Économie circulaire et greenwashing

Capitalisme de la seconde main : récup' de la récup'

Illustration : Stefan Glerum

En surfant sur les aspirations des citoyens à « mieux consommer », les multinationales de l’occasion et du reconditionné dessinent les contours d’un capitalisme de la seconde main, en phase avec l’air du temps. Sa caractéristique ? Il s’intègre parfaitement à l’économie marchande, tout en prétendant la transformer durablement.

«Tu ne le portes plus ? Vends-le ! », exhorte une publicité de la plateforme en ligne de vente de vêtements de seconde main Vinted. Une incitation à laquelle a répondu une récente campagne de communication de l’association Emmaüs, détournant ce slogan mercantile en un appel au don : « Si tu ne le portes pas, donne-le. » Cette contre-offensive intervient à un moment où le succès des places de marché numériques comme Vinted ou Leboncoin fragilise le modèle économique de l’association qui œuvre pour l’insertion sociale, et dont le modèle économique repose sur la générosité des particuliers. En jeu, la qualité des dons collectés qui baisse, alors que la revente est le principal pilier du modèle économique d’Emmaüs.

Article issu de notre numéro « Reprendre les choses en main », en librairie et sur notre boutique.


Multinationales de l’occasion 

Les acteurs traditionnels du marché de la seconde main ne sont pas les seuls à déplorer la concurrence agressive des plateformes numériques. Ces nouveaux intermédiaires qui mettent en relation vendeurs et acheteurs viaune place de marché en ligne sont également présents sur le marché de la réparation, du réemploi et du reconditionnement de produits électroniques. C’est le cas de la « licorne » française Back Market, fondée en 2014 et valorisée 5,1 milliards de dollars au moment de sa dernière levée de fonds en janvier 2022. Elle compte parmi ses investisseurs la banque américaine Goldman Sachs. Multinationale présente dans 18 pays et sur trois continents, elle s’arrogerait aujourd’hui 70 % des parts du marché de la distribution de produits reconditionnés. Back Market revendique une bonne santé économique, en dépit d’une récente restructuration qui a conduit l’entreprise fin 2022 à se séparer de 13 % de ses effectifs selon Les Échos

Si les cas de Vinted ou de Back Market suscitent des crispations, c’est parce que ces entreprises lucratives se revendiquent de l’« économie circulaire » et mettent en avant un modèle de croissance « vertueux », respectueux des personnes et de l’environnement, sans toutefois questionner les modes de production des marchandises ou en se montrant peu regardantes sur l’origine des produits. Certains acteurs français de la filière du reconditionnement déplorent ainsi des pratiques de « concurrence agressive » pouvant conduire à « tuer la filière française du reconditionnement ».

Back Market est une place de marché, un intermédiaire qui met en relation les vendeurs-reconditionneurs et les acheteurs, contrairement à des acteurs comme Recommerce, Smaaart, e-Recycle ou Yes Yes. Ces reconditionneurs, dont certains sont regroupés sous l’étendard de la Fédération professionnelle du réemploi et de la réparation, RCube, s’engagent à acheter, à réparer, à reconditionner et à revendre des produits « sourcés et reconditionnés en France, dans le respect des normes européennes », comme l’indique Benoît Varin, président la fédération RCube et fondateur du groupe Recommerce. 

Opacité des pratiques ?

Entreprise mondialisée, Black Market propose à la vente des produits français, européens et extra-européens. Un acteur français souhaitant rester anonyme relève « l’opacité des pratiques » de la plateforme. L’intermédiaire est accusé d’être peu regardant sur la probité des vendeurs et de favoriser l’import de produits de moindre qualité venus d’Asie. Interrogée au sujet de la provenance des produits, l’entreprise met en avant que, sur les douze derniers mois : « moins de 10 % des marchands ayant fait des ventes en Union européenne étaient basés en Asie », sans fournir de précision supplémentaire sur leur nationalité. Amandine Durr, responsable produit pour Back Market France, précise par ailleurs que la mission de l’entreprise est « avant tout centrée sur la qualité des produits vendus, non leur provenance ». Elle met en avant le processus de sélection « rigoureux » des vendeurs autorisés à opérer sur la plateforme : « seuls 30 % des vendeurs obtiennent le sésame à l’issue du processus ».

La question du bilan carbone des produits vendus sur Back Market et expédiés depuis des pays extra-européens reste toutefois ouverte. Back Market se félicite sur son site d’avoir « évité l’émission d’un million de tonnes de CO2 dans l’atmosphère » sur l’année 2022. L’impact écologique d’un smartphone étant lié à 75 % à sa fabrication, l’achat d’un téléphone reconditionné offre un « différentiel écologique important ». Mais, la question du système productiviste dans sa globalité demeure le point aveugle de ce type de pratiques de consommation. Ainsi, quand Back Market promeut le « buy different » (achetez différemment), une référence explicite au « think different » (pensez différemment) d’Apple, l’entreprise encourage ses clients et clientes à préférer le reconditionné au neuf, sans pour autant les inviter à moins acheter. 

Surconsommer en un clic

« Limiter les dégâts environnementaux grâce aux achats, c’est comme dire que les soldes sont écologiques », ironise la philosophe Jeanne Guien, autrice de l’essai Le consumérisme à travers ses objets, publié aux éditions Divergences en 2021. Spécialiste des pratiques de consommation de la seconde main, elle porte un regard critique sur les places de marché numériques en soulignant que ces dernières contribuent à créer de nouveaux « dispositifs marchands » grâce, notamment, au smartphone, qui est devenu en quelques années un terminal de consommation en un clic. Les applications sur mesure développées par les plateformes numériques permettent de réaliser des achats avec une facilité déconcertante : il est ainsi possible d’acquérir une pièce sur Vinted en ne réalisant que quelques tapotements (et d’une seule main !) sur l’écran de son smartphone. Lisse et sans aspérités, cette expérience client représente une « adaptation dans le monde de la seconde main de pratiques consuméristes venues du secteur du neuf ». S’il favorise les achats d’impulsion, ce dispositif démultiplie également les achats incertains ou ratés. 

Ce principe du « buy box », le bouton d’achat en un clic, qui est le graal des vendeurs en ligne, n’existe que parce que la chaîne logistique mondiale permet de renvoyer son article avec facilité si celui-ci ne convient pas. Chaque année, en France, près d’un milliard de colis sont expédiés et renvoyés par 42 millions de Français et Françaises. L’Ademe estime que cette chaîne logistique émet donc un million de tonnes de CO2 par an. Thomas Plantenga, le président de Vinted, se félicitait en 2019 du chiffre de 2,2 transactions par seconde sur l’application, pour une moyenne de 15 euros par article. Un trafic en augmentation de 230 % sur l’année. D’après, la fédération des acteurs du e-commerce en ligne (FEVAD), Vinted est le deuxième site de mode le plus visité derrière le géant Amazon. Discrète sur sa croissance et son bilan carbone, l’entreprise communique peu les chiffres de son succès phénoménal. Un rapport publié en 2023 met toutefois en avant qu’acheter de la seconde main « a un impact climatique nettement inférieur au neuf, qui comprend la production de l’article autant que sa distribution ».

Compétences entrepreneuriales 

À rebours de l’image d’une consommation de la seconde main qui serait l’apanage de classes populaires contraintes sur le plan budgétaire, les plateformes comme Vinted favorisent au contraire les « modeuses dotées d’un fort capital culturel », note la chercheuse en marketing à l’université Paris-Dauphine, Eva Delacroix-Bastien. C’est-à-dire celles qui savent tirer profit de la plateforme pour réaliser de bonnes affaires en effectuant des recherches par marque. Un constat qui rejoint celui d’Élodie Juge, chercheuse en sciences de gestion à l’université de Lille. « Vinted est la plus grande école de commerce de France ! », s’amuse celle qui a constaté une professionnalisation des pratiques des vendeuses sur Vinted, qui va de pair avec un « montée des compétences entrepreneuriales ». Mimétisme avec les pratiques des vendeuses en magasin pour mettre en valeur ses produits, gérer son stock, avoir des attentions pour ses clientes et respecter la saisonnalité : les places de marché en ligne conduisent à une « concurrence exacerbée » qui n’a rien à envier à l’économie marchande traditionnelle. 

Si la seconde main se banalise, elle existe toutefois « en symbiose, et non pas en contradiction avec le monde de la fast-fashion », remarque Jeanne Guien. Pour preuve, le géant espagnol de la fast-fashion, Inditex, a annoncé en septembre 2023 que son enseigne Zara inaugure une plateforme baptisée « pre-owned » (déjà porté). La marque suit le mouvement amorcé par le géant suédois H&M ou encore par les sites de revente comme Veepee et Vestiaire Collective. « Si on pouvait moins revendre, on achèterait moins », conclut ainsi la philosophe. 

Tirer profit de la surproduction

Le cas de la plateforme Too Good To Go est un autre exemple, symptomatique selon la philosophe, de la continuité entre ces plateformes numériques et le monde de la consommation traditionnelle. Entreprise qui permet de solder les invendus des restaurants, Too Good To Go emploie dans son marketing un vocabulaire inspiré de la communication écoresponsable, entre camaïeu de verts et slogans activistes contre le gaspillage alimentaire. L’entreprise met en avant le chiffre de 79 millions de repas « sauvés » sur l’année 2022. Un chiffre fort, qui cohabite avec l’objectif assumé de permettre aux entreprises du secteur alimentaire de ne pas rogner sur leurs marges en commercialisant leurs invendus. Dans son rapport d’activité pour l’année 2022, la start-up reprend une estimation de l’Ademe qui souligne que « les aliments jetés représentent 1 à 3 % du chiffre d’affaires annuel d’un détaillant alimentaire ». 

Too Good To Go s’inscrit dans une continuité du système productiviste, l’entreprise offrant « la possibilité de tirer profit de sa surproduction sans questionner la racine du système qui conduit à surproduire » analyse Jeanne Guien. En adoptant un positionnement qui pourrait laisser penser qu’elle se rapproche d’une ONG, cette entreprise lucrative fait néanmoins « concurrence aux pratiques de récupération dans les poubelles ». Un moyen de subsistance pour les plus démunis, autant qu’une pratique de survie dans un système profondément inégalitaire où la surproduction des uns ne suffit pas à apporter les ressources pour compenser la misère des autres.

Les applications comme Back Market, Vinted, Too Good To Go sont des distributeurs, au même titre que les géants du e-commerce, qui proposent aussi des produits reconditionnés ou de seconde main. Ils utilisent les rouages de la distribution mondialisée, sans questionner la racine du système productiviste. En offrant la possibilité d’une bonne conscience associée à une consommation « vertueuse », ne nous détournent-ils pas de l’enjeu de l’époque qui est de moins produire, plutôt que de mieux jeter ou mieux acheter ? 

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