Université Pierre Bourdieu

Pour une éducation populaire qui dérange

Permettre aux classes populaires d’accéder à un savoir critique : une noble idée qui a pourtant rapidement buté sur des dérives. L’éducation populaire peut-elle échapper aux pièges du paternalisme républicain et de l’inflation de pseudo-techniques pédagogiques ? Joackim Rebecca, fondateur de l’Université populaire Pierre Bourdieu à Rennes, le pense. Il revient pour Socialter sur les enseignements tirés d’une longue expérience d’éducation populaire.

Université populaire :  l’association de ces deux termes est assez étrange, tend presque à l’oxymore. Pour autant, les universités populaires sont héritières d’une histoire particulière, commencée dans l’effervescence du mouvement ouvrier de la fin du XIXe siècle. C’est un ouvrier typographe anarchiste, Georges Deherme, qui a inventé cette notion et mis sur pied la première Université populaire (UP) en 1898 à Paris, sous le nom de « La coopération des idées ». L’objectif : créer des espaces d’éducation dans lesquels ouvriers et intellectuels pourraient coopérer.

Article à retrouver dans notre hors-série « Manuel d'autodéfense intellectuelle », en kiosque, librairie et sur notre boutique.


Ce fut tout bonnement le premier grand mouvement d’éducation des adultes en France, et la première mobilisation collective des intellectuels pour la cause ouvrière. Ce mouvement prit une ampleur significative avec plus de 270 UP dans tout le pays, avant de disparaître rapidement (en 1907, il n’en existait quasiment plus). C’est que cette coopération n’était pas sans conflictualité. Les ouvriers désertaient peu à peu les Universités populaires, dénonçant – déjà – l’attitude paternaliste des intellectuels envers eux.

Les UP d’aujourd’hui se situent et se réclament de plusieurs traditions, et invoquent volontiers l’éducation populaire. Si elles se sont diversifiées, on y observe au moins deux dérives, que l’on retrouve plus largement dans le champ de l’éducation populaire. La première tient à la persistance de l’idéologie des Lumières, et d’une orientation républicaine selon laquelle il s’agit de diffuser un savoir critique par l’instruction magistrale. De grands savants mettent le patrimoine universel à la disposition du peuple. Condorcet est régulièrement convoqué, l’instruction comme mode de production est privilégiée, faisant de la raison le moteur transformateur individuel. L’urgence ici est au changement des mentalités. Le savoir transmis entend avoir une efficacité critique.

Les Universités populaires dites alternatives, dans le sillage de celle d’Onfray, fonctionnent ainsi. De plus, la majorité des participant·es appartiennent à la fraction dominée de la classe dominante : professeurs, artistes, cadres intermédiaires ; et possèdent un capital économique suffisant pour s’attacher à enrichir leur pouvoir culturel. Promis à une ascendance sociale par un effort d’accumulation culturelle, ils sont portés par une vision du monde progressiste fondée sur la foi dans les lumières de l’instruction. Or cette ascension passe par la mise à l’écart implicite des classes populaires en refusant de poser la question de leur présence. On fait valoir la gratuité et la non-sélection, en feignant d’ignorer qu’elles ne sont en aucun cas des garanties suffisantes de l’accès des classes populaires aux UP.

La seconde dérive consiste dans la réduction du champ de l’éducation populaire aux techniques pédagogiques. C’est la rencontre historique de l’éducation populaire et de l’animation. La petite noblesse d’État (travailleurs sociaux principalement) trouve son accomplissement dans les pédagogies dites actives et une conception socioconstructiviste de l’apprentissage. Ces éducateurs populaires vacillent entre une position sociale dominée et le désir de s’accomplir dans un emploi-militant. Certains manuels de pédagogie horizontale apportent une caution savante à leur posture : ils peuvent enseigner ce qu’ils ignorent et revendiquer une égalité de principe. Le cours magistral trop sérieux est remplacé par le topo théâtralisé et improvisé, et les compétences en animation impressionnent des apprenants boulimiques d’outils (entendus comme des-outils-techniques-mobilisateurs-joyeux) ! 

Le collectif qui a créé l’Université populaire Pierre Bourdieu (U2PB) porte aussi bien un regard critique sur la verticalité scolastique, qui assume les inégalités, que sur la fausse horizontalité qui évite savamment de les affronter. La démarche d’éducation populaire de l’U2PB, à Rennes, vise le déploiement de pratiques qui permettent à des sujets pensés, parlés et éduqués de se constituer en sujets pensants, parlants et s’autoéduquant.

La pratique et la critique

Se référer à Pierre Bourdieu n’est pas un geste de distinction, mais un risque assumé. Sa sociologie est largement sous-estimée quant à son pouvoir clinique (ses vertus libératrices) et transformateur à l’échelle collective, voire structurelle. 

Si la sociologie critique produit des savoirs qui déconstruisent les processus de pouvoir et dévoilent les points aveugles de la domination, l’éducation populaire se donne comme tâche d’initier et d’animer des processus d’émancipation.

Notre travail tente donc de mettre en pratique dialectiquement ce qui est trop souvent abordé de manière antinomique : le dévoilement des rapports de domination et les processus d’émancipation, en connaissance de cause.

Notre socialisation, nous la devons à plusieurs mondes : ceux de la classe ouvrière, du monde politique et militant, ceux des quartiers populaires, de l’éducation par le sport, et du champ universitaire. Ces héritages multiples sont inscrits dans nos corps. Et si nous concilions ces mondes individuellement, nous ne les réconcilions que très rarement. Cette conciliation, nous l’expérimentons collectivement, avec en trame de fond une action-recherche au sein du quartier populaire du Blosne dans lequel nous avons fondé l’université. L’objectif est de produire collectivement, avec des compagnon·nes de route et des habitant·es, une sociohistoire populaire de ce quartier.

Le Blosne peut être considéré comme un « idéal-type » par deux aspects. Premièrement, et en reprenant une analogie de Bourdieu, « la main gauche de l’État » – celle qui soigne, éduque, enseigne, accompagne, c’est-à-dire celle des services publics – s’y est trouvée largement affaiblie ces trente dernières années par des choix globaux d’inspiration néolibérale. Un quartier comme Le Blosne goûte alors davantage à la main droite de l’État – celle qui stigmatise, contrôle et punit. Deuxièmement, les transformations  que vivent certains quartiers populaires, dont le Blosne, posent la question de la place des habitant·es. Si les phénomènes de gentrification ont des conséquences immédiates sur les conditions matérielles, ce processus engendre dans le même mouvement des formes de violences symboliques. L’imposition des goûts et modes de vie petits-bourgeois et les espaces sociaux qui en résultent créent des formes de désajustement et de dépossession au sein des classes populaires du Blosne.

Bourdieu mettait en garde contre l’usage des mots « populaire » ou « peuple », qui sont d’abord un des enjeux de lutte entre les intellectuels – car il y a un gain de pouvoir à se réclamer du peuple ou de parler du peuple, surtout si la structure qui porte la recherche se nomme Université populaire. En toute vigilance face à ces contradictions, notre mobilisation consiste à créer les conditions pour que les premier·es concerné·es puissent être producteurs de savoirs vis-à-vis de l’objet qui parlent d’elles et d’eux. Nous utilisons le concept « populaire », dans son acception sociologique, à savoir les classes, groupes sociaux, les plus dominés culturellement, socialement et économiquement. Ce n’est pas que les classes populaires manquent de capital culturel, c’est que ce capital est tissé de savoirs assujettis (Foucault), décrétés comme illégitimes, non nobles.

Il y a des savoirs pratiques, acquis sur le terrain, qui peuvent être des savoirs critiques (par exemple : formaliser l’exploitation au travail, savoir organiser une manifestation, créer des espaces pour la pratique sportive des femmes, produire des stratégies de rapport de force, etc.). Les savoirs universitaires les ignorent ou les méprisent, parce qu’ils n’obéissent pas aux critères des savoirs élaborés scientifiquement : ils n’en sont pas moins des savoirs, qui permettent, comme d’autres, de comprendre le monde et de le transformer

Changer les règles

La perspective de cette action-recherche au Blosne s’est affinée avec ce parti pris : la remise en cause des cadres traditionnels d’engagement et de formulation du débat public ouvre aujourd’hui une réflexion sur les espaces de mise en récit reconnus comme légitimes par les habitant·es. 

Il s’agit ainsi de construire une recherche qui, si elle doit contribuer à la déconstruction du sens commun, 1) souhaite dévoiler la production de violence symbolique, 2) entend construire des savoirs et des mobilisations au service des milieux populaires, 3) considère que les acteurs sont porteurs de savoirs et d’expertises fines et réflexives sur les réalités sociales vécues, justement parce qu’elles sont vécues, 4) que la confrontation conflictuelle des savoirs populaires et savants peut permettre d’objectiver les subjectivités. 

Pour cela, nous mettons en place une méthodologie dont le vécu prime toujours sur le prévu. Nous avons des espaces de formation et d’autoformation : des ateliers de partage pour mettre en tension cette pluralité des savoirs, qu’ils soient théoriques, pratiques ou expérientiels, et ainsi se construire une culture commune ; des entretiens individuels : sous la forme d’une autosocioanalyse tant pour l’enquêteur·ice que pour l’enquêté·e, le but étant de rendre compte des parcours sociobiographiques de personnalités des milieux populaires du Blosne, formaliser les expériences vécues, comprendre les effets des processus d’engagement et de désengagement ; des entretiens collectifs : une socioanalyse collective appelée petites histoires/grandes histoires, pour retracer la genèse des collectifs qui font ou ont fait le Blosne, largement invisibilisés et méprisés par les pouvoirs publics ; des interventions dans l’espace public, principalement la rue, avec un dispositif nommé « Porteur de paroles », pour récolter des points de vue des habitants, à partir d’une question posée ; des événements où nous invitons des personnalités qui produisent et témoignent sur des enjeux auxquels les milieux populaires puissent trouver un intérêt.

Par ces méthodes, toujours en questionnement, il s’agit de changer les règles du jeu et non les joueurs. Pour nous, la priorité n’est pas le changement des mentalités, mais le changement des pratiques. Notre obsession est de toujours poser la question de l’ajustement des dispositions populaires aux espaces sociaux que l’on propose.

En associant des chercheurs et chercheuses en lien avec l’objet (c’est-à-dire qui vivent et travaillent sur le quartier), cette recherche revendique à la fois une posture scientifique et un point de vue situé et engagé.

Pour l’équipe de l’U2PB, la dialectique de l’intériorité/extériorité vis-à-vis de la recherche est fondamentale, de même que la question de l’intériorité et de l’extériorité des acteurs sociaux « avec lesquels » se construit la recherche. Nous assumons d’être complètement affectés par notre objet, et c’est pourquoi nous l’appelons action-recherche : notre entrée n’est pas idéelle, elle prend sa source dans ce qui nous mobilise et nous affecte. Nous savons trop bien ce que cache l’injonction à une pseudo-neutralité : celle de ne pas déranger les classes dominantes et ce qu’elles produisent, quand bien même ces productions ont des conséquences directes sur nos vies. Or, si l’on souhaite être utiles aux classes dominées, il nous semble nécessaire d’être tout autant nuisibles aux classes dominantes. 

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