Nature et école

École : la nature manque à l'appel

A l’école Montessori au Mont-d’Or, les enfants  sortent par groupe de 10 environ chaque mardi.
A l’école Montessori au Mont-d’Or, les enfants sortent par groupe de 10 environ chaque mardi. Photos : Maïlys Belliot, Stephan Ferry et O. Ricci

Étouffée par le développement durable et son approche gestionnaire de l’environnement, la nature peine à se faire une place dans les établissements scolaires. Des enseignants et des militants associatifs organisent la résistance pour que la jeune génération renoue avec le monde vivant et le désir de le sauvegarder.

Accroupis dans un coin de la cour de leur lycée, des adolescents, fascinés, examinent une plante à fleurs jaunes sous toutes ses coutures. Plus précisément, un pissenlit. Mais attention, pas n’importe lequel ! Celui-ci a réalisé l’exploit de pousser entre deux grandes dalles de béton. La vie s’accroche parfois, au prix d’efforts incroyables, dans les endroits les plus inattendus. À l’image de l’éducation à la nature, qui a décidément bien du mal à prendre racine dans le milieu scolaire. « L’observation et la description de son environnement » sont certes au programme à l’école élémentaire. Cela doit conduire à « développer une attitude responsable en matière de respect des lieux et de protection du vivant ».

Article à découvrir dans notre hors-série L'Écologie ou la mort, disponible sur notre site.


Au collège, cependant, la nature disparaît quasiment des radars. Et « en seconde, si on répartit de façon homogène les différentes parties du programme de SVT, on peut passer jusqu’à trois heures sur la biodiversité, mais pas beaucoup plus », souligne Sébastien Turpin, coordinateur de Vigie-Nature École, le programme de sciences participatives du Muséum national d’histoire naturelle dédié aux scolaires. Les sorties nature, seul moyen d’appréhender concrètement la biodiversité de proximité, ont, elles, diminué en fréquence et en durée ces dernières années.

Pour les élèves, c’est souvent LA sortie de l’année. Et elle a lieu « à la journée, voire à la demi-journée, alors qu’avant, c’était au moins deux ou trois jours », indique Marie-Charlotte Gicquiaux, animatrice chargée de projet environnement au Centre permanent d’initiatives pour l’environnement (CPIE) Périgord-Limousin. Pour une institution qui a en charge plus de 12 millions d’élèves et se veut le lieu de formation des citoyens de demain, l’enjeu est de taille si l’on considère qu’il est souhaitable d’amener la nouvelle génération à réfléchir sur sa relation avec la nature. L’Éducation nationale ne semble pas en avoir pris la mesure. Et cela ne date pas d’hier.

L’exception française

« L’école française n’a jamais été le lieu idéal d’éducation à la nature », relève Valérie Chansigaud, historienne de l’environnement. À cet égard, notre pays accuse un sérieux retard sur ses voisins germanophones et anglo-saxons, où la sensibilisation à la nature dans les écoles s’est traduite dès la fin du XIXe siècle par le « respect des animaux sauvages » comme « une condition nécessaire à l’établissement d’une société pacifique, réfrénant les pulsions cruelles et égoïstes des humains », relate la chercheuse. Dans les écoles américaines naît, à la même époque, le mouvement Nature Study, dont l’ambition est de faire comprendre aux enfants le fonctionnement de la nature par l’observation, en complément d’une approche scientifique.

En France, si des sociétés de protection voient le jour dans les écoles, les objectifs sont bien différents. « On demande aux enfants, surtout dans les communes rurales, de tenir un carnet pour compter le nombre d’oiseaux “utiles” qu’ils ont protégés et le nombre d’oiseaux “nuisibles” qu’ils ont détruits. Et le maître récompense l’élève qui obtient les meilleurs résultats », rapporte Valérie Chansigaud. Les connaissances naturalistes arrivent avec les « leçons de choses » de l’entre-deux-guerres. Puis vient la pratique de la nature, avec les classes vertes, à la fin des années 1950.

Aujourd’hui comme hier, « les classes vertes et autres formes d’éducation à la nature sont davantage portées par des associations et organismes d’éducation populaire que par l’école », souligne l’historienne. Ces projets pédagogiques périscolaires se structurent et se développent avec l’avènement de la notion d’« environnement », au moment du premier Sommet de la Terre, à Stockholm, en 1972. Voulus par le tout nouveau ministère de l’Environnement, les CPIE, outils de diffusion d’informations sur l’environnement, voient alors le jour.

Le Sommet de Rio, en 1992, marque un tournant. En fait d’environnement, il n’est plus guère question que de « développement durable ». « Les concepts centraux de l’approche scientifique des milieux comme l’écosystème ou le biotope » sont marginalisés pour valoriser « les techniques de traitement des problèmes environnementaux », analyse Marie Jacqué, maîtresse de conférences en sociologie à l’université Aix-Marseille et spécialiste de l’éducation à l’environnement. « C’est par ce biais que l’environnement fait officiellement son apparition à l’école », ajoute-t-elle.

Les élèves apprennent à trier les déchets, à « nettoyer » les eaux polluées, à limiter le gaspillage alimentaire... Une vision gestionnaire de l’environnement qui permet à l’Éducation nationale d’affirmer que la France est « l’un des États du monde où la politique d’éducation au développement durable est la mieux implantée et la plus efficace ». Tout cela sans remettre en cause les dégâts imputables au capitalisme. Pour Hervé Brugnot, éducateur à l’environnement en Bourgogne-Franche-Comté et formateur pour l’école du dehors, « l’école continue de former des petits ouvriers et des petits salariés, inadaptés au monde bouleversé qui les attend »

À la cantine de l’école Montessori au Mont-d’Or, les enfants dès 3 ans trient les restes de leurs assiettes. 

« Extinction de l’expérience de nature »

Tourner le dos à la nature n’est pas sans conséquences. « Nous sommes de plus en plus nombreux à vivre en ville, avec un accès limité à la nature. Nombreux sont les élèves qui ne connaissent même pas la période pour cultiver des tomates… », observe Florence Clément, coordinatrice de l’information grand public et jeunes au sein de l’Agence de la transition écologique (Ademe), qui fournit aux enseignants et aux élèves des outils d’éducation à l’environnement. Le lépidoptériste (spécialiste des papillons) américain Robert Michael Pyle évoque, en 1993, une « extinction de l’expérience de nature ». Dans les années 2000, son compatriote, le psychologue Peter Kahn, introduit l’idée d’une « amnésie environnementale générationnelle », cette faculté de notre cerveau à considérer l’environnement qu’il connaît comme la norme.

Nous mesurons la dégradation environnementale à partir de ce point de repère, oubliant que ce qui nous paraît normal diffère de ce qui allait de soi pour nos parents et nos grands-parents. « Suivant cette hypothèse, une spirale se forme, qui nous entraîne vers de moins en moins de nature autour de nous », indique-t-il. Selon Robert Michael Pyle, cet « état d’aliénation personnelle par rapport à la nature » serait « l’une des plus grandes causes de la crise écologique ».

Pour autant, éduquer à la nature ne peut pas relever d’une approche purement naturaliste. « Ce n’est pas parce qu’on sait nommer des espèces qu’on n’est plus à même de les protéger », prévient Anne-Caroline Prévot, écologue au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Les spécialistes de l’éducation à l’environnement évoquent la nécessité d’une expérience sensible et d’émerveillement. « Être uniquement dans une relation intellectuelle avec la nature, c’est comme séparer le cœur et la tête d’un être humain, abonde Hervé Brugnot. Cette relation doit se faire par le corps, quand l’enfant grimpe aux arbres, gratte la terre, vit avec elle. » Marie-Charlotte Gicquiaux considère que « développer des sentiments pour les arbres donnera davantage envie de les protéger que de savoir qu’il s’agit d’un chêne pubescent ou sessile ». Que l’éducation soit intellectuelle ou sensorielle, elle requiert la participation active des enseignants, malgré les obstacles élevés parfois par leur propre institution.

Des freins à lever

Sur le papier, des efforts sont fournis. L’Éducation nationale a créé et met en avant des dispositifs – très orientés développement durable – visant à faire labelliser son établissement Éco-École ou E3D, en menant par exemple des actions autour de la gestion de l’eau ou des déchets. Depuis 2019, elle impose l’élection d’écodélégués dans les classes de collèges et lycées. Plus discrètement, elle incite aussi les enseignants à organiser des sorties scolaires, en tout cas pour l’école élémentaire. Elle suggère aux professeurs de lycée de participer avec leurs élèves à des programmes de sciences participatives, permettant d’étudier la nature environnante, à des fins de recherches. Les enseignants, grâce à leur liberté pédagogique, ont également la possibilité de pratiquer l’école du dehors, de nouer des partenariats avec les Graine, les CPIE, l’Observatoire français de la biodiversité, qui propose aux élèves de gérer des aires éducatives marines et terrestres partout en France, à s’emparer des outils de l’Ademe ou d’autres organismes disponibles sur Internet…

Les propositions ne manquent pas. Mais « on reçoit tellement d’informations qu’on ne sait plus où aller chercher ce dont on a besoin », regrette Frédérick Heissat, enseignant en primaire qui a fondé avec un collègue le réseau « Profs en transition », censé justement pallier cette difficulté. Son groupe Facebook totalise 28 000 membres appartenant à la communauté éducative. Ils échangent sur leurs pratiques pédagogiques autour de l’environnement, mais sont encore largement minoritaires au regard des 866 500 enseignants de notre pays. 

La profusion de l’offre n’est pas le seul obstacle. « Il est tout à fait possible de partir en forêt, par exemple. Mais nous ne le faisons pas assez parce qu’en réalité, le programme est tellement dense que nous manquons de temps », relève Coralie, enseignante en primaire dans une école privée de Bretagne. Or, n’organiser qu’une sortie de temps en temps n’est pas suffisant pour transformer les rapports des élèves à la nature. « Il faut que les enseignants soient porteurs car nous ne pouvons intervenir que de manière ponctuelle », note Élisa Radelet, de l’écocentre du Trégor, en Bretagne.

Si elle remarque une vraie volonté des enseignants de s’impliquer face à l’urgence des enjeux environnementaux, elle regrette que cela se traduise trop souvent par l’installation d’un potager dans la cour, moyen assez simple d’établir un premier rapport au vivant, mais peu ou pas entretenu « parce que le programme scolaire ne permet pas de faire quatre heures de jardinage par semaine avec les enfants », indique-t-elle.

Et le secondaire ne s’en tire guère mieux. Au collège et au lycée, la transdisciplinarité n’est pas toujours facile à mettre en œuvre dans le cadre d’une sortie nature. L’aspect logistique est également pénalisant. « Il faut prévenir les collègues, assumer de faire rater des cours aux élèves, demander à l’intendance de prévoir les sandwiches des demi-pensionnaires, gérer nous-mêmes le transport, parfois l’hébergement… », énonce Claire, professeure de SVT dans un lycée en région Centre-Val de Loire. Sans compter que la location d’un bus à la journée coûte au moins 600 euros. Et il va sans dire que de nombreux établissements se trouvent en ville, loin d’un espace de nature, et n’ont à disposition qu’un espace extérieur très artificialisé. 

Les sciences participatives permettent une approche concrète du vivant, sans connaissances naturalistes préalables.

Quelques raisons d’espérer 

Autre écueil : le complexe de l’enseignant non spécialiste. Cette année, Coralie accompagne son établissement pour une labellisation Éco-École, au travers de la mise en place avec ses élèves de solutions de développement durable autour de la consommation d’eau. Elle reconnaît l’urgence d’éduquer les enfants à la nature mais avoue avoir « des lacunes sur le vivant et sur l’écologie ». « Ce qui manque aujourd’hui, c’est une sensibilisation de nos responsables éducatifs », qui permettrait sans doute un accès plus facile aux formations existant dans ce domaine, estime Frédérick Heissat. 

Le sentiment de manquer de légitimité pour évoquer ces questions est peut-être le principal frein des enseignants. « On sent davantage de motivation à se lancer de la part des enseignants qui ont demandé à être formés par notre programme », constate le responsable de Vigie-Nature École Sébastien Turpin. Les instituteurs et professeurs les plus convaincus trouvent toujours des moyens pour combler les manques, quitte à ne pas compter leurs heures. À l’image de Claire, avec ses élèves de terminale : « On est en train de bousiller la planète. Pour mes dernières années d’enseignement, je mets le paquet et je fais tout ce que je peux pour influencer le maximum d’élèves. Parce que j’ai l’impression d’avoir un rôle à jouer. » Formée aux sciences participatives, elle s’en sert pour ses travaux pratiques. Et elle n’est jamais à court d’astuces pour parsemer le programme de SVT de considérations écologiques. « Par exemple, quand vous devez parler de la reproduction humaine, vous pouvez faire un exercice sur les perturbateurs endocriniens et évoquer le rôle que peut jouer la pollution », glisse-t-elle, confiant toutefois se sentir un peu seule.

D’autres préfèrent emprunter des voies alternatives. « En 1992, à Rio, on disait qu’il était urgent de développer l’éducation à la nature et à l’environnement. Cela n’a pas été fait », tempête Roland Gérard, cofondateur du réseau École et Nature. Ce mouvement, initié par deux enseignants, Michel Rose et Jeanne Hercent, voit le jour en 1983. Séduits par les pédagogies alternatives alors en vogue (Freinet, Montessori…), les premiers membres veulent donner à l’éducation à l’environnement une portée utopiste de transformation sociale. Le réseau compte alors de nombreux enseignants dans ses rangs.

À l’époque, l’idée était de créer des outils et une pédagogie basés sur le principe « connaître, aimer, protéger ». Désormais, il faudrait « changer connaître par “se rapprocher”, car on ne veut pas donner des connaissances mais des expériences de nature », considère Roland Gérard. Les écoles Montessori sont précisément axées sur l’apprentissage par l’expérience. À celle du Mont-d’Or, dans le Rhône, les mardis sont consacrés aux sorties en forêt, à quelques minutes à pied de l’école. Le matin pour les enfants de 3 à 6 ans, l’après-midi pour les 6 à 12 ans.

Madly, éducatrice nature, a initié ces sorties il y a quatre ans pour « mettre les enfants en relation avec la nature » davantage que pour faire cours dehors ou leur apporter des connaissances naturalistes. Si elle est capable de reconnaître un milan en vol ou des crottes de chevreuil, elle est convaincue que « ce qui est important, c’est d’amener les enfants à se poser des questions et pas systématiquement leur donner les réponses. C’est cela le fondement de l’éducation à l’environnement »

Quand la nature se fait pédagogie

Si la nature se prête mal aux formats classiques d’enseignement, elle peut devenir une pédagogie en soi. C’est le pari des écoles de la forêt. Comme à l’École buissonnière de Sainte-Marie-de-Ré, en Charente-Maritime. Sous les frondaisons de ce coin reculé du camping des Grenettes, huit enfants de 2 à 6 ans se dépensent sans compter. Certains préparent un « ragoût à la bouillasse », d’autres courent autour d’une aire de jeux. Un peu fatigué, Arthur préfère observer ses camarades, allongé à plat ventre sur une grosse bûche. Quatre jours par semaine, quelle que soit la météo, les élèves apprennent à connaître leur milieu naturel en profondeur, par une approche sensorielle de tous les instants. « Cela fait toujours de l’effet aux enfants quand, par exemple, une araignée s’invite dans leur univers. Souvent, ils veulent en savoir plus. Nous ne sommes pas expertes, alors nous les incitons à chercher par eux-mêmes dans un guide. C’est à travers leur intérêt qu’ils apprennent », souligne Caroline Cartalas, éducatrice et fondatrice de l’école, qui a ouvert en septembre. 

Inspirée des Forest Schools américaines, des Waldkindergarten allemands et de pratiques éducatives alternatives, l’École buissonnière pratique une pédagogie qui s’appuie sur sept principes : un lieu naturel et inspirant, les enfants au cœur des pratiques, le processus plutôt que le résultat, le jeu libre, la prise de risque mesurée, la récurrence et le temps long, la présence de l’adulte. Au cours de leurs activités libres, « les enfants mettent naturellement des compétences en œuvre. Durant ces moments, nous sommes disponibles mais en retrait et assurons la sécurité physique et affective de chacun sans interférer inutilement. Mais nous sommes aussi attentives à ces compétences mises en jeux », explique Marguerite Davault, l’institutrice qui seconde Caroline Cartalas.

La nature « riche et inspirante » offre tous les outils nécessaires à la mise en œuvre des programmes, assure-t-elle. Par exemple, pour construire une cabane, les enfants vont devoir dialoguer et coopérer, utiliser des compétences motrices, rechercher des bouts de bois, dont ils vont devoir calculer les différentes longueurs, distinguer le bois mort du bois vivant, construire dans le respect de la nature, faire preuve de créativité pour la décoration…

Difficile d’imaginer pareilles initiatives à grande échelle. Il est en revanche tout à fait possible, en partant des territoires, de fédérer des acteurs locaux pour bâtir d’ambitieux projets d’éducation à l’environnement. « Rien ne pourra se faire sans les enseignants », rappelle Roland Gérard, et il importe de faciliter leur prise d’initiative au niveau des établissements scolaires, des élus, de l’administration… Mais il faut aussi que les parents et les grands-parents se mobilisent. Pourquoi ne pas inscrire son enfant à des vacances apprenantes, dans un écocentre, à des activités associatives en extérieur ? Ou mieux : passer du temps avec lui dans la nature, loin des écrans transplantés dans les salles de classe, et se confronter au monde vivant.  

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