L’économie phénix

Argentine : face aux crises, l’autogestion

Photos : Anita Pouchard

Industrie, gastronomie, hôtellerie, recyclage des déchets, services d’aide à la personne... l’économie argentine est aujourd’hui gagnée par le phénomène du coopérativisme, modèle d’association solidaire qui permet aux employés de se réapproprier leurs outils et leur lieu de travail, mais aussi de pallier les carences de l’État en temps de crise.

C'est l’histoire d’un fleuron de l’industrie phar­ma­ceutique... ou plutôt de la décadence d’une entre­prise fondée en 1935 par le Français Julien Auguste Roux et conduite à la faillite par son petit-fils argentin, Julián Mariano Roux, en 2016. Après des décennies d’expansion, les derniers chapitres des laboratoires Roux s’écrivent à coups de plans sociaux, de salaires impayés et de dettes. Devant cette situation insoutenable et face à la menace d’une rafle de la machi­nerie par les repreneurs, les travailleurs optent pour la résistance. Ils décident, entre janvier et avril 2017, d’occuper l’une des deux usines du groupe, située dans le quartier de Villa Luro, au sud-ouest de ­Buenos ­Aires. Une longue période d’incertitude s’ensuit. Elle prend fin en mai 2019, quand la justice portègne  autorise l’exploitation des usines par leurs anciens employés : l’entreprise ­Roux-Ocefa est morte, vive Farmacoop ! Le premier laboratoire pharmaceutique récupéré par ses travailleurs voit le jour.

Bruno Di Mauro, 30 ans et président de Farmacoop, a dans le regard cette inflexi­bilité acquise avec les luttes menées. Enfoncé dans sa vieille chaise de bureau, au sein du secteur administratif de l’immense entreprise de Farmacoop, il n’a pas de mots assez durs pour décrire les liens qui unissaient jadis patron et salariés : « C’était une relation toxique. Nous n’arrivions pas à couper le lien en dépit des mauvais traitements subis. Dans les premiers temps, on est loin de l’idée romantique selon laquelle les ouvriers se mobilisent comme un seul homme pour obtenir leur éman­cipation. » L’occupation de l’usine, raconte-il, a été une étape difficile. Longue et pleine de doutes. Une fois la coopérative constituée, les autres employés rejoi­gnent petit à petit les fortes têtes qui ne s’étaient pas résolues à baisser les bras. La principale raison de cette adhésion, selon Bruno : « l’absence d’alternative ». Intervenue sous la présidence du néolibéral ­Mauricio ­Macri (2015-2019), la bataille des salariés de Farmacoop profite paradoxalement d’un contexte économique marqué par un marché du travail exsangue. Le coopérativisme apparaît alors comme la seule solution viable.

1200 démarches en cours

Farmacoop fait partie des 415 entreprises du pays récupérées par leurs salariés, selon l’estimation de l’Institut national de l’associationnisme et de l’économie sociale (INAES). La quasi-­totalité l’ayant été au cours de ces vingt dernières années. Au premier semestre 2020, le pays affiche un taux de pauvreté de 40 %, qui grimpe jusqu’à 56 % pour les moins de 14 ans, selon l’Institut national de statistiques (INDEC). Le taux de chômage est évalué à 13,1 % mais, surtout, la moitié des travailleurs du pays évolue dans l’informalité, soit dans le non-respect du droit du travail, qui peut se matérialiser par de l’emploi au noir, des paiements en espèces ou de la sous-traitance… L’autogestion n’est pas épargnée : nombreuses sont les coopé­ratives dont les associés ont démarré leur activité alors même que la structure n’est pas encore formellement intégrée au registre officiel de l’INAES. En 2020, la Confédération argentine de travailleurs coopératifs associés a enregistré la création de 335 entreprises auto­gérées. Plus de 1 200 démarches sont en cours de traitement. Son président, Ramiro Martínez, voit dans le coopé­rativisme « l’opportunité de favoriser l’éco­nomie à visage humain ». « Ce n’est pas un hasard, souligne-t-il, si durant les périodes de crise, il y a une vague d’affiliations. À l’échelle mondiale, 1 personne sur 6 est liée à un projet de coopérative, de près ou de loin. En ­Argentine, cette proportion atteint 50 % de la population. »

À l’origine de cet engouement national, une histoire pluriséculaire : « il faut remonter aux origines de la nation », selon ­Franca ­Venturi, en charge de l’emploi au ministère du Travail de la province de Buenos Aires. « Le coopérativisme et le mutualisme sont ici plus anciens encore que le mouvement ouvrier, explique cette spécialiste de la gestion publique et de l’économie sociale. Cette forme d’organisation naît en milieu agricole, avec les vagues d’immigration européenne au début du xxesiècle. » Mais toutes les expériences ne se ressemblent pas. Le coopérativisme agricole s’est depuis éloigné de l’utopie du « ni patron ni actionnaires ».

Depuis la crise de 2001, trois schémas se sont développés, comme le résume ­Franca ­Venturi : « D’un côté, l’entreprise récupérée ; de l’autre, le collectif promu comme une mesure contracyclique [dans ce cas de figure, l’État est l’employeur en dernière instance, ndlr] ; enfin, les coopératives de travail portées par des mouvements sociaux. Les points communs entre ces expériences si diverses sont la réponse à une situation de crise, le risque zéro de délocalisation de l’activité et l’absence de licenciement. » Ajoutons la difficulté d’accéder au crédit par le système bancaire traditionnel, duquel s’émancipe le Banco Credicoop, fondé en 1979, et aujourd’hui première banque coopérative d’Amérique latine.

La centaine d’associés de Farmacoop, dont la moitié est active, vient grossir les rangs des 17 000 travailleurs d’entreprises autogérées que compte ­l’Argentine. Après avoir renfloué les caisses grâce à la vente de gel hydroalcoolique, les membres de la coopérative orientent désormais leur production vers la fabrication de tests rapides de Covid-19. Une aide étatique leur a été accordée pour qu’ils puissent acquérir des machines destinées à réaliser le contrôle qualité des médicaments, leur cœur de métier. L’objectif est double : pérenniser les productions et augmenter rapidement les paies rachitiques des associés, qui survivent avec des revenus oscillant entre 15 000 et 20 000 pesos argentins, soit environ 200 euros au change officiel, l’équivalent d’un salaire minimum. Quelle compensation face à un tel sacrifice ? « Un cadre de vie et de travail humain et solidaire. Farmacoop abrite aussi un programme d’éducation populaire, un centre culturel... Mais l’autogestion, c’est avant tout la garantie d’être propriétaire de ton lieu de travail », énumère Bruno. 


L’Odyssée des crétins

En face du mastodonte blanc de l’usine de Villa Luro, où a eu lieu l’occupation, une affiche est placardée sur une fenêtre. Sept compères de tous âges, à l’air franchement combatif, fixent l’objectif. « Ils se sont frottés aux mauvais losers », avertit l’affiche barrée du titre du film La Odisea de los Giles (L’Odyssée des crétins). Sortie dans les salles argentines en 2019, cette fable raconte le parcours du combattant d’un groupe d’Argentins désœuvrés, qui s’unissent pour récupérer des silos agri­coles abandonnés et créer leur coopérative. Un banquier détourne les fonds collectés en invoquant le « corralito », épisode traumatique au cours duquel les banques bloquent les retraits d’argent des particuliers et plongent le pays dans une profonde crise sociale et économique. Les damnés de la coopérative promettent alors de se venger. Dans l’Argentine de la crise de décembre 2001, toile de fond de ce récit, cette mésaventure symbolise le climat d’injustice qui règne à l’époque. À ­Buenos Aires comme aux quatre coins du pays, des assemblées de quartier accouchent alors de projets de coopératives en tout genre, tandis que certaines entreprises sinistrées sont récupérées par leurs travailleurs.

Vingt ans après la dernière grande crise, Buenos Aires et le reste de l’Argentine regorgent désormais de commerces et de services autogérés, où il n’existe aucun patron. L’hôtel Bauen, un 5 étoiles déclaré en faillite en 2001, a tourné en autogestion pendant dix-neuf ans avant de fermer ses portes, emporté par la pandémie de Covid-19. L’IMPA, une entreprise de métallurgie reprise à la même époque, continue, elle, de fonctionner. Tout comme les machines de l’imprimerie ­Chilavert, dans le quartier portègne de Pompeya, ou la clinique récupérée ­Fénix ­Salud (ou « Phénix santé », en français), dans le quartier de Caballito. Un nom évocateur, qui pourrait convenir à toutes ces entreprises parvenues à renaître de leurs cendres.

Pizzas et féminisme

La pizzeria 1893 s’est elle aussi embarquée dans l’aventure de l’autogestion. Avec son impeccable carrelage en damier au sol et ses beaux volumes, le vieil immeuble qui abrite cette institution gastronomique du quartier de Villa Crespo ne présente aucun stigmate de la confrontation… Sauf peut-être sur sa façade extérieure, barrée d’un vengeur « chorros » (« voleurs »), écrit en rouge. L’œuvre de l’ancien patron, selon les employés, désormais associés. Ils témoignent de leurs conditions de travail dégradées au fil du temps : informalité, salaires versés en liquide et en retard... Et puis, fin mars, au début du confinement imposé par la pandémie, l’abandon par leur patron. Pendant deux mois et demi, les travailleurs de 1893 occupent les locaux. Ils font tourner la boîte avec les moyens du bord et répondent aux commandes pour des livraisons grâce à la complicité d’un restaurant coopératif voisin, Alé Alé, qui leur prête sa cuisine. Les travailleurs finissent par obtenir gain de cause, fin juillet, et récupèrent le fonds de commerce (four, gril, mobilier...) en échange du renoncement à toute indemnité. Les démarches administratives de la coopérative doivent encore être validées, mais les associés aperçoivent le bout du tunnel : « Nous arrivons à payer le loyer, ainsi que les deux crédits que nous avons contractés. Avec ce qui reste, nous nous serrons la ceinture pour faire avancer le projet de coopérative », résument, en se complétant les uns les autres, ­Ernesto, ­Lucía, ­Melisa et ­Patricia.

Loin de se limiter aux restaurants et aux usines, l’économie coopérative entend aussi apporter des réponses aux besoins sociaux. À ­Martínez, dans la banlieue nord de ­Buenos ­Aires, la psychologue ­Ximena et une dizaine de ses camarades – avocates, professeures et fonctionnaires – se sont récemment organisées pour « sensibiliser aux enjeux féministes et accompagner les femmes dans leurs besoins et urgences du quotidien ». « En Argentine, un féminicide a lieu toutes les 26 heures, et l’État ne fait rien pour mettre fin à cette situation », dénonce Ximena, cofondatrice de la coopérative Junt@s nos cuidamos (« Ensemble, prenons soin de nous »). Après des années de services bénévoles auprès des écoles, commerces et administrations de cette ville marquée par les inégalités socio-­économiques, Ximena et les siennes ont décidé de ­passer à l’étape supérieure : « Notre objectif est de trans­former notre militantisme en un processus productif, qui soit suffisamment rentable pour en vivre. »


Là ou l’État n’arrive pas

L’outil coopératif permet ainsi de s’auto-­organiser pour pallier l’inaction des administrations argentines sur certains sujets. Le recyclage, par exemple. Des coopératives telles que Creando Conciencia (« conscientiser ») œuvrent ainsi dans ce secteur tout en donnant du travail à des populations marginalisées. C’est ­Ramiro ­Martínez, encore lui, qui s’improvise guide des deux grands hangars de cette coopérative qu’il a cofondée en 2005 dans la commune de ­Benavídez. La « capillarité du coopérativisme », selon l’expression de Ramiro, permet d’être présent « là où l’État n’arrive pas ». Notamment auprès de publics qui peinent à intégrer le monde professionnel. En onze ans de collaboration, Magalí, 34 ans, est passée du tri des déchets à la gestion administrative et de projets. Son dada ? « [S’]occuper de la communication et participer à la formation de nouvelles structures de promoteurs environnementaux. » Construire son futur en protégeant celui de la planète, voilà le défi relevé par les coopératives de recyclage. 

« L’économie phénix » ne connaît pas de limites. En ­Argentine, elle promet de se développer pour enrayer les désastres économiques et sociaux de la crise actuelle. Un système D motif de fierté pour ­Bruno Di ­Mauro, mais aussi un saut dans l’inconnu : « La “coop”, c’est un voyage sans billet retour! » .

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