Désastres écologiques

Écocides : la faute aux victimes ?

Illustration : Ben O’Neil

L’argumentaire est bien rodé : devant les tribunaux, les industriels qui contaminent l’environnement et l’État complice n’hésitent pas à reporter le blâme sur les imprudents qui s’exposent aux substances nocives. Une façon de se dédouaner, tout en détournant l’attention des racines des désastres écologiques et sanitaires.

Ni vue, ni connue : la réforme du code minier s’est discrètement glissée dans le Journal officiel durant l’entre-deux-tours de la dernière présidentielle. Elle aurait pourtant mérité qu’on s’y attarde. Non seulement parce qu’elle s’inscrit dans le rêve d’un renouveau minier français porté par le gouvernement, mais aussi parce qu’elle entérine noir sur blanc un principe de plus en plus répandu à l’heure où prolifèrent les pollutions en tous genres : celui de la responsabilité des victimes.

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Cette ordonnance, qui s’applique aux mines qui ouvriront demain sur le sol français, permet en effet à l’exploitant de « réduire ou supprimer sa responsabilité s’il démontre que le dommage [notamment sanitaire, ndlr] est causé conjointement par l’activité minière et par la faute de la victime, consistant, notamment, en une abstention de prise en compte par cette dernière des recommandations émises par les autorités sanitaires ».À proximité de l’ancienne mine d’or de Salsigne (Aude), l’Agence régionale de santé Occitanie enjoint ainsi aux habitants de « ne pas consommer de produits recueillis dans la vallée de l’Orbiel (thym, escargots, champignons) » ou encore de « diminuer la dissémination des poussières à l’intérieur des maisons par des lavages humides et fréquents des sols » afin de limiter l’exposition à l’arsenic, un métal très cancérigène. Pour François Espuche, le président de l’association Gratte-Papiers qui regroupe des habitants de cette zone contaminée, cette actualisation du code minier « est de nature à exclure la quasi-totalité des victimes du droit à la réparation de leurs préjudices ».

Stratégie du doute 

Le cas des pollutions minières est loin d’être isolé. Avocat spécialisé dans le domaine de l’indemnisation des victimes, François Lafforgue est familier de la stratégie du retournement de la responsabilité : « Ça a toujours été un argument évoqué avec plus ou moins de mauvaise foi par nos adversaires. » Un exemple : lorsque l’une de ses clientes, établie aux abords du périphérique parisien et atteinte de troubles respiratoires, décide d’attaquer l’État en justice pour « carence fautive » dans la lutte contre la pollution atmosphérique, la défense rétorque, en ces termes, que « la requérante n’a pas pris toute diligence pour éviter son préjudice et a laissé son état s’aggraver, sachant que le choix d’habiter la région parisienne lui est exclusivement imputable, faisant en conséquence preuve d’une imprudence caractérisée ».Cet argumentaire, précise l’expert, a été balayé par les juridictions administratives – ce qui n’a pas empêché la requête de la plaignante d’être rejetée en 2019. 

On retrouve la même rhétorique dans les affaires liées aux algues vertes en Bretagne, dont la prolifération découle de pratiques agricoles intensives. « La défense invoque la faute de la victime qui n’aurait pas dû courir à cet endroit-là »,reprend Me Lafforgue, qui représente la famille d’un joggeur retrouvé mort en 2016 dans une vasière envahie par ces plantes toxiques. Ce type de manœuvre recouvre selon l’avocat « une stratégie qui consiste à insinuer le doute dans l’esprit des magistrats ».Engagée depuis plusieurs années dans un bras de fer avec les géants de l’agrochimie qui ont fourni l’agent orange à l’armée américaine durant la guerre du Vietnam, l’octogénaire franco-vietnamienne Tran To Nga en a également fait les frais. Lors d’une audience au printemps 2021, Monsanto (Bayer), Dow Chemical et consorts n’ont pas hésité à critiquer « son manque de discernement pour s’être laissée asperger par ce défoliant toxique, rapporte Justine Ripoll, chargée de campagne pour Notre Affaire à Tous. Ils ont aussi évoqué l’insecticide qu’elle aurait utilisé pour chasser les moustiques, ou encore sa responsabilité dans le décès de sa fille atteinte d’une malformation cardiaque, qu’elle a eue et élevée dans la jungle, en suggérant que ces éléments seraient finalement plus responsables que leurs produits ».

Cette stratégie est d’autant plus pernicieuse que les maladies dont souffrent les victimes de pollutions ou de produits toxiques sont souvent multifactorielles, pointe Élisabeth Lambert, directrice de recherche au CNRS et spécialisée dans le droit à un environnement et à une alimentation sains. « Dans le contentieux des pesticides aux États-Unis, illustre-t-elle, les industriels essaient de chercher le passé médical des individus pour convaincre le juge qu’ils avaient déjà des antécédents médicaux avant l’exposition au produit ou qu’ils étaient peut-être fumeurs. » Une arme de plus pour brouiller le lien de causalité entre les substances nocives et les maladies qu’elles sont susceptibles d’entraîner.

Populations  sacrifiées

Ces quelques exemples incarnent bien ce qui constitue aux yeux de François Lafforgue « le paradigme de la responsabilité qui pèse sur chacun de nous et pas sur les responsables ». Sa collègue, Me Julie Andreu, parle même de populations « sacrifiées » à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône), où elle défend une vingtaine de riverains qui attaquent des industriels pour « trouble anormal de voisinage » : émissions importantes de polluants, odeurs nauséabondes, irritation des voies respiratoires… Autant de nuisances que le tribunal d’Aix-en-Provence a qualifiées, dans un jugement rendu en avril dernier, de « conséquence prévisible et donc normale des choix de société effectués depuis plusieurs décennies ». « C’est une catastrophe, commente l’avocate. Certes, les riverains ont accepté de vivre à proximité d’une zone industrielle, mais pas avec un dépassement des seuils réglementaires. Bien sûr, il y a des catégories sociales beaucoup plus touchées que d’autres. » 

Élisabeth Lambert craint, de son côté, que « cette logique de responsabilité partagée entre les acteurs publics, le marché et les individus ne prenne de l’ampleur sous l’impulsion des politiques néolibérales ».Dans un monde toujours plus pollué, il faut s’attendre selon elle à « une politique de défense de plus en plus acharnée de la part des acteurs privés et publics qui essaieront de limiter leur responsabilité ». D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si l’État et le marché font le pari de renforcer l’information des individus : qu’il s’agisse d’équiper les quartiers de capteurs pour mesurer la qualité de l’air, de manière à notifier aux habitants les pics de pollution sur leur smartphone, ou d’en arriver à des restrictions au moment des épandages de pesticides (interdiction d’aller se promener, fermeture des fenêtres et des volets…),« ça les arrange, car ils ne veulent pas remettre en question le modèle dans lequel on vit actuellement », accuse-t-elle.Au risque de normaliser ces nuisances : « C’est un cercle vicieux parce que l’État et le marché vont vous dire que, de toute façon, on est dans un environnement pollué, donc on ne peut rien y faire. » C’est bien ce que dénonce aussi Olivier Blond, président de l’association Respire, au sujet du procès sur la pollution de l’air à Paris : « Si on en croit la préfecture, il faudrait donc évacuer les 10 millions d’imprudents qui vivent en Île-de-France »,s’est-il indigné dans les pages du Monde en mai 2019.

« Résiliomanie » 

L’enjeu, on l’aura compris, n’est pas seulement juridique. Il pose de manière plus large la question de la responsabilité dans la crise climatique et environnementale. Dans le cadre des procès menés par Notre Affaire à Tous contre TotalEnergies, observe Justine Ripoll, « un argument souvent mis en avant consiste à dire que la demande énergétique continue de croître et que les gens continuent de prendre leur voiture, et donc que l’entreprise ne fait que répondre à cette demande ». La condamnation historique de l’État pour inaction climatique en 2021, qui reconnaît la responsabilité de celui-ci, pourrait néanmoins « avoir un effet domino et accélérateur » et faciliter l’accès à la justice pour les victimes de pollutions, espère-t-elle. 

En attendant, c’est bien la philosophie de la résilience, sorte de pendant idéologique très à la mode de ces stratagèmes juridiques, qui infuse les discours gouvernementaux. « L’idée n’est pas d’empêcher les désastres en cours ni ceux à venir, mais d’amener chacun à consentir à “vivre avec” », critique Thierry Ribault, auteur de Contre la résilience(L’échappée, 2021). « Le coup de force de la résilience est de soutenir que la catastrophe n’est pas ce qui survient, mais l’impréparation individuelle et collective. »Une « résiliomanie » qu’il faudra déjouer pour placer les vrais coupables devant leurs responsabilités.

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