Convergences de classes

Histoire de France : la bourgeoisie et le peuple ont-ils déjà réussi à s’allier ?

Lamartine prononce un discours devant  les insurgés, ouvriers  et bourgeois,  à l’Hôtel  de ville,  le 25 février 1848,  lendemain  de la  proclamation de la Seconde République. Union  éphémère :  en juin, les députés feront tirer sur  les ouvriers.
Lamartine prononce un discours devant les insurgés, ouvriers et bourgeois, à l’Hôtel de ville, le 25 février 1848, lendemain de la proclamation de la Seconde République. Union éphémère : en juin, les députés feront tirer sur les ouvriers. Tableau de Louis Félix Emmanuel Philippoteaux, XIXe siècle.

Depuis 1789, chaque moment d’effervescence politique repose en France la question de l’alliance entre la bourgeoisie progressiste et le peuple. Le XIXe siècle français est ainsi ponctué de communions et de divorces sanglants entre les élites républicaines et le Paris populaire. Les dissidents de la bourgeoisie se font ensuite socialistes, « antifascistes » en 1936, « gauchistes » en Mai 68. Mais aujourd’hui, la bourgeoisie rebelle et les classes populaires peinent à converger.

« La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire », soulignent Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste (1847). Après avoir transformé souterrainement les structures productives, cette classe au pouvoir économique grandissant « a foulé aux pieds les relations féodales », pressée d’en finir avec les privilèges fiscaux et la morgue de la noblesse. En France, les députés du tiers état qui s’autoproclament « Assemblée nationale » à Versailles en juin 1789 sont des banquiers, des marchands, des dirigeants de manufacture – les représentants d’un capitalisme industriel à ses débuts. Mais aussi, à l’instar de Robespierre, avocat d’Arras pétri de culture antique, l’écrasante majorité des 661 élus du tiers état est surtout constituée d’hommes de loi. L’opposition dédaigneuse de l’aristocratie va alors faire de ces grands et petits bourgeois des révolutionnaires.

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14 juillet 1789 : l’irruption du peuple

Les députés du tiers état reçoivent, dans leur bras de fer avec l’Ancien Régime, le soutien décisif de la population parisienne qui prend les armes le 14 juillet. Le Paris populaire, qui découvre alors sa force collective, est emmené par des artisans qualifiés et des boutiquiers : les sans-culottes. Mus par un idéal égalitaire, ces derniers prennent l’habitude d’affirmer leur souveraineté l’arme au poing. Très vite, l’Assemblée constituante se divise dans son attitude face à ce peuple, perçu à la fois comme salvateur et menaçant.

Dès l’automne 1789, une distinction introduite dans la nouvelle constitution entre « citoyens actifs » et « citoyens passifs » conditionne le droit de vote au paiement d’un impôt et restreint l’éligibilité aux plus fortunés. Deux tiers des citadins mâles se trouvent ainsi privés de suffrage. Porte-parole de la minorité démocrate, Robespierre est vent debout contre cette disposition qui instaure selon lui une « aristocratie des riches ». Incarnant l’alliance de la bourgeoisie la plus progressiste et de la sans-culotterie parisienne, il voit sa popularité croître dans les tribunes et les clubs politiques de la capitale.

La méfiance de la majorité bourgeoise à l’égard du petit peuple tourne à la trahison après la fuite ratée du roi et de sa famille en 1791, interceptés à Varennes. Désireuse de préserver malgré tout Louis XVI et son trône, l’Assemblée fait tirer sur une manifestation populaire républicaine le 17 juillet 1791. Cette fusillade du Champ-de-Mars – 50 morts ! – acte la rupture entre le mouvement parisien qui se radicalise et les députés bourgeois modérés. L’été suivant, dans un contexte de guerre, les sans-culottes prennent d’assaut les Tuileries derrière un drapeau rouge et renversent la monarchie.

Une nouvelle déclaration des droits reconnaît bientôt le droit à la subsistance et au travail. Mais la constitution démocratique qui l’accompagne ne sera jamais appliquée : la Terreur est à l’ordre du jour. Après la chute de Robespierre en juillet 1794, le mouvement populaire parisien est à son tour réprimé et désarmé par les « Thermidoriens ». L’un d’eux, Boissy d’Anglas, résume l’état d’esprit du moment : « L’égalité civile, voilà tout ce qu’un homme raisonnable peut exiger. […] L’égalité absolue est une chimère. »

Alliances et trahisons  au siècle des barricades

Tout au long du XIXe siècle, Paris reste le « bivouac des révolutions » selon l’expression de l’historien Robert Tombs. « L’expérience répétée de la révolution depuis 1789 a enraciné l’idée de la possibilité d’un changement par l’action populaire. Les Parisiens savaient que la révolution était possible et savaient la mettre en œuvre ». En juillet 1830, les insurgés de la capitale renversent la monarchie réactionnaire de Charles X en trois jours. La sociologie des barricades, dressée à partir des professions des tués, atteste de la composition plébéienne des « Trois Glorieuses » : 77 % des victimes sont des ouvriers.

Le « roi-citoyen » Louis-Philippe, porté en toute hâte au pouvoir par la bourgeoisie d’affaire libérale, va vite décevoir. Le régime, étroitement censitaire, réserve les affaires publiques à quelque 200 000 électeurs fortunés. À nouveau, les journées insurrectionnelles se multiplient : à Lyon, avec la révolte des canuts (1831), et à Paris, en 1832 et 1834. Présente dans la rue aux côtés du peuple, une petite-bourgeoisie intellectuelle exaltée – étudiants, journalistes, avocats – organise des sociétés secrètes républicaines. Détenus « jacobins » et « niveleurs » débattent entre les murs de la prison politique de Sainte-Pélagie, qui voit passer tous les révoltés de l’époque. Au tribunal, le fiévreux Blanqui, journaliste républicain de la « Société des amis du peuple », inculpé pour complot, se déclare fièrement « prolétaire » et réclame le suffrage universel.

En février 1848, l’interdiction d’un banquet organisé par le mouvement républicain déclenche le soulèvement de Paris. Le gouvernement qui surgit des barricades réunit des notables libéraux, des petits-bourgeois démocrates, un socialiste et, pour la première fois, un ouvrier : le mécanicien Albert, vétéran de toutes les insurrections de la monarchie de Juillet. « Résolus à ne plus tolérer un escamotage semblable à celui de juillet 1830 »selon Marx, présent à Paris peu après la révolution.

Les ouvriers arrachent au gouvernement le principe du « droit au travail » et font installer des ateliers nationaux pour fournir un emploi aux milliers de chômeurs que compte Paris. La « fraternité » est alors le mot d’ordre de la IIe République naissante. Mais la « suppression imaginaire des rapports de classe » que raille Marx, ne dure pas longtemps. Après l’élection d’une Assemblée nationale largement conservatrice, les tensions montent d’un cran. Lorsque le 21 juin 1848, un décret ordonne la fermeture des ateliers nationaux, Paris s’embrase.

Dans les rues du faubourg Saint-Antoine s’engage « la première grande bataille entre les deux classes qui divisent la société moderne », analyse Marx, « une lutte pour le maintien ou l’anéantissement de l’ordre bourgeois ». Le général républicain Cavaignac déchaîne la répression : on relève 4 000 morts. Après cette boucherie, les ouvriers parisiens se détournent de la République bourgeoise, qui entre en agonie. Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III, l’achève par son coup d’État de décembre 1851.

La saignée du mouvement républicain ouvrier va se reproduire après la chute du Second Empire, lors de l’écrasement militaire de l’éphémère Commune de Paris en mai 1871. Ce « massacre fondateur » de la IIIe République, qui fit 7 000 morts selon Robert Tombs, « prouva la viabilité de la République conservatrice » aux yeux des défenseurs de l’ordre. La chute de la Commune signe ainsi, selon l’historien, « la défaite d’une certaine idée de la révolution : l’insurrection dans la rue impulsée par l’enthousiasme patriotique ».

Les intellectuels, dissidents de la République bourgeoise

À la Belle Époque, alors que la concentration de la propriété est, selon l’économiste Thomas Piketty, « plus extrême encore que ce qu’elle était dans les années 1780, à la veille de la Révolution », des dissidents de la bourgeoisie rejoignent le mouvement socialiste qui prend son essor. Le plus célèbre d’entre eux, Jean Jaurès, agrégé de philo issu de la bourgeoisie provinciale du Tarn, élu député républicain à 26 ans, se défait vite de ses illusions : « Tout m’apprenait qu’il s’était constitué dans la République une oligarchie bourgeoise. Demander plus longtemps à cette oligarchie de renoncer d’elle-même à sa fructueuse exploitation eût été trop candide. »

Converti au socialisme par la lecture critique de Marx, Jaurès prend conscience de la brutalité concrète de la lutte des classes à Carmaux en 1892. Dans cette bourgade minière du Tarn, le syndicaliste Jean-Baptiste Calvignac est licencié juste après avoir été élu maire contre le candidat du patron de la mine. Une grève de dix semaines obtient sa réintégration. Solidaire des mineurs, Jaurès tisse là des liens durables avec le monde ouvrier : il sera réélu député de Carmaux à cinq reprises jusqu’à son assassinat en 1914, à la veille de la Grande Guerre.

Dans l’entre-deux-guerres, le mouvement socialiste français est divisé et le jeune Parti communiste français (PCF), né après la révolution russe, attaque avec virulence ses rivaux « social-traîtres ». Mais l’inquiétude monte partout à gauche, à mesure que Mussolini puis Hitler, imposent leur nouvel ordre fasciste. L’émeute déclenchée le 6 février 1934 par l’extrême droite aux abords de l’Assemblée nationale, perçue comme une tentative de coup d’État, suscite un puissant désir d’unité. Dans les cercles intellectuels, un comité de vigilance antifasciste transpartisan voit le jour, rassemblant 6 000 adhérents « médecins, ingénieurs […], instituteurs, étudiants, intellectuels de toutes les catégories » – dont les écrivains André Gide, André Breton et Jean Giono.

Le PCF adopte bientôt une nouvelle stratégie de « front populaire » et tend la main aux socialistes et aux radicaux. Le 14 juillet 1935, une immense manifestation unitaire, rassemblant partis, syndicats et intellectuels, débouche sur le serment « de défendre les libertés démocratiques conquises par le peuple de France ». L’année suivante, la victoire dans les urnes du Front populaire déclenche une vague massive de grèves spontanées avec occupations d’usine. Deux millions de travailleurs mobilisés dans une ambiance de fête témoignent de l’espérance soulevée par le premier gouvernement socialiste de l’histoire française et imposent au patronat, en plus des augmentations de salaires, les premiers congés payés.

Des tensions de 1968 au divorce des années 1980

En mai 1968, le désir de franchir les barrières sociales fait se mêler, dans les cortèges et les affrontements avec la police, le monde étudiant et la jeunesse ouvrière, rassemblés par la crainte du chômage. Les archives de la police étudiées par l’historienne Ludivine Bantigny montrent qu’aux côtés des petits-­bourgeois étudiants, d’autres profils sont interpellés dès le 3 mai : ouvrier tourneur, typographe, employé d’EDF, agent des PTT, boulanger… La répression, qui fait officiellement 367 blessés dans la nuit du 10 mai, indigne et fédère la gauche autour des étudiants.

L’obsession de la jonction avec le monde ouvrier anime partout le mouvement : des étudiants nantais apportent vivres et argent aux ouvriers qui occupent l’usine Sud-Aviation, tandis qu’à Caen 300 étudiants rejoignent les usines Moulinex et Citroën en grève… Mais la rébellion étudiante laisse de marbre la Confédération génération du travail (CGT), qui fait fermer le 17 mai les grilles de l’usine Renault de Billancourt pour empêcher l’irruption d’un cortège venu du quartier latin. La direction du PCF regarde elle aussi avec circonspection cette agitation « gauchiste ». Moment de rencontre à la base entre différents mondes sociaux, Mai 68 marque aussi la rupture de toute une frange intellectuelle avec les organisations historiques de la classe ouvrière.

En mai 1981, le candidat socialiste François Mitterrand est porté au pouvoir par les « deux cœurs sociologiques de la gauche » identifiés par le démographe Emmanuel Todd : les ouvriers et les profs. 72 % des ouvriers ont voté pour lui. La moitié des députés socialistes élus cette année-là sont des enseignants. Mais les « deux cœurs » cessent bientôt de battre à l’unisson. « Tournant de la rigueur », dérégulation financière : les choix économiques du Parti socialiste (PS) vont éloigner durablement la classe ouvrière, laminée par la désindustrialisation, de la gauche.

Nuit debout versus Gilets jaunes

Les derniers mouvements sociaux d’ampleur qu’a connus la France attestent de la distance, à la fois géographique et sociale, qui sépare désormais les classes populaires et la petite-bourgeoisie progressiste. En 2016, le mouvement Nuit debout, issu des manifestations contre la loi travail, rassemble place de la République à Paris une AG permanente d’étudiants, de jeunes diplômés et de militants de gauche désireux de réinventer la pratique démocratique. Le mouvement de cette petite-bourgeoisie urbaine, vite étiquetée « bobo » par les médias conservateurs, essaime dans plusieurs métropoles, mais ses velléités de « convergence des luttes » avec les classes populaires restent lettre morte.

En 2018, le mouvement des Gilets jaunes se répand à son tour, cette fois sur les ronds-points de l’Hexagone. Après l’étincelle de la taxe sur les carburants, les revendications sociales et l’aspiration à une démocratie plus directe rassemblent pendant des mois des milliers de manifestants. La plupart des leaders du mouvement, observe Emmanuel Todd, à l’exception de l’avocat François Boulo, sont issus des classes populaires : auto-­entrepreneuse, chauffeur routier, intérimaire, aide-soignante… Les « petit-bourgeois éduqués » brillent cette fois par leur absence.

« Mai 68 de la baisse du niveau de vie », le mouvement des Gilets jaunes marque selon le démographe l’ouverture d’un nouveau cycle de lutte des classes appelé à durer : « les problèmes de niveau de vie et de représentation populaire, posés par les Gilets jaunes, prendront toute leur ampleur à mesure que des catégories sociales de plus en plus larges seront aspirées par l’urgence économique » . Pour l’essayiste, les retrouvailles des classes populaires et des « jeunes éduqués supérieurs de la petite-­bourgeoisie », dont le niveau de vie est en berne, ne sont pas impossibles. Mais elles n’auront lieu que lorsque les jeunes diplômés « échapperont à l’aliénation idéologique de leurs parents, comprendront qu’ils sont parmi les perdants du système et feront défection, en masse, pour passer à la révolte ».


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