Dans sa partie la plus fine, vingt-deux mètres à peine séparent les deux faces de l’isthme de Penthièvre, dans le Morbihan. À l’est : la baie de Quiberon, ses étendues de sable tranquillement étirées mais prises d’assaut par les loueurs de pédalos. Côté atlantique : la brutalité des falaises en granit, ces tonnes de flotte qui lessivent algues et surfeurs. Sur la plage de Port-Blanc, Erwan Simon guette la houle, admire la masse d’eau qui enfle et se creuse devant lui. « Il suffit de faire deux kilomètres à vol d’oiseau pour trouver des endroits complètement différents, où les vagues n’ont rien à voir. »
Article issu de notre numéro 60 « La tragédie de la propriété », en librairie et sur notre boutique.
Cette diversité, le surfeur originaire de Guidel, près de Lorient, a appris à la décrypter. Il y a ce littoral rocailleux, d’abord, à la croisée des courants. Puis sous l’eau, un banc de sable caractéristique, qui crée des « tubes puissants ». Même la palette sensorielle est différente… La couleur de l’eau : « Plus claire mais plus profonde que dans les Landes. » L’odeur ? « Très iodée. Typique de la Bretagne. »
« J’étais pas assez bon pour la compétition »
Erwan Simon était encore ado lorsqu’il a découvert la plage de Port-Blanc. Avec deux autres copains, ils parcourent le sud du Morbihan, tiennent miraculeusement sur le même scooter, eux et leur planche. Des dizaines de kilomètres en équilibre sur les routes. « Quand on s’est garés sur la falaise pour la première fois, je n’en revenais pas. C’était tellement mieux que devant chez mes parents à Guidel. » Cela fait alors quelques années que le surf occupe une bonne partie de sa vie. Sa première planche ? Un bodyboard bleu et jaune fluo en polystyrène, comme ceux vendus 50 francs dans les boutiques à touristes. Un plagiste avait eu le malheur d’aller se baigner un peu trop loin du sien : « Je lui ai chouré », se marre-t-il encore aujourd’hui. Rapidement, il jalouse ceux qui ont des planches encore plus larges, sur lesquelles on tient debout. Cette fois-ci, il se tient sage et économise son argent de poche pour s’en payer une.
La compet’ lui plaît. À 17-18 ans, il accroche autour de son cou une médaille en or : champion du Morbihan. Avec ses camarades de houle, ils se refilent les exemplaires des magazines Surf Session et Surf Saga. Quand ils ont de la chance, l’un d’eux met la main sur une publication américaine, où s’affichent en une des vagues bleu lagon et gigantesques, parfaitement enroulées au-dessus d’athlètes à la dégaine californienne. Des images qui l’éblouissent, peut-être plus encore que les performances purement sportives. « Ted Grambeau, Sylvain Cazenave… ces grands noms de la photographie du surf qui passaient leur vie à faire le tour du monde nous fascinaient. » Lui aussi rêve d’aventure. Il délaisse les podiums et choisit la voie du freesurf, loin des championnats, davantage tourné vers le voyage. « De toute façon, je n’étais pas assez bon pour la compétition. » Son sponsor de l’époque lui propose une expédition aux Maldives. Il fonce, accompagné d’une petite équipe pour vendre de belles images sur papier glacé aux magazines. Sable blanc, cocotiers… le paysage de carte postale est là, Disneyland de la glisse et du farniente.
Les vagues du Kazakhstan
Quand il y repense maintenant, il trouve que les spots des Maldives n’ont, au fond, pas vraiment d’intérêt. Mais cette première expédition lui permet d’entrer dans le milieu. Il n’en sortira plus. Son passeport affiche aujourd’hui les tampons d’environ 70 pays différents. Son obsession : les spots à défricher, façon explorateur. Une de ses dernières prouesses ? Surfer la mer Caspienne, dans le désert au Kazakhstan. Les images, diffusées sur les réseaux sociaux, ont fait le tour du pays. Les télévisions kazakhes l’ont même invité en plateau pour débriefer cet exploit qui leur paraissait incongru, dans un coin où la culture du surf est inexistante. Bien avant cela, il y a eu la Libye ou encore l’Albanie. Tout un tas de vagues. Des qui s’écrasent sur des bancs de sable ou sur des galets. Contre des falaises ou sur les rives d’un lac. Erwan Simon a même surfé sur le rio Geba en Guinée-Bissau, un fleuve où les fortes marées montantes peuvent créer un mascaret. Un spot en eau douce, qui pullule de crocodiles.
« La notion de vague n’a aucune existence juridique… Au fond, personne ne fait la différence entre un rouleau et une flaque d’eau. »
Erwan Simon
Est-ce à cause de tous ces voyages qu’Erwan Simon a commencé à se passionner pour l’immense diversité de formes que prend l’eau à la surface de la planète ? « Chaque vague sauvage est un terroir à préserver. Elle a sa propre identité, ce n’est pas juste un tas de flotte qui s’écrase et fait de l’écume », défend-il, regard obsédé par le large (« Oh regardez la belle série qui arrive ! »). C’est ce qu’il appelle – et des scientifiques avec lui – l’hydrodiversité. Soit « la formidable variété des vagues qui déferlent dans l’espace maritime, ainsi que celle des cascades, rapides et torrents qui dynamisent les rivières », détaille l’à propos de l’association France Hydrodiversité, qu’Erwan Simon a cofondée.
La disparition de La Barre
Car des centaines de spots que le surfeur garde en mémoire, certains sont désormais impraticables, victimes de pollutions en tout genre. Parfois, les vagues elles-mêmes sont en voie d’extinction, ou ont déjà disparu. Il suffit que quelque chose vienne rompre cet équilibre subtil, alchimie entre l’orientation du courant, la configuration des fonds marins, l’intensité du vent. Comme sur l’île chinoise de Hainan, endroit dystopique que la presse a surnommé« le nouveau Dubaï à la chinoise », et qu’Erwan Simon a visité avant que l’industrie touristique n’ait eu l’idée de construire des îles artificielles. « La houle ne passe plus du tout… Il me serait impossible de surfer cette vague aujourd’hui. »
Plusieurs événements traumatiques jalonnent ainsi l’histoire de la discipline. À commencer par le deuil de La Barre à Anglet, dans le Pays basque nord. C’est sur cette vague que les pionniers français ont réalisé leurs plus belles sessions, au début des années 1960, le long d’une côte encore très sauvage. Américains ou Hawaïens sont venus défier cette « longue gauche », puissante et régulière, inscrivant pour de bon le sud-ouest de la France sur la carte mondiale du surf. Jusqu’à ce que le développement du port de Bayonne ne vienne tout chambouler, avec la construction d’une digue monumentale à l’embouchure de l’Adour. Ce sont ces dizaines de milliers de tonnes de béton qui signeront la mort progressive de La Barre, à partir des années 1970. Aujourd’hui, une grosse vague maronnasse et mousseuse s’active parfois sur la plage de La Barre les jours de grosse houle. Son caractère imprévisible, sa propension à s’écraser à quelques mètres des rochers, ainsi que sa proximité avec une ancienne usine radioactive la rendent particulièrement peu sympathique. Les locaux appellent désormais ce spot le « Furoncle ».
Quelle loi pour protégerles vagues ?
Sur la plage de Port-Blanc, de tels risques n’existent pas à court terme, de l’aveu même d’Erwan Simon. Même si, tout près d’ici, les fonds marins ont un temps été menacés par un projet du cimentier Lafarge, qui prévoyait dans les années 2000 d’extraire des tonnes de sable pour son activité. « Qui sait si la vague n’aurait pas été abîmée ? » Il insiste : se battre pour la défense des vagues n’est pas qu’une lubie de surfeurs. Qui imagine la plage de Port-Blanc sans son ressac incessant, sans ses embruns odorants ? « Il n’y a qu’à voir le nombre de promeneurs qui chaque hiver affrontent la pluie et le vent pour simplement venir voir l’océan. » D’autant plus que les vagues participent aux écosystèmes locaux : elles oxygènent l’eau, charrient des sédiments utiles à la faune et à la flore.
Avec son association et deux comparses, il a fait de Port-Blanc la toute première « réserve de vagues » en France. Une bande maritime de huit cents mètres de long. Trente hectares coincés entre la pointe du Percho et Port-Bara. En février 2022, la municipalité de Saint-Pierre-Quiberon a adopté à l’unanimité le projet, s’engageant ainsi à promouvoir ce patrimoine et à ne pas perturber la qualité des vagues. Une mesure en grande partie symbolique, inspirée de ce qui se fait déjà ailleurs dans le monde, en Espagne, en Australie ou au Pérou. Pari réussi : des médias de toute l’Europe sont venus faire un tour en Bretagne. Erwan Simon aimerait maintenant que ce genre de projets essaiment un peu partout dans le pays et remontent les échelons administratifs, des communes jusqu’au sommet de l’État. Jusqu’à faire changer la loi ? « La notion de vague n’a aucune existence juridique… Au fond, personne ne fait la différence entre un rouleau et une flaque d’eau, cela reste de l’eau pour la législation. » Pourtant, le pays compte le deuxième empire maritime mondial, derrière les États-Unis, rappelle le surfeur.
Dans certains coins, où l’homme grignote tout, il y a urgence. Mais l’océan autorise aussi l’espoir : quelques années après sa disparition au début des années 2000, la vague espagnole de Mundaka est revenue. Victime d’une opération de dragage, elle a finalement pu compter sur la force des éléments. Le banc de sable qui lui donne sa particularité s’est reconstitué naturellement. Le puissant tube déferle toujours en 2023. Pour toujours ? Les locaux ont en tout cas juré que plus personne ne leur volerait jamais leur vague.
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