Troisième nature : plantes envahissantes

L’ailante : après cet article, vous verrez cet invasif partout !

Photos : Simon Boudvin / B42

Il s’acharne à pousser sur des sites bétonnés, secs et pollués. Autrefois choyé dans les jardins du Roi-Soleil, puis cultivé pour son ver à soie, l’ailante est aujourd’hui classé « espèce exotique envahissante ». Une catégorisation idéologique, dénoncent écologues et artistes, qui plaident pour appréhender végétaux et animaux « invasifs » comme de précieux bio-indicateurs.

Selon les époques, les lieux et les points de vue, on l’appelle frêne puant, ailante glanduleux, faux vernis du Japon, vernis de Chine, monte-aux-­cieux, arbre du soleil, arbre haut ou encore palmier des ghettos. L’Ailanthusaltissima, plus communément l’ailante, n’est pas plante à consensus. Certains louent sa fougueuse liberté, d’autres s’organisent pour éradiquer sa « toxicité invasive ». Sous nos latitudes, c’est un arbre des villes plutôt que des forêts, qui semble se plaire dans les coins et recoins où beaucoup d’autres dépérissent : bretelles d’autoroute, voies ferrées, terrains vagues…

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L’ailante prend racine là où l’humain a laissé sa trace mais n’aime pas s’attarder : c’est une espèce rudérale (du latin rudus, ruderis, les décombres), c’est-à-dire qu’elle pousse dans un milieu anthropisé. Une friche au sol plombé, un chantier qui traîne en longueur, un vieux parking aux odeurs rances, et hop, voilà de jeunes troncs vigoureux qui s’immiscent entre deux dalles de béton, craquellent un vieux bitume, se nourrissent d’on ne sait quoi et dardent en direction du ciel le vert brillant de leurs feuilles élancées.

Une fois qu’on a repéré son écorce grise et lisse, ses folioles pointues, on a du mal à ne plus le voir, cet ailante indésirable. « Lors d’un projet de série photographique sur le quartier de Bagnolet où je vis depuis une quinzaine d’années, il est spontanément apparu dans mes cadrages, avec quelque chose d’assez comique. C’est ce qui m’a amené à le regarder », sourit l’artiste Simon Boudvin, qui a dédié à ces manifestations végétales un passionnant ouvrage, Ailanthus altissima. Une monographie située de l’ailante, paru en 2021 aux non moins passionnantes éditions B42. On y apprend, au fil des pages, que l’arbre est un rapide :il peut atteindre 25 mètres de haut en moins de quinze ans. Quand il est jeune, il a des allures de fougère géante ou de palmier. Aux États-Unis, on l’appelle d’ailleurs palm tree – à Detroit, il a gagné le surnom de ghetto palm tree

D’ornement à encombrant


C’est en 1751 que l’ailante est, depuis Pékin, introduit en France à l’initiative d’un missionnaire jésuite qui a l’idée d’en confier des graines pour le jardin du Roi. Robuste et esthétique, l’arbre séduit rapidement la noblesse française qui en orne ses terres. Il attise aussi un temps les appétits d’éleveurs de son ver à soie, le « bombyx » : des centaines de milliers de graines et de jeunes pousses sont plantées, en vue d’une fortune textile qui ne viendra pas. Quelques révolutions plus tard, l’ailante est toujours là, mais il n’est plus cette merveille orientaliste, reflet de l’étendue de la puissance européenne, ni même cet arbre apprécié au temps d’Haussmann pour sa vitalité et planté en alignement sur les nouvelles avenues. « Exotique », oui, encore et toujours, mais aussi « envahissant », a tranché le législateur.

En 2020, l’ailante rejoint, au côté d’autres végétaux et animaux tels que le moustique-tigre, la liste à rallonge des espèces exotiques envahissantes (EEE), soit « une espèce introduite par l’homme en dehors de son aire de répartition naturelle (volontairement ou fortuitement) et dont l’implantation et la propagation menacent les écosystèmes, les habitats ou les espèces indigènes avec des conséquences écologiques et/ou économiques et/ou sanitaires négatives ». La démarche s’inscrit dans celle de l’Union européenne, qui a relégué, en 2019, l’ailante au rang d’EEE « préoccupante ». Rien d’exceptionnel : « L’ailante est aujourd’hui considéré comme invasivealienspecies sur tous les continents où il a été introduit », observe Simon Boudvin.

De tels classements induisent actions et moyens alloués : en France, au-delà du contrôle aux frontières, l’ailante peut être éradiqué dans le cadre d’un plan national d’actions (PNA). Le centre de ressources EEE – fondé par le Comité français de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) et l’Office français de la biodiversité (OFB), établissement public sous tutelle ministérielle – détaille les « modalités de gestion » à mettre en œuvre : « Après l’abattage, les rejets sont arrachés ou fauchés plusieurs fois par an (5-6 fois) pendant la période de végétation et ce durant plusieurs années (au moins 5 ans). [...] Dans certaines situations, la gestion des drageons à la tondeuse sur plusieurs années peut permettre également de venir à bout d’un jardin envahi. » Cette éradication laborieuse dit bien l’entêtement à croître de cette plante « invasive »… qui n’est pas sans provoquer une certaine empathie. 

Mercure-friendly

C’est vrai, l’ailante n’est pas avare d’ingéniosités pour affronter les environnements hostiles. Ses folioles – ces petites feuilles qui forment une feuille composée, comme chez le trèfle ou l’acacia – sont pourvues de glandes régulatrices, véritables réserves d’énergie mobilisables en cas de coup dur. Du côté de sa reproduction, l’arbre double la mise : insectes et vent fertilisent ses fleurs et dispersent ses très nombreuses graines (300 000 par arbre et par an). Légères et dotées d’une aile vrillée, celles-ci voyagent facilement et germent rapidement une fois arrivées sur le sol. Surtout, l’ailante est aussi capable de se reproduire à partir de son vaste réseau racinaire, dont chaque fragment peut donner naissance à un nouvel individu. L’arbre drageonnera d’autant plus qu’il sera stressé (blessé, taillé ou coupé). Efficace !

Autres atouts, et non des moindres, l’ailante résiste au froid (jusqu’à - 13 °C), à la pollution atmosphérique (il absorbe le sulfure et le mercure) et à l’acidité des sols… « Il trouve sous la couche imperméable des chaussées une terre de remblais, souvent faible en nutriments, sinon enrichie par l’azote des urines, chargée de métaux lourds, parfois imbibée d’hydrocarbure, à l’occasion arrosée de sel », explique Simon Boudvin. Las ! Pour la chercheuse et écologue Céline Bellard, cette endurance ne doit rien au hasard. « Des filtres sont appliqués aux différentes étapes d’invasion : les plantes sont la plupart du temps introduites dans un but ornemental, donc on sélectionne celles qui ont une capacité élevée à croître et à se reproduire », précise-t-elle.

Elle a observé que l’ailante, comme nombre d’espèces dites envahissantes, a des capacités d’adaptation très importantes, avec une tolérance aux changements de température et de régime de précipitations bien plus élevée que celle des espèces « natives ». « Le danger sur la biodiversité de ces espèces invasives est réel », conclut-elle. Ces EEE seraient même, selon le ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, « l’une des principales menaces pour la biodiversité ».


Miroir tendu

Mais alors que leur élimination est érigée en évidence, leur définition est loin de faire consensus. Le terme « espèce », qui met l’accent sur les distinctions entre les vivants, plutôt que sur leurs interactions et écosystèmes, « relève d’une écologie d’une autre époque », juge Simon Boudvin. Quant à « exotique », l’appellation interpelle : à partir de quand devient-on « local » ? Le seuil généralement retenu par les biologistes des invasions paraît pour le moins arbitraire : 1 500 après J.-C., une essence introduite après la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb étant dès lors jugée non native. Enfin, la notion d’« envahissante » interroge : n’est-ce pas le propre de la nature que de se reproduire spontanément ? Surtout, dénonce l’écologue et enseignante-chercheuse Audrey Muratet, cette catégorisation des espèces suivant leur origine sous-entend l’idée que certaines seraient légitimes, donc à protéger, alors que d’autres devraient être combattues.

Par ailleurs, ladite catégorisation ne prend pas en compte le fait que le développement d’une essence et donc sa potentielle menace sont très dépendantes du contexte : l’ailante n’a pas le même impact en ville que sur un littoral. Des populations performantes peuvent se former aussi bien parmi les espèces régionales que parmi les voyageuses. « Présenter l’infiltration étrangère comme catastrophique pour les communautés autochtones est absurde. Ces arguments proches des appels contre l’immigration dans la sphère humaine sont dépourvus de rigueur scientifique mais non d’idéologies nauséabondes », accuse la chercheuse, qui invite plutôt à considérer ces espèces qualifiées d’« exotiques envahissantes » – qui s’installent en majeure partie dans les espaces vides et les milieux dégradés – comme des bio-indicateurs d’une perturbation d’un milieu par les activités humaines. Un reflet, finalement, de notre propre impact environnemental ; un révélateur de nos relations choisies au vivant. « Ils nous tendent un miroir, ils nous obligent à penser »,confirme à sa manière l’artiste Thierry Boutonnier, qui mène des expérimentations de végétalisation urbaine en prélevant et repiquant de jeunes plants indésirables qui ont poussé dans les interstices urbains.

Dans un contexte de dérèglement climatique, l’ailante semble présenter davantage d’atouts que de handicaps à l’heure où la végétalisation de villes trop minérales, menacées de surchauffe, ne fait guère débat. Alors, « qui a peur des espèces invasives ? », interroge l’écologue Jacques Tassin dans son ouvrage La Grande Invasion (Odile Jacob, 2014). « On aura compris qu’à travers la question des espèces invasives, c’est de l’homme qu’il s’agit », glisse le chercheur. Aujourd’hui, entre un idéalisme célébrant des essences vagabondes sans frontières et la volonté de conserver une biodiversité originelle fantasmée, une ligne de crête se dessine, qui emprunte la voie d’une modestie pragmatique. « À nous de ne pas créer des milieux qui ne seront propices qu’à une poignée d’espèces, à nous d’accepter que nous ne pouvons pas tout maîtriser », appelle Audrey Muratet. 

Pour en savoir plus, découvrez l'ouvrage de Simon Boudvin « Ailanthus Altissima » aux éditions B42. 

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