connaître et à mieux vivre ensemble alors qu’eux comprennent “chercher de nouvelles ressources, de nouveaux eldorados à exploiter pour en tirer des profits”. Ce genre de sommets n'est certainement pas destiné à préserver le vivant et les grands requins. Que ce soit en haute-mer ou dans les zones côtières, ils ne sont pas protégés, et seules quelques espèces bénéficient de mesures de protection qui restent locales.

La seule manière de préserver les océans serait aujourd’hui d’arrêter la consommation de poissons : sans demande, plus de profit pour les exploitants. Mais la consommation globale reste en augmentation. Avec longitude 181, nous avons lancé la campagne de protection “Pas de requins dans mon assiette” qui a pour objectif d’inciter les gens à diminuer leur consommation de poissons en général mais aussi pour qu’ils s'engagent à ne plus manger de requin. La plupart d’entre eux ne le savent même pas : le requin est généralement vendu sous le nom de “saumonette” mais il s’agit bien de petits requins comme les roussettes.


François Sarano.

Photographe : Stéphane Granzotto

Officiellement, 38 millions de requins sont massacrés chaque année. Y a-t-il un point de bascule où il sera trop tard pour agir ? 

Certaines populations de requins-marteaux de Méditerranée ont disparu depuis déjà 20 ans. Les Grands requins blancs de Méditerranée ont quasiment disparu. Le point de non-retour pour certaines populations est pratiquement atteint. Il faudrait qu'on arrête totalement la pêche le temps que les populations se reconstituent et échappent au danger d'extinction. Cependant,  les gestionnaires considèrent qu'une espèce va bien à partir du moment où elle n'est pas en danger critique d'extinction. Mais pour qu’une espèce “aille bien”, il faut une pyramide des âges qui présente toutes les classes d'âge, ce qui n'est plus le cas chez les requins. Réfléchir ainsi est une gestion de la misère, et cela ne nous permettra pas d'offrir à nos enfants l'abondance du monde sauvage.

Avec votre association Longitudes 181, vous avez plaidé en faveur de la mise en place d’une réserve marine à La Réunion. Fin mars, la pêche dite préventive des requins au cœur de la réserve marine a été suspendue. Enfin une victoire pour les requins ? 

Oui, mais seulement à court terme : le préfet a déjà demandé une dérogation. Si la pêche reprend, nous allons évidemment attaquer en justice, mais ça prend énormément de temps. Autour de la réserve, on pratique la pêche dite préventive par peur d’accidents ; or, c’est absurde, puisque seul le requin-bouledogue, et seulement certains individus, passent à l’acte - et très rarement ! Et dans 9 cas sur 10, l'humain a considérablement augmenté le risque d'une mauvaise rencontre. Il faut apprendre les règles d’un écosystème et les respecter, mais les vacanciers consommateurs de loisirs nautiques ne veulent pas apprendre les règles.

Plus qu’un plaidoyer en faveur des requins, votre livre est également un guide de bonne conduite, aussi bien pour plongeurs novices, touristes balnéaires que citadins qui se restaurent dans des cantines collectives. Chacun est directement concerné par la survie des requins ?

Chacun est concerné en tant que receveur et en tant qu'acteur : acteur du changement vers un mieux vivre en ayant de la considération pour chaque être, et quand on a de la considération pour les autres, on reçoit du bonheur ! Encore une fois, nous sommes responsables du futur que nous laissons à nos enfants. Chacun d'entre nous est concerné par ses actions : est-ce durable ? Est-ce équitable ? Est-ce juste ? Le monde est toujours merveilleux ; c'est nous qui ne savons plus nous émerveiller. Il faut prêter attention, c'est le mot-clé du vivant !

Au nom des requins, François Sarano, Éditions Actes Sud, 2022.

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