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Faut-il laisser tomber le béton ?

Elvir K / Unsplash

Utilisé depuis l’Antiquité, le béton a imposé sa suprématie dans la construction au xxe siècle, grâce à l’incorporation de l’acier qui a permis de créer le béton armé. Économique, abondant, il a permis une expansion matérielle sans précédent. Mais les effondrements de grandes structures en béton armé révèlent le caractère périssable de cette « pierre artificielle », tandis que son hégémonie continue d’engendrer pollution, corruption et uniformisation du monde.

Le 14 août 2018, sous une pluie battante, deux travées du pont Morandi, un viaduc autoroutier surplombant la ville de Gênes, en Italie, s’effondrent, entraînant dans leur chute le pylône qui les soutenait. Quarante-trois personnes meurent dans l’accident. L’enquête du parquet italien a mis en lumière la quasi-absence de contrôle et de maintenance de cet ouvrage en béton armé inauguré en 1967, en particulier depuis la privatisation de son gestionnaire, en 1999. Dès le lendemain du drame, l’ancien président de l’ordre des architectes de Gênes, Diego Zoppi, affirmait : « Il y a cinquante ans, on avait une confiance illimitée dans le béton armé. On pensait qu’il était éternel. Mais on a compris qu’il dure seulement quelques décennies. »

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À cinq cents kilomètres de Gênes, une autre structure en béton s’apprête à fêter ses 1 900 ans d’existence : la coupole du Panthéon de Rome, érigée au IIe siècle après J.-C. Pendant des siècles, elle est restée la plus grande du monde. Elle a survécu aux intempéries, aux tremblements de terre, aux incendies. D’un côté un béton millénaire, de l’autre un béton armé qui, si l’on en croit M. Zoppi, ne durerait pas plus longtemps qu’une vie humaine. L’histoire de ce matériau permet d’expliquer ce contraste. Surtout, il permet de comprendre à la fois pourquoi le béton armé est périssable, et comment il a pu recouvrir le monde aussi vite. L’expression peut être prise au sens littéral : la totalité du béton produit depuis la révolution industrielle suffirait à recouvrir le globe terrestre d’une couche d’un à deux millimètres d’épaisseur.

Une invention française

Bien avant de bétonner le monde, les humains ont donc utilisé du béton, mais pas exactement le même qu’aujourd’hui. Dès le Néolithique, il est courant de faire tenir ensemble des agrégats de minéraux avec un liant, composé d’argile ou de chaux. On retrouve là le principe du béton au sens large. Au premier siècle, les Romains ajoutent à ce mortier une roche volcanique réduite en poudre, la pouzzolane, créant ainsi le caementum (mot latin signifiant « pierre brute ») dont la solidité a traversé les âges, et qui sera traduit par le mot « ciment ». Son usage se perd après la chute de l’Empire romain, et il faut attendre le XVIIIe siècle pour que des artisans redécouvrent, à force d’expériences, le procédé permettant d’obtenir ce ciment si efficace, qui durcit avec de l’eau et que l’on peut mélanger avec des pierres concassées. Les recherches du polytechnicien Louis Vicat permettent ensuite, au début du XIXe siècle, d’obtenir la recette du ciment artificiel moderne, basée sur un mélange de calcaire et d’argile cuit à 1 450 °C, appelé « clinker ». On peut désormais en produire à volonté.

« Cette redécouverte de la “pierre artificielle” est d’abord vue comme un moyen de se débarrasser des contraintes liées aux corporations des tailleurs de pierre, qui disposaient d’un monopole dans la construction », explique Cyrille Simonnet, historien de l’art et architecte, auteur d’un ouvrage de référence sur l’histoire du béton. Il y a pourtant un problème : ce béton résiste très bien aux forces de compression, mais très mal aux forces de traction, ce qui rend difficile la construction de grandes structures. Là encore, des Français trouvent la parade dans la deuxième moitié du siècle : l’ingénieur Joseph Lambot a l’idée de fabriquer des barques en recouvrant un squelette de fer avec du ciment, puis le jardinier Joseph Monier s’en inspire et invente le « béton armé » pour construire, cette fois, des bâtiments. Le procédé est amélioré et popularisé à la fin du siècle par l’ingénieur François Hennebique, le « Eiffel du béton armé » selon Cyrille Simonnet. L’acier, très résistant aux forces de traction, compense en effet la faiblesse du béton, permettant ainsi d’augmenter la taille des constructions et de réduire la quantité de béton nécessaire.

« Le béton armé était beaucoup moins cher que la pierre et ne nécessitait pas de grande qualification pour être utilisé. Mais le fait qu’il soit d’origine liquide constituait une aberration pour les architectes de l’époque, c’est pourquoi son premier client est l’industrie », poursuit l’architecte-historien. Usines, réseaux d’égouts, ponts, barrages : le béton armé permet de construire rapidement les superstructures du début du XXe siècle. Les bâtiments d’habitation en béton armé sont, eux, encore rares. La victoire définitive de la « pierre artificielle » sur les autres matériaux de construction intervient au sortir de la Seconde Guerre mondiale, alors que les besoins de logements sont immenses. Et son usage est aussi un moyen de relancer l’industrie minière, car une tonne de charbon est nécessaire pour produire une tonne de béton, précise Cyrille Simonnet.

Modernité et standardisation

L’hégémonie du béton dans les constructions d’après-guerre a été facilitée par le rôle de nombreuses avant-gardes artistiques ou architecturales dans la première moitié du XXe siècle. Dans son livre Béton, arme de construction massive du capitalisme(L’Échappée, 2020), le philosophe Anselm Jappe rappelle que le béton est central dans les théories des futuristes italiens, qui vouaient un culte à la machine et aux matières artificielles, mais aussi chez les suprématistes russes qui voulaient faire table rase du passé. Ensuite, les constructivistes, l’école du Bauhaus en Allemagne ou encore l’architecte franco-suisse Le Corbusier voient dans cette pierre artificielle, malléable et adaptée aux grandes structures, la matière idéale pour leurs vastes ensembles géométriques. D’abord matériau parmi d’autres, le béton permet l’émergence de l’architecture moderne, essentiellement basée sur le principe du fonctionnalisme (la forme d’un bâtiment doit être déterminée par sa fonction).

Devenu matériau de la modernité, le béton armé est adopté par des courants idéologiques qui veulent créer un « homme moderne », voire un « homme nouveau ». Apprécié par les hygiénistes, qui y voient un moyen économique de rebâtir un habitat sain pour les prolétaires, il est utilisé dans les programmes de construction de logements publics de gouvernements sociaux-démocrates dans l’entre-deux-guerres. Mais il constitue aussi le matériau idéal d’une architecture et d’un urbanisme totalitaires. Ainsi, l’obsession de l’ordre et de la pureté dans les travaux de Le Corbusier situe l’architecte « près du rêve mussolinien », selon l’expression du philosophe Roger-Pol Droit, et sa proximité avec l’idéologie fasciste a depuis été largement documentée.

En URSS, l’après-guerre a laissé place comme ailleurs à une frénésie de constructions en béton armé préfabriqué. « Ce matériau était lié au développement de toutes les formes de société marchande, même dissidentes” : que ce soit pour les plans quinquennaux en Union soviétique, le New Deal aux États-Unis, le Grand Bond en avant en Chine, les constructions de logements en Europe », écrit Anselm Jappe. Pour le philosophe, le fonctionnalisme qui sous-tend cette appétence pour le béton « unissait l’âme de “gauche” et l’âme de “droite” du capitalisme industriel, comme les unissaient l’usine, le culte du travail, la télévision, l’automobile et le frigo ».

« Pour la première fois dans l’histoire, l’architecture ne s’adresse plus seulement aux classes dominantes, mais aussi, et principalement, aux dominés », poursuit le philosophe, reprenant l’analyse du situationniste et critique des « grands ensembles » : Guy Debord. Mais, ajoute-t-il, « on se tromperait toutefois lourdement en croyant y voir une forme d’“émancipation” ou de “promotion” des classes populaires – il s’agit uniquement d’une modernisation des taudis ». La victoire de cette architecture inhumaine, imposée par le pouvoir et faite de « cages à lapins », constitue aussi pour Anselm Jappe un « assassinat » des architectures traditionnelles et des savoir-faire anciens. Étant propice à la préfabrication, le béton entraîne la standardisation de la construction, tuant les « particularités locales » et ses « variations infinies », dont la diversité était aussi essentielle que celle des nourritures ou des langues. « La modernité, qui a toujours les mots de liberté individuelle et de choix personnel à la bouche, se distingue surtout par sa monoculture dans tous les domaines », conclut-il.


Corruption, corrosion, pollution

Économique, reproductible, nécessitant peu de qualifications… les qualités qui ont assuré au béton armé son hégémonie sont aujourd’hui source de nombreux maux. La frénésie de construction permise par ce matériau a non seulement favorisé l’émergence d’entreprises gigantesques, mais aussi la corruption : selon l’ONG Transparency International, le bâtiment est de loin le secteur le plus touché, notamment du fait de sa dépendance aux marchés publics. Le scandale Odebrecht en est l’illustration la plus spectaculaire : cette entreprise de BTP brésilienne a distribué des centaines de millions de dollars de pots-de-vin, notamment en Amérique latine, aboutissant ces dernières années à la mise en cause d’une myriade de fonctionnaires et de responsables politiques du continent, dont plusieurs ex-chefs d’État.

La France n’est pas en reste : le pays compte trois des leaders mondiaux de la construction (Vinci, Bouygues, Eiffage) et un des leaders du ciment (LafargeHolcim), qui font régulièrement l’objet d’enquêtes et de mises en cause dans des affaires de corruption. Le béton armé restant une activité intensive en main-d’œuvre, nombre d’entreprises du bâtiment sont aussi mises en cause pour le traitement de leurs salariés. Ces mêmes salariés du bâtiment sont massivement atteints de silicose, une maladie parfois mortelle, liée à l’inhalation de la poussière de silice, un composé présent dans la plupart des minéraux et qui se retrouve dans la poussière de béton sur les chantiers.

Le béton armé lui-même a sa maladie : le « cancer du béton ». Quand le béton qui entoure l’acier n’est pas parfaitement étanche, l’air atteint l’acier et le fait rouiller, ce qui augmente son volume, puis fait exploser le béton. La survenue de ce « cancer » est facilitée par l’usage immodéré du béton armé dans des situations où corruption et mauvais traitements des travailleurs contribuent à un résultat de mauvaise qualité et une absence de contrôles. Plusieurs experts, dont Cyrille Simonnet, estiment que 70 % des « pathologies » du béton sont liées à la corrosion. Nombre de grandes structures sont touchées, y compris le pont Morandi avant son écroulement. « Bien construit et bien entretenu, le béton armé peut durer très longtemps. Par exemple, le viaduc de Millau, construit avec du béton de nouvelle génération moins poreux, est garanti 120 ans, précise l’architecte. Mais sur beaucoup d’autres ouvrages plus âgés, le contrôle et la maintenance coûtent très cher et sont souvent insuffisants, comme on l’a vu en Italie. » Massivement utilisé pour son caractère économique, le béton armé impose paradoxalement de coûteux efforts – parfois trop tardifs – pour durer plus de quelques décennies.

Sur le plan écologique, le problème du béton armé est aussi un problème de quantité. Avec près de 5 milliards de tonnes de ciment produites chaque année, le secteur représente 5 à 10 % des émissions de gaz à effet de serre, liées surtout à la cuisson du clinker. Ces émissions sont tirées aujourd’hui par des pays en développement, dont la Chine – qui produit la moitié du ciment au niveau mondial, et en utilise autant en deux ans que les États-Unis pendant tout le XXe siècle – mais aussi le Vietnam, l’Iran ou la Turquie. Ces nations produisent autant voire plus de ciment par habitant que la plupart des pays développés. Illustration du fait que le béton armé va de pair avec l’expansion économique, comme pour l’Occident de l’après-guerre. Martin Nadaud, le maçon devenu député, n’a-t-il pas dit en 1850 que « quand le bâtiment va, tout va » ?

Il n’avait pas anticipé le réchauffement climatique, ni le fait que le sable n’est pas si inépuisable qu’il en a l’air. Le béton est en effet composé aux deux tiers de granulats, dont du sable, et la demande de granulats a triplé en trente ans, atteignant plus de 40 milliards de tonnes, ce qui en fait la deuxième matière première la plus prélevée après l’eau. Or l’extraction de sable devient problématique. Celle-ci s’effectue au large des côtes, dans les rivières ou les lacs, parfois illégalement par des organisations mafieuses, et contribue à l’érosion côtière et à la salinisation des nappes phréatiques. Inutile de puiser dans le Sahara : les grains de sable du désert ne conviennent pas au béton car ils s’agglomèrent mal, étant trop arrondis.

Outre les émissions de gaz à effet de serre et l’inquiétude croissante sur la ressource en sable, le béton armé contribue à l’érosion de la biodiversité. Son rôle dans l’artificialisation des sols est tel que le terme de « bétonisation » est passé dans le langage courant. En France, cette artificialisation se réalise majoritairement au détriment des terres agricoles, au rythme de 20 000 à 30 000 hectares par an, soit la superficie de la ville de Marseille. Gourmand en espace, en énergie, en matières premières et en pots-de-vin, le béton « incarne la logique capitaliste », résume Anselm Jappe. À l’instar du pétrole, il a à la fois facilité l’expansion du capitalisme et porte en lui tous ses excès. Les annonces régulières d’innovations à propos d’un béton « vert », « écologique » ou « durable », n’ont pas changé ce tableau.

La progression du recyclage du béton non plus, car le béton recyclé ne représente que 5 % du marché et sert majoritairement à construire des routes, non pas des bâtiments. En France, la légère croissance de la construction en bois ne fait pas le poids. « On construit chaque année l’équivalent de 1 % du parc existant. Et dans ce 1 %, la part des bâtiments écoresponsables est très faible, explique l’architecte et urbaniste Philippe Madec. Construire durable, c’est aussi savoir ne pas construire. Le principal enjeu, c’est d’arrêter de détruire, pour plutôt réhabiliter massivement le monde déjà là. » Ce monde « déjà là » n’est d’ailleurs pas fait que de béton : deux milliards de personnes vivent encore dans des habitations en terre crue (pisé, torchis, adobe…), qui représentent encore 15 % du bâti en France.  

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