C’est un poster jaune vif, incandescent, saturé de routes, de grues et de pelleteuses. Son titre : « Carte des saccages des Jeux olympiques et paralympiques 2024 ». Ses créateurs sont des activistes opposés aux Jeux « et à l’institution qui les organise, parce que ces événements ne peuvent être ni populaires ni écologiques », expose l’un des militants. Sur cette carte conçue et dessinée collectivement, on navigue entre les multiples immeubles qui accélèrent la gentrification de la Seine-Saint-Denis, on bute sur un chantier de métro qui a coûté la vie à quatre travailleurs, on découvre les sites qui recevront les déchets de démolition de ces tentaculaires travaux… « La carte expose les coulisses et porte un discours de contre-propagande, poursuit le militant. On a voulu démêler toutes les conséquences des JOP, urbaines mais aussi sociales ou sanitaires. »
Article issu de notre numéro 60 « La tragédie de la propriété », en kiosque, librairie et sur notre boutique.
À l’origine du projet, on trouve également le collectif « À la criée », qui anime des ateliers de contre-cartographie un peu partout en France. On lui doit par exemple la carte festive et colorée de Notre-Dame-des-Landes par Quentin Faucompré. « La carte est un des outils qui nous aident à coproduire le territoire où nous vivons, proclame le collectif. Uneambiance et une pratique de contre-pouvoir dévoilent les dominations croisées qui s’emploient toujours à s’invisibiliser. »
Représentations alternatives
Traditionnellement arme de conquête ou de guerre au service des puissants, outil de cadastre ou de réclamation de l’impôt, la carte a en effet joué un rôle dans l’histoire du colonialisme ou du patriarcat. Mais elle est aussi devenue un moyen de lutte. Par exemple lorsque W.E.B. Du Bois, sociologue et militant pour les droits civiques aux États-Unis au tournant du xxe siècle, décide de « mettre en cartes » la contribution des personnes noires à la vie économique et culturelle des États-Unis. Ce mouvement de représentations alternatives, l’historienne Nepthys Zwer l’analyse depuis longtemps. « Dès les années 1960, certaines nations, telles les populations autochtones d’Amérique latine ou du Canada, ont utilisé des cartes pour défendre ou recouvrer l’usage de leurs territoires ancestraux », écrit-elle avec le cartographe Philippe Rekacewicz dans l’ouvrage Cartographie radicale, paru aux éditions La Découverte en 2021. Le mouvement tiers-mondiste, lui, éditera des mappemondes sur lesquelles le nord se trouve en bas et le Pacifique au centre. Résultat : c’est l’Indonésie qui trône en plein milieu, et l’Europe se tasse dans un coin.
Quand les sans-abri décrivent leur pratique de la ville
« Ces cartes usent des mêmes ressorts que la cartographie conventionnelle mais mettent le pouvoir de l’image et du discours cartographique au service de la transformation sociale », poursuivent Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz. Des exemples de cette prise de pouvoir sont rassemblés dans une somme de contre-cartographie, Ceci n’est pas un atlas, parue aux Éditions du Commun en 2023. D’ateliers cartographiques en projets de recherche-action, les cartes présentées dénoncent les projets de mines d’or en Guyane, localisent les cas de harcèlement de rue en Égypte ou les emplacements des squats de Berlin.
Traditionnellement arme de conquête ou de guerre au service des puissants, outil de cadastre ou de réclamation de l’impôt, la carte a en effet joué un rôle dans l’histoire du colonialisme ou du patriarcat. Mais elle est aussi devenue un moyen de lutte.
Certaines créations proposent même une description sensible de l’espace, comme celle sur le sans-abrisme à Newcastle. Sur un enchevêtrement de rues et de maisons griffonnées au feutre noir, 30 personnes sans-abri ont décrit leur expérience de la ville. « AMI MORT » a inscrit l’un d’eux au croisement de deux artères. « Premier job de ma vie. M’a donné une chance », indique un autre à côté d’une institution. Près du parc St James, « Bert » a inscrit : « Allé voir un match avec mon frangin, journée de réconciliation. » Pour le chercheur et la chercheuse à l’origine du projet, la pratique cartographique permet des « contre-lectures de l’utilisation des espaces. Les embrasures de portes, par exemple, deviennent des espaces de socialisation et de sommeil ».
La révolution des cartes en ligne
À la fin du livre, un cahier détachable décrit, étape par étape, comment élaborer une carte critique, incitant les lecteurs à passer à l’action. Car les cartographes et les chercheurs ne sont pas les seuls à pouvoir s’emparer de ces outils, surtout depuis que de nombreux fonds de cartes sont accessibles sur Internet.
William Acker, par exemple, est juriste et membre de la communauté des gens du voyage. Son aventure avec la cartographie a commencé lors de l’incendie de l’usine Lubrizol, à Rouen. « Une aire d’accueil des gens du voyage se trouvait à proximité directe, raconte-t-il. Avec les habitants, on a rédigé une tribune pour dénoncer le fait que ces aires sont souvent mal situées et polluées. » Pour toute réponse, l’administration l’accuse de démagogie « parce qu’on n’avait pas de données. Je me suis dit : “OK, je vais produire la donnée ” ».
Armé de patience et de colère, il passe deux années à inventorier 1 358 aires d’accueil dans toute la France, à partir de leurs coordonnées géographiques. À chaque fois, il capture la vue aérienne sur Google Maps et décrit l’environnement. Par exemple, cette aire de Beynost, dans l’Ain : « Ici il vous faudra 47 minutes à pied pour aller au centre-ville,présente-il, avant d’ajouter, acide, mais seulement une minute pour aller sur l’autoroute ou dans la station d’épuration. » En un seul geste, sa cartographie localise, rend visible et dénonce un phénomène.
Publiées chaque jour sur Twitter, puis rassemblées dans un livre (Où sont les « gens du voyage » ?, éditions du Commun, 2021), les cartes de William Acker ont même eu un (petit) effet règlementaire : la localisation des aires d’accueil est désormais prise en compte dans l’attribution des subventions de la direction du logement dévolues à ces aménagements.
Explorer d’autres possibles
La révolution de la cartographie numérique bouillonne d’autant plus depuis qu’existe OpenStreetMap, cette communauté de cartographes amateurs qui créent des cartes virtuelles sur… à peu près tout. Eda, par exemple, s’emploie à enrichir une carte des caméras présentes dans l’espace public à Marseille, avec la Quadrature du Net. « Nous surveillons la surveillance, en quelque sorte, décrit l’activiste. La cartographie permet aussi de la contrer, en identifiant les rues non surveillées par lesquelles s’échapper les jours de manifs, par exemple. » Elle et d’autres organisent des « cartobalades » sur ce thème.
Non contentes d’avoir dénoncé, rendu visibles ou mis les luttes en réseau, les cartes résistantes permettent aussi d’explorer d’autres possibles. La cartographe et artiste Agnès Stienne, propose par exemple la série « La cité côté jardin ». Chacune de ces aquarelles représente une organisation symbolique de l’espace, liée au modèle politique en place. La « cité néolibérale totale » affiche ainsi des rues rectilignes, de l’eau distribuée « de façon sélective » ou un élevage intensif source de zoonoses. Sur la carte des « cités anarchistes », en revanche, un cours d’eau ondule entre une guinguette, des moulins communautaires et un îlot d’habitat partagé. « Je me suis appuyée sur l’évolution du système politique en France, qui m’inquiète. Mais une fois qu’on a dénoncé, on peut imaginer d’autres façons de vivre, assure l’artiste. Le paysage, c’est politique. » Un credo que partagent, sans aucun doute, l’ensemble des contre-cartographes.
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