Génétique et OGM

Le forçage génétique, une expérience risquée pour la biodiversité

Illustrations : Ana Galvaň

En développement depuis près de dix ans, la technique du « forçage génétique » promet de venir à la rescousse d’espèces menacées ou de lutter contre le paludisme. Mais ces tripatouillages font surtout redouter la propagation d’OGM d’un nouveau type, bien au-delà de la population cible.

Cet article est à retrouver dans notre numéro 49 - Nous n'irons pas sur Mars.

Le kiwi continuera-t-il à pointer le bout de son bec ? Selon un rapport ministériel néo-zélandais publié en 2019, ce symbole de l’archipel fait partie des dizaines d’espèces d’oiseaux indigènes menacées d’extinction. Pour enrayer cette funeste dynamique, les autorités ont décidé de s’attaquer à l’une de ses principales causes : l’hermine, le rat et tous les prédateurs des oiseaux. L’objectif affiché du programme « Predator Free 2050 », lancé il y a cinq ans, est d’éradiquer ces « nuisibles » qui ont débarqué avec l’arrivée des colons européens à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Dans l’arsenal du gouvernement, il y a des méthodes éprouvées, comme les pièges et les poisons. Des outils insuffisants pour atteindre le but recherché, selon une étude de scientifiques de l’université d’Auckland (Nouvelle-Zélande) publiée fin 2020. Pour eux, le salut passera forcément par l’emploi de nouvelles techno­logies, dont le « forçage génétique » (gene drive en anglais). 

Cette technique fait son chemin depuis des décennies. Il a cependant fallu attendre le début des années 2010 et la découverte des fameux « ciseaux moléculaires » Crispr-Cas9 par la Française Emmanuelle Charpentier et l’Américaine Jennifer Doudna pour que la technique – visant à modifier génétiquement des organismes -  devienne réellement efficace. « Ces OGM d’un nouveau type sont invasifs. Ils vont se répandre spontanément dans la population de l’espèce modifiée à une vitesse supérieure à celle de l’héritabilité génétique classique », explique Éric Marois, chargé de recherche à l’Institut de biologie moléculaire et cellulaire (IBMC) de Strasbourg (rattaché à l’Inserm)

Avec ce forçage, il suffirait donc de modifier génétiquement une poignée d’individus puis de les relâcher dans la nature pour faire muter l’intégralité de la population ciblée en très peu de temps. Dans le cas des nuisibles néo-zélandais, le forçage pourrait consister en la propagation d’une mutation rendant stériles des rats femelles et empêchant donc toute reproduction. Une expérience menée sur 600 moustiques a montré qu’il suffisait qu’un quart d’entre eux soient porteurs d’un ADN de forçage génétique pour que cette population soit décimée en l’espace de huit à douze générations. 

Le moustique ennemi numéro 1

Cette étude est loin d’être la seule à avoir été menée sur les moustiques. Il y a une très bonne raison à cela, rappelle Frédéric Simard, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) : « Le moustique est l’animal le plus dangereux au monde pour l’être humain et les recherches sont motivées par son impact sanitaire. » Dans la ligne de mire des scientifiques, l’une des maladies transmises par l’insecte : le paludisme et ses plus de 400 000 morts chaque année. « Il y a une vraie urgence à trouver des moyens pour remplacer ou au moins diminuer l’usage des insecticides, qui ont des effets détrimentaux sur l’environnement, insiste Frédéric Simard. Les moustiques contre lesquels on lutte sont en plus maintenant résistants aux insecticides. » 

Travaillant dans le seul laboratoire de France qui mène des expériences sur des organismes comportant des éléments d’ADN de forçage génétique, Éric Marois planche quant à lui sur un projet pour rendre le moustique anophèle résistant à la transmission du paludisme. Sur le sujet, c’est cependant le consortium de recherche Target Malaria, basé à l’Imperial College de Londres et financé en grande partie par la Fondation Bill & Melinda Gates, qui est largement à la pointe. Il espère pouvoir effectuer des premiers lâchers de moustiques modifiés d’ici quelques années au Burkina Faso.

S’il n’est pas encore totalement au point, le forçage génétique suscite nombre d’interrogations au sein même de la communauté des chercheurs, sans parler des dizaines d’associations appelant régulièrement à l’interdiction de la dissémination d’organismes génétiquement modifiés issus du forçage génétique. Lors de son dernier congrès qui se tenait à Marseille en septembre, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a ainsi adopté une résolution dans laquelle elle reconnaît « qu’il y a encore des lacunes importantes de données et de connaissances sur la biologie de synthèse (y compris sur le génie génétique et les techniques de forçage génétique) et sur ses impacts écologiques, éthiques, sociaux et culturels ».

Un nouveau cheval de Troie ?

Dans le cas où il serait fait usage de cette technique, comment revenir en arrière si ses effets ne sont pas ceux escomptés ? « Même si on arrête de relâcher des moustiques modifiés, la mutation va continuer de se propager toute seule, nous explique Virginie Courtier-­Orgogozo, directrice de recherche au CNRS et responsable de l’équipe Évolution et génétique à l’Institut Jacques-Monod. Il n’y a pas vraiment de moyen de l’éliminer, si ce n’est en ajoutant une nouvelle cassette de forçage génétique pour éliminer la première. » Cet « empilement technologique » allant vers « de plus en plus de complexité et de plus en plus de transgènes » laisse également Éric Marois dubitatif.

Parmi les effets potentiellement désastreux, il y aurait celui de voir la mutation introduite se propager bien au-delà de la population-cible. La souris étant arrivée par accident en Nouvelle-Zélande, un rongeur géné­tiquement modifié pour éliminer son espèce pourrait faire le chemin inverse, bouleversant complètement les chaînes alimentaires et les écosystèmes à grande échelle. Dans une récente étude, Virginie Courtier-Orgogozo s’est également intéressée à la probabilité qu’un gène forcé passe de l’espèce ciblée à une autre espèce. « C’est peu probable, mais le risque n’est pas nul », résume-t-elle.

Président du comité international de bioéthique de l’Unesco, Hervé Chneiweiss insiste sur un autre point central, celui de la « désirabilité de ce développement technique ». Les relations entre les Maoris et l’Américain Kevin Esvelt, l’un des pionniers du forçage génétique, ont par exemple été parfois tendues du fait de leur rapport avec la nature. « Dans la culture maorie, le gé­nome et la notion même d’espèce s’étendent à l’environnement immédiat vivant de l’individu, indique Hervé Chneiweiss. Dans ce contexte, changer la nature a été vu par les Maoris comme une modification d’eux-mêmes. » 

Pour plusieurs ONG, le forçage génétique risque surtout de devenir un cheval de Troie pour des applications bien plus lucratives, en particulier dans le domaine agro­nomique. Dans un brevet déposé en 2015 par Kevin Esvelt, plus de 150 nuisibles pour l’agriculture sont répertoriés comme cibles possibles, allant des parasites du raisin aux ravageurs du maïs. Aux yeux de l’association Pollinis, cela représenterait une étape supplémentaire dans « l’accaparement du vivant par les multinationales »

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