Témoignages

Paroles d'éco-anxieux : « Un état qui te hante en permanence »

L’éco-anxiété n’a rien d’un effet de mode ou d’une déprime passagère. La preuve avec ces 5 témoignages qui font état de souffrances profondes et de symptômes parfois lourds : pertes de mémoire, dépression, crises d’angoisse. Quels que soient leur âge, leur milieu et leur lieu de vie, ces personnes se rejoignent sur l’origine de leur malaise.

Marine, 34 ans

« Un état qui te hante en permanence »

Sensible depuis toujours à la nature et élevée à la campagne, Marine est de ceux qui ont « lu les rapports du Giec il y a quinze ans ». Elle a choisi d’en faire son métier. Depuis dix ans, elle occupe des postes croisant aide au développement et environnement, ce qui l’a conduite à vivre en Afrique, aux États-Unis, au Mexique et en Inde. Mais aussi à changer de boulot, souvent. Public, privé, ONG : cette rotation est « symptomatique de [s]on anxiété ». Marine, angoissée « par anticipation » depuis toujours mais éco-anxieuse depuis une poignée d’années (ce qu’elle définit d’abord comme un « état de lucidité »), est traversée par un « sentiment d’inutilité ». Elle ne supporte plus le décalage qu’elle ressent avec certains collègues. « J’ai bossé dans un bureau d’études où certains étaient juste excités d’aller voir des gorilles au Congo alors que c’était parfois pour justifier des projets qui allaient détruire leur habitat. » La jeune femme aboutit à une situation paradoxale : « Je ressens une perte de sens dans un boulot censé en avoir. »

Article issu de notre numéro « Êtes-vous éco-anxieux ? », disponible sur notre boutique.


À 34 ans, en couple depuis longtemps, une autre pression s’est ajoutée : « Observer ses amis avoir des enfants et avancer dans un schéma classique sans se préoccuper de ces questions renforce l’impression d’être seule à se prendre la tête. » Marine n’envisage pas d’en avoir et ne pense plus à l’adoption – « des amis se sont fait retirer l’enfant après trois semaines ». À ces questionnements intimes et professionnels s’ajoute aussi l’angoisse du futur. « Le rythme auquel ça arrive ne me surprend pas, mais m’effraie. » La jeune femme consulte depuis fin 2021, et entend à présent se mettre à l’action directe – elle vient de rejoindre Extinction Rebellion. « L’éco-anxiété est latente, difficile à verbaliser. C’est un état qui te hante en permanence et avec lequel il faut apprendre à vivre. »

Sandrine, trentenaire

« J’ai provoqué mon effondrement intérieur »

Sandrine se définit autant par sa profession, psycho-thérapeute, que par une autre activité : « autonomiste ». Avec son mari, cette mère de deux enfants a mis au cœur de son quotidien la résilience de son foyer, du chauffage à la permaculture. Elle a pourtant grandi dans un monde « sans nature », au sein d’une famille modeste en centre-ville. C’est en voyant le docu-mentaire d’Al Gore Une vérité qui dérange (2006) au lycée, à 16 ans, qu’elle connaît un premier bouleversement. Elle pleure, cauchemarde et... change son mode de vie, obligeant ses parents à modifier leurs habitudes. « J’ai réalisé que j’avais le pouvoir de changer les choses, ça m’a beaucoup apaisée. » Une fois étudiante, Sandrine multiplie les engagements (Colibris, Greenpeace, Slow Food…) et rencontre des « ultras ». Auprès d’eux, elle finit par s’épuiser dans une sorte de « concurrence malsaine », vivant « une oppression intérieure de toujours faire plus ou mieux ». Son premier enfant, à 25 ans, lui permet de rompre avec cet entourage, mais un autre choc advient deux ans plus tard.

La lecture d’une vulgarisation des travaux du GIEC a été « une bombe encore plus puissante que le choc du lycée ». La différence ? « J’ai compris que le monde ne serait plus pareil, et qu’il s’agissait juste de sauver les meubles. » Un stress immense l’accable, au point de provoquer des troubles de l’attention et des pertes de mémoire. « Je perds l’accès aux données, aux souvenirs, aux mots. » Son cerveau, épuisé, sature. « En craignant l’effondrement extérieur, j’ai provoqué mon effondrement intérieur. » Avec l’aide d’un psy, elle développe sa propre résilience : « Je prends soin de moi ; il y a encore trois mois, j’aurais été incapable de retracer précisément mon parcours. » Ce travail l’aide à accepter ses limites. Elle fréquente aussi un groupe avec lequel elle partage ses astuces pour gagner en autonomie, décidée à faire de sa maison « un sanctuaire ».

Raphaëlle, 27 ans 

« Je suis en train de devenir quelqu’un de gris »

Jusqu’à peu, Raphaëlle avait « la solutionnite ». Son premier boulot tombait bien : il y a trois ans, la jeune femme, politisée depuis l’adolescence sur l’écologie, décrochait un emploi dans une entreprise œuvrant pour la conservation marine. Mais… « Aujourd’hui, la désillusion me rend cynique. » Plus précisément, Raphaëlle souffre du constat que son métier supposé avoir du sens est dévoré par « un monde capitaliste où les seules valeurs qui comptent sont le marketing et la rentabilité ». Elle se sent particulièrement « oppressée par la manipulation de langage » autour de mots comme « impact » et « solution », qui colonisent son environnement de travail : « À force d’être en dissonance cognitive avec tout, j’ai l’impression d’être une extraterrestre. » Son anxiété a crû au fur et à mesure que « chaque nouvelle piste explorée se révélait être une impasse ». Si elle n’a jamais pensé à consulter, son angoisse est aujourd’hui puissante : « Je peux ressentir une oppression respiratoire et avoir la voix qui tremble, comme des mini-crises d’angoisse. »

L’actualité en rajoute souvent : « Je suis énormément déprimée de constater la force du quotidien, le fait qu’on ne change rien malgré les catastrophes. » Raphaëlle souffre aussi de l’absence d’exutoire. Pour elle, « c’est difficile de ne pas pouvoir en parler, parce que c’est trop pessimiste, trop triste, trop lourd pour que l’autre veuille accueillir cette discussion ». Depuis quelque temps, la jeune femme ressent une colère de plus en plus aiguë. « Je suis très pacifiste, mais là je sens que ça monte. » Pour l’instant, elle envisage de quitter son boulot et de voyager, afin de retrouver le goût des choses. « Je n’ai pas envie d’être quelqu’un de gris, et là je suis clairement en train de le devenir. » Raphaëlle aspire ensuite à retrouver une activité plus locale et des relations humaines, loin de ces « “jobs à impact” derrière un ordi avec des tableaux Excel ».

Bertrand, 56 ans 

« Du matin au soir depuis vingt ans »

Bertrand est conscient du problème écologique depuis l’adolescence. Les premières incursions de l’écologie politique à la télévision le mettent « en face de discours d’alerte très graves ». Il s’engage au moment de la présidentielle de 1981, à 15 ans, et entame un long parcours militant d’abord structuré par le rejet du nucléaire. Puis, il devient enseignant en droit public, pour avoir le temps de militer tout en se spécialisant en droit de l’environnement. Bertrand s’est toujours beaucoup informé et, dans les années 1990, l’inquiétude climatique commence à monter. Jusqu’à la grande bascule que fut la canicule de 2003 : « J’ai été choqué par l’absence totale de lien avec le réchauffement dans le débat public. » Depuis, Bertrand vit avec la pensée « obsessionnelle » du dérèglement climatique et de l’indifférence générale qu’il génère. « J’ai cette anxiété dans la tête tout le temps, du matin au soir, avec une intensité variable. » La déprime finit par devenir une dépression : en 2012, Bertrand « coule ».

Hospitalisé, il se retrouve face à des médecins ne prenant pas au sérieux le motif de son angoisse. Le tunnel entre éclaircies et rechutes dure dix ans, jusqu’à un traitement par électrochocs en 2021 qui lui a permis de retrouver une vie professionnelle et familiale « à peu près normale ». Cet homme marié et père de trois enfants ne croit pas à la guérison – le motif étant « insoluble » – mais la psychothérapie lui offre un exutoire salvateur. Car il s’autocensure en permanence avec ses proches, vivant dans un « enfermement ». Certain que la planète deviendra invivable, il s’angoisse aussi pour ses enfants, eux qui ne partagent pas cette anxiété mais sont « une grande source de joie ». Bertrand considère avoir « réalisé trop tard qu’il valait mieux ne pas en avoir ». Le problème, explique-t-il, est qu’il n’arrive « pas à lâcher », bloqué sur une anxiété qui ôte à la vie toute saveur, jusqu’à « trouver futile l’idée d’aller voir un spectacle ».

Mathilde, 28 ans

« Arriver à consulter une information sans pleurer »

Longtemps, Mathilde a pensé que les choses allaient dans le bon sens. Enfant, elle ramasse les déchets. Jeune femme, elle étudie et fait sa thèse en biotechnologie dans « la capitale écolo », Grenoble, côtoyant des adeptes du compost et des vacances à vélo. Mais Mathilde va vivre un double effondrement. Le premier est une « conscientisation » plus poussée après le confinement. Elle politise son écologie et toute la bibliothèque de son compagnon, animateur de la Fresque du climat, y passe. Avion, viande : d’un coup, elle arrête tout. Jusqu’à refuser de prendre la voiture pour aller au théâtre, sa passion. L’autre « coup de massue » est arrivé avec son premier job, dans la branche cosmétique d’un laboratoire. « Ces gens n’avaient jamais entendu parler du Giec, prenaient l’avion juste pour une réunion à New York… » Mathilde comprend que tout le monde n’est pas préoccupé par le sujet : « C’était une claque de comprendre mon déni. » Seule écolo de la boîte, elle est harcelée de remarques sarcastiques et jugeantes sur son mode de vie.

Mathilde pleure immédiatement en en reparlant. « Je n’arrivais pas à discuter ou consulter une information sans pleurer. Une amie m’a conseillé d’aller voir un psy car je n’arrivais plus à vivre. » D’autant que cette détresse se conjugue avec d’autres émotions toxiques, comme l’intolérance et la sensation d’être constamment agressée. Au printemps dernier, Mathilde démissionne et consulte, posant des mots sur son effondrement intérieur. « Mon choix de ne pas fonder de famille dans un tel monde me rend triste. » Des angoisses vitales la saisissent : « J’ai peur de mourir de soif, de faim. Je suis ingénieure et je ne sais même pas faire pousser une carotte. » Plus profondément, « je sais qu’on va tous mourir, mais je ne sais pas pourquoi, ça me fait de la peine ». Ces derniers temps,Mathilde a décidé de s’inscrire dans l’action pour être « moins dans la déprime ».


Pierre-Éric Sutter, psychothérapeute et cofondateur de l’Observatoire des vécus du collapse (Obveco) : « Les éco-anxieux sont d’abord des éco-clairvoyants »

Pourquoi vous êtes-vous spécialisé dans l’éco-anxiété ?

Ma première patiente éco-anxieuse est arrivée en 2016 pour un burn-out. Elle vivait un effondrement intérieur, et m’a transmis son éco-anxiété ! Aujourd’hui, ces personnes composent les trois quarts de mes patients, et affluent en masse depuis la rentrée – j’avais déjà observé ce phénomène après l’été 2021. Mais ce terme est un faux-ami, car les éco-anxieux sont d’abord des éco-clairvoyants. Il ne faut pas pathologiser : il s’agit d’un état de mal-être qui peut engendrer des psychopathologies seulement s’il devient intense, chronique et qu’on le laisse perdurer.

Vous avez mené avec l’Obveco une étude qui, pour la première fois, évalue le nombre d’éco-anxieux en France.

Nous avons en effet estimé ce chiffre à 5 % de la population, soit 2,5 millions de Français. L’idée reçue voulant que le phénomène ne concerne que des jeunes est infirmée par la moyenne de notre échantillon, qui est de 35 ans. En termes de sexe, les femmes sont en moyenne un peu plus éco--anxieuses que les hommes – mes patients est composée à 60 % de femmes. Enfin, le niveau social est déterminant : plus votre CSP est élevée, plus vous êtes éco-anxieux. Cela tient à mon sens à une plus grande capacité d’abstraction pour se figurer ces problèmes globaux, même si ce sont les plus fragiles qui seront les premiers touchés par les effets du réchauffement.

Comment prenez-vous en charge ces troubles ?

La « psychologie existentielle » que je pratique détient les bonnes clefs, car l’éco-anxiété résulte de la prise de conscience d’une menace qui active des angoisses de finitude, de soi comme du monde. Mon point de départ consiste donc à questionner le rapport à la mort du patient. Une fois ces angoisses posées, il faut accompagner la personne autour d’un enjeu : accepter le diagnostic mais refuser le pronostic, l’idée que tout est joué. Or, seule « l’action délivre de la mort », comme l’écrivait Saint-Exupéry. Pour retrouver une boussole existentielle, nous élaborons donc un schéma qui s’articule autour du triangle « sens, engagement, satisfaction ».

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