«Pour être franc, ça nous a explosé à la figure. On est très surpris du succès. On a dû avoir près de 700 000 consultations uniques sur notre site labelleplage.fr, une centaine de médias écrits et une quarantaine de médias audiovisuels », confie Christophe Le Visage. L’homme n’est pas du genre à pérorer. Plutôt une figure de l’ombre, derrière ces lunettes qui s’assombrissent quand la lumière se fait trop forte.
Article issu de notre n°66, en kiosque, librairie, à la commande ou sur abonnement.
On a dû insister pour le rencontrer et évoquer son rôle dans cette enquête par laquelle l’association Eau et rivières de Bretagne, pas née de la dernière pluie mais méconnue du grand public, a fait mouche sur un sujet peu ragoûtant. Pourtant, son lien avec la problématique de la qualité des eaux de baignade est aussi très personnel. Il coule dans son jardin derrière la maison et se jette sous ses fenêtres dans la mer, en répandant un discret halo verdâtre sur la plage.
Il s’appelle le Melon, un de ces minuscules ruisseaux qui parcourent l’arrière-pays léonard, du nom de la moitié nord du département du Finistère. Comme beaucoup d’autres dans ce coin, il charrie régulièrement, en général après de fortes précipitations, une pollution microbiologique aux matières fécales qui se répand dans les eaux côtières où batifolent à la belle saison enfants et parents dans la plus grande insouciance. Toute une panoplie – listeria, coronavirus, norovirus, résidus médicamenteux – dont la présence est signalée par la détection d’entérocoques intestinaux ou de la bactérie Escherichia coli (E. coli).
Les poissons ne votent pas
« J’ai découvert en m’installant ici en 2019 que la plage en face était fermée six à sept fois par été pour pollution, que le ruisseau qui passait dans mon jardin était le vecteur de cette pollution, et que tout le monde faisait comme s’il ne se passait rien »,se souvient-il dans son salon avec vue sur la plage et la presqu’île du Melon, peu fréquentées en cette fin août. À l’époque, l’ancien haut fonctionnaire vient d’adhérer à plusieurs associations environnementales du coin, pour honorer une promesse qu’il s’était faite « quand il était de l’autre côté », celui de l’État. « J’avais fait une réunion en Bretagne où il y avait une cinquantaine de personnes, moitié agriculture, moitié État. Et au milieu, il y avait deux types d’Eau et Rivières de Bretagne. C’était les seuls qui savaient de quoi ils parlaient. Ils avaient une vision complète des enjeux aussi bien environnementaux que sociaux ou économiques. Je me suis dit : quand je serai retraité, j’irai là. »
Sa détermination est d’autant plus grande que sa carrière professionnelle s’est accompagnée d’une prise de conscience progressive de l’importance des enjeux environnementaux, et surtout du désintérêt prononcé dont ils font l’objet dans l’élaboration des politiques de la mer au plus haut niveau. « Sur ces sujets, la politique est dirigée par en bas. Les seuls intérêts privés sont pris en compte, l’intérêt général rarement. Et les poissons ne votent pas. »Ici, Christophe rencontre un « presque voisin », un certain Laurent Le Berre, prof de techno et surtout surfeur, qui s’intéresse à la qualité des eaux des plages du secteur dans lesquelles son goût de la glisse lui fait passer pas mal de temps. « Quand je suis arrivé, mon collègue était déjà sur le sujet, il avait constaté des anomalies, mais il se heurtait au bocal de verre. Personne ne lui répondait. Il ne savait pas comment obtenir réellement des réponses de l’administration ou interpréter les directives européennes. Grâce à mon expérience côté État, on a pu commencer à regarder sous le tapis. »
Mais quel tapis ? Christophe fait un geste vers un panneau d’information, de l’autre côté de la route, juste à l’entrée de la plage, un panneau en forme de vague. En s’approchant, on peut lire, sur une feuille A4 marquée du logo de l’agence régionale de santé (ARS) Bretagne, les résultats d’analyse des eaux de la plage régulièrement publiés depuis mi-juin.
Les « tripatouillages » de l’ARS
« On a découvert que l’ARS trichait. Ça a été un choc pour nous. », se remémore Christophe. Pendant la saison de baignade, du 15 juin au 15 septembre, comme dans toute la France, l’ARS fait faire des prélèvements à un laboratoire de Brest pour rechercher une éventuelle pollution. L’agence procède ensuite à un calcul statistique défini par la directive européenne et a l’obligation réglementaire de publier les données pour chaque plage un peu fréquentée. « Un calcul pas très sexy, mais facile à faire. Quand on faisait le calcul nous, avec les données que nous avions dûment notées sur les panneaux, on ne trouvait pas la même moyenne à la fin de la saison. Alors on a pris la directive européenne, et on s’est mis dans la peau d’une personne désireuse de tricher. On a trouvé toutes les tricheries. »
Parmi les « subtilités » mises au jour par Eau et Rivières de Bretagne, le recours à la fermeture préventive des plages en cas de précipitations. Dans le Finistère Nord, un certain nombre de plages sont très polluées à chaque fois qu’il pleut. Pour que les prélèvements soient aléatoires, les dates auxquelles ils sont effectués sont décidées en début de saison. Or ces dernières années, l’ARS s’était arrangée avec les communes pour que la plage soit préventivement fermée chaque fois qu’il allait pleuvoir et que tout le monde savait qu’il y aurait pollution.
« Lorsqu’un prélèvement tombait sur une période de fermeture, cette fermeture permettait à l’ARS de justifier que la donnée soit écartée du calcul de la moyenne, et donc du classement de la plage. Ça avait pour conséquence de faire passer un certain nombre de plages d’un niveau insuffisant à un niveau suffisant ou même bon,relate Christophe. Il faut préciser que l’interdiction est le plus souvent purement juridique et administrative, épinglée sur une feuille A4. On peut quand même se baigner, dans une eau parfois plus polluée que la Seine ! »Devant le panonceau, Christophe pointe une autre curiosité. Sous les mesures communiquées par l’ARS, un code de trois couleurs, dénommé « Interprétation sanitaire », renseigne visuellement sur la qualité des eaux de baignade. Quand l’eau est de bonne qualité, la case est bleue ; de qualité moyenne, la case est verte ; et de mauvaise qualité, la case est rouge.
« Pour l’ARS, quand la baignade est interdite, il n’y a plus de problème. Pour nous, il y a quand même un problème. »
En l’occurrence, sur onze prélèvements depuis début juin 2024, la plage du Melon était cinq fois bleue et six fois verte, c’est-à-dire plus souvent de qualité moyenne que bonne. Mais le regard rapide d’un plagiste retiendra les couleurs verte et bleue, et surtout, pas de rouge. « Sous-entendu, aucun risque », sourit Christophe. Eau et Rivières de Bretagne décide alors d’aller au tribunal administratif. L’État demande une médiation pour éviter la confrontation, chose plutôt inhabituelle dans une procédure qui n’est pas individuelle. Le médiateur est un ancien préfet apparemment persuadé que l’association ne peut pas gagner contre l’ARS. Christophe se souvient : « Il était mal parti, les juristes d’Eau et Rivières de Bretagne sont excellents. On a gagné, avec un rapporteur public très remonté qui a expliqué que la confiance du public avait été trompée, qu’il y avait eu du “tripatouillage” de la part de l’ARS – le mot a été prononcé. »
Couvrir la Bretagne de cochons
Mais pourquoi tricher ? Christophe embraye : « J’ai appliqué les réflexes que j’avais quand j’arrivais dans un nouveau pays à l’époque où j’étais consultant à l’international. Comprendre qui décide et analyser la gouvernance. J’ai regardé qui était qui, comment les élus étaient représentés, comment les structures s’interpénétraient. »Dans cette partie du Finistère, tout ramène Christophe et ses collègues à l’élevage de cochons et aux puissantes coopératives porcines. « On peut parler de mafia. À la communauté de communes, le vice-président chargé de l’eau et de l’assainissement était un éleveur de cochons ; le maire de Saint-Renan, la commune voisine, autre vice-président, est un commercial de la coopérative agricole. Les Commissions locales de l’eau sont noyautées dans toute la Bretagne Nord par les instances agricoles, par la FNSEA. Et pour le préfet du Finistère, entre “pas de vagues” et “protéger l’environnement”, c’est souvent “pas de vagues” qui est la bonne solution. »
En creusant, les membres d’Eau et Rivières de Bretagne tombent sur les excès de l’élevage intensif breton. « C’est une croyance bien ancrée ici, que l’élevage est l’avenir de la Bretagne. L’objectif est de couvrir la Bretagne de cochons. Ce qui n’est pas forcément celui de la population et on ne prend pas en compte les conséquences néfastes de ce choix. »Entre autres, le fait qu’un cochon produit en moyenne autant de bactéries que 30 humains. « Sur un petit bassin versant comme pour la plage voisine de Penfoul, vous avez 10 000 cochons, soit l’équivalent de 300 000 humains. Quand vous avez 1 500 habitants dont seulement 10 ne traitent pas correctement leurs eaux usées, et que de l’autre côté vous avez 300 000 équivalents humains qui ne traitent rien, il est probable que la pollution vienne plutôt des élevages de cochons que des humains ! »
C’est une boucle infernale : les cochons produisent de la merde qu’on étale sur les champs pour faire pousser du maïs qui nourrit les cochons. Mais comme le sol et les plantes ne peuvent pas tout absorber, une bonne partie s’en va dans les eaux.
Christophe en rirait presque, mais garde sa froideur analytique, et lâche encore sans sourciller quelques chiffres éloquents : « Il faudrait cultiver l’équivalent de trois Bretagne rien que pour nourrir les animaux d’élevage qui y vivent. On est donc obligés d’importer du soja et des protéines. Mais il faut bien se débarrasser des excréments. C’est une boucle infernale : les cochons produisent de la merde qu’on étale sur les champs pour faire pousser du maïs qui nourrit les cochons. Mais comme le sol et les plantes ne peuvent pas tout absorber, une bonne partie s’en va dans les eaux. »Le plus souvent ici, on préfère pointer du doigt les touristes. Christophe ironise : « L’explication peut être valable pour d’autres régions, comme en PACA où tout le littoral est classé rouge sur notre carte, mais ne tient pas la route ici : il y a relativement peu de touristes en Finistère Nord, et si c’est l’été que l’on constate que les plages sont polluées, c’est parce qu’il n’y a qu’en été qu’on fait des mesures ! »
Un retentissement national
Se sent-il menacé, à force de soulever des tapis et de remuer la poussière ? Il élude : « Je fais le tour de ma voiture pour voir que tous les boulons sont serrés. Mais on n’est pas inutilement provocateur, les gens violents sont minoritaires. Je ne me répands pas en disant systématiquement du mal des professions agricoles. »Il est vrai qu’Eau et Rivières de Bretagne n’avait pas parié sur un tel « succès », mais n’a pas non plus choisi le moment au hasard. Alors que les équipes enquêtaient sur la question depuis déjà plusieurs années, le sujet de la qualité des eaux est monté dans le débat public grâce à un hasard du calendrier. « En janvier 2024, à l’approche des JO, on a commencé à beaucoup parler de la qualité de l’eau de la Seine où personne ne se baignait, alors que nous, nous avions une carte toute prête de la qualité de baignade sur 2 000 plages françaises où des millions de gens se baignent chaque été, mais ça on n’en parlait jamais. On a décidé de préparer un lancement de notre carte avec une campagne de communication. »L’association a d’abord établi une carte bretonne.
Problème : toute la côte nord de la région« clignotait » en rouge. Ils décident alors d’élargir la carte à l’échelle nationale, histoire d’éviter d’être taxés de « Bretagne bashing », mais aussi de faire bénéficier les autres régions des résultats de leurs recherches. Résultat : un site ultra-ergonomique, où tout un chacun peut, en quelques clics et un zoom, trouver sa plage, savoir de manière fiable et transparente s’il est recommandé de s’y baigner, et même connaître le classement des lieux sur les 1 853 plages de l’Hexagone. « On a eu des retours assez durs de la part des maires de certaines villes comme Le Touquet. Pas grand-chose côté agricole en Bretagne, mais on s’en doutait. La stratégie ici, c’est d’écraser le coup et d’attendre que ça passe », analyse Christophe. Du côté du corps médical, des voix s’élèvent pour demander à nouveau des enquêtes épidémiologiques à l’ARS, la carte des pollutions pouvant bien correspondre avec des maladies très localisées, ou des phénomènes d’antibiorésistance.
Christophe résume : « La directive européenne a un objectif environnemental, et partant, sanitaire. En France, on a confié le sujet à l’ARS qui semble considérer que c’est exactement équivalent d’interdire la baignade quand l’eau est sale et de faire en sorte que l’eau soit propre, du moment que les baigneurs ne sont pas contaminés. Pour eux, quand la baignade est interdite, il n’y a plus de problème. Pour nous, il y a quand même un problème. » Et il ajoute, pensif en regardant quelques estivants se mettre à l’eau : « Sur les algues vertes, personne n’en parlait jusqu’à ce qu’il y ait quelqu’un qui meure. » Tout en bas à gauche du panneau municipal à l’entrée de la plage, on peut péniblement déchiffrer sous la saleté : « Méfiez-vous des écoulements sur les plages : ces rejets peuvent être contaminés. Bien qu’ils apparaissent aux yeux des enfants comme un espace de jeu privilégié, apprenez aux petits à les éviter. »
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