Carnet de crises

Yves Elie : des abeilles et des hommes

Photos : Yves Elie

Sous l’effet des pesticides et de l’importation de pollinisateurs inadaptés à nos écosystèmes, des populations entières d’insectes sont décimées. Yves Élie, apiculteur des Cévennes, tente de protéger une espèce endémique qu’il chérit et qui le fascine chaque jour un peu plus : l’abeille noire. Il nous raconte cette lutte patiente, qui l’oppose parfois aux apiculteurs conventionnels, mais aussi les joies quotidiennes procurées par le fait d’avoir lié son destin à celui d’Apis mellifera mellifera.

Je vis dans une vallée de Lozère avec les abeilles noires. Endémiques de l’espace nord-ouest méditerranéen, elles étaient là bien avant nous, bien avant toute forme d’apiculture, avant d’alimenter en miel les populations humaines pendant des millénaires, jusqu’à la fin des années 1970. L’espèce est aujourd’hui au bord de l’extinction, notamment du fait de l’importation d’abeilles exogènes réputées plus productives... et porteuses de pathogènes mortels. Par ce génocide, nous scions la branche évolutive sur laquelle reposait une apiculture rustique, simple, une coexistence limpide et bénéfique entre ces abeilles et les êtres humains – un monde durable avant la lettre.

Cette abeille porte aussi le nom d’Apis mellifera mellifera. On lui consacre notre temps avec des amis au sein de « La Vallée de l’abeille noire ». C’est à la fois un laboratoire expérimental à ciel ouvert et un lieu imaginaire, débordant sur deux bassins versants, l’atlantique et le méditerranéen. Cette inexactitude géographique reflète notre conviction que la réalité, contrairement à la fable qu’on nous inculque dès l’enfance, est moins une donnée objective qu’une construction fondée sur l’illusion et la perspective. 

Avec notre association L’Arbre aux abeilles, nous souhaitions créer, à partir de la culture locale des ruches troncs et des abeilles noires, une unité de lieu et d’action pour agir là où les institutions diverses n’agissent pas : le sensoriel. Nous nous démenons pour sensibiliser de manière enzymatique, expérimenter avec les abeilles noires des voies génératrices de bien-être et de plaisir, pour elles et pour nous. La bonne nouvelle est qu’au bout de plus de dix ans, sur plusieurs centaines de colonies, nous avons constaté pour les abeilles un bénéfice considérable, d’autant qu’en l’absence d’insecticides, elles ne meurent pas plus qu’il y a des siècles !

En outre, elles nous donnent des miels et des hydromels « brut nature » vraiment incomparables. Autant d’éléments qui, en plus du plaisir inestimable de voir nos abeilles bien vivantes, charment le public, heureux de tester de tels produits et d’apprécier la différence. 

Écogastronomie sensée et sensorielle

Au départ, nous n’avions pas choisi délibérément ce cheminement. Mais opérant au cœur du parc national des Cévennes qui, comme beaucoup d’espaces officiellement protégés, est depuis des décennies une plaque tournante de l’apiculture extractive, il était impossible de sanctuariser un territoire pour protéger l’abeille noire. Cela aurait limité la permissivité bien ancrée des pratiques apicoles, dont témoigne malgré des risques sanitaires élevés l’importation massive en France, ces dernières années, de reines fécondées du Brésil.

Elles seraient, selon nos amis de l’ONG Pollinis, potentiellement porteuses de parasites et inadaptées à nos milieux. Rétrospectivement, nous nous réjouissons de cette contrainte locale qui nous a éloignés du schéma de conservation classique. Nous avons dû expérimenter un système ouvert, non coercitif, de conservation des populations d’abeilles noires basé sur le simple respect de leur biologie. Ses fondements ont été mis en spectacle dans l’église de Pont-de-Montvert (Lozère), avec les Sœurs Antienne, en 2018, sous la forme d’une Déclaration universelle des droits de l’Abeille, soixante-dix ans après celle de l’Homme.

Au fond, le refus de la filière apicole de concéder 0,01 % du territoire français à des espaces de conservation associatifs de l’abeille noire nous a poussés à opter pour des pratiques conservatoires très simples, inspirées de celles de nos ancêtres, comme par exemple la non-­transhumance des ruches. Avantage ? Elles sont facilement reproductibles par tous et partout, à condition de ne pas être au milieu de champs traités avec des insecticides. 

Ce système, générateur de plaisirs et de bénéfices, s’est développé en complicité avec Alain Allier et Éric Pfifferling, figures du mouvement écogastronomique, sensé et sensoriel des vins nature. Notre approche charme également le public urbain en manque de naturalité et intéresse aujourd’hui pas mal d’apiculteurs, dont de jeunes professionnels, qui viennent apprendre dans la vallée. Mais cela, comme nos autres bonnes fortunes, irrite des tenants de la filière apicole conventionnelle.

Plutôt qu’admettre qu’il est possible de fonctionner autrement, ces gars-là préfèrent nous traiter de charlatans sans compétences apicoles. Selon eux, le miel est la seule expression des abeilles et du paysage, basta ! Sa saveur ne dépend pas des pratiques apicoles. Parfois, je m’appuie sur ma passion de la dive bouteille et tente d’expliquer que tel cépage, à lieu égal, n’a pas la même expression en fonction des gestes du vigneron, de son art de cultiver la vigne, de presser, d’élever le vin. Et qu’il en est de même du miel, qui est l’expression des abeilles, du terroir, mais aussi de l’interprétation donnée par l’apiculteur. Or, on a beau parler de miel, ça ne colle pas ! Pour ces gens-là, il n’y a qu’une manière d’élever les abeilles : la leur.

Cette pensée unique de nos « haineux » nous a donné envie, en bons hérétiques de la montagne cévenole, d’allumer un contre-feu. En 2015, lors de l’une des fêtes de l’abeille noire à Pont-de-Montvert, nous avons poussé à la création d’une Fédération européenne des conservatoires de l’abeille noire, la FEdCAN. Fondée sur un socle scientifique commun et une philosophie de la conservation, elle intègre la diversité des approches de la conservation liée à la diversité des territoires.

Apprendre à être affecté

Dernièrement, intervenant « À l’École de l’Anthropocène » (université de Lyon), j’ai pu entendre le généticien Philippe Grandcolas déplorer que la sécheresse, le volume et l’opacité des données scientifiques concernant la biodiversité ne jouent pas en faveur d’une défense citoyenne de celle-ci. Grandcolas espère une écologie plus festive, plus ludique, plus séduisante. Mes doutes quant à l’écologie « sérieuse », fondée sur des visions urbaines et émotionnellement distantes de la nature s’étaient déjà confirmés à la lecture de L’Animal et la Mort de Charles Stépanoff (La Découverte, 2021).

Pour nous, ce qui est vital, c’est le plaisir de vivre avec et de nos abeilles noires, de les élever sans pression, en prenant le temps de considérer chaque colonie comme une entité, comme un individu, de vivre avec le vivant. D’un bout à l’autre de l’année, l’un est proche de l’autre. On est dans l’intimité de l’autre. Cette intimité exclut les projections mentales dont l’abeille est souvent la cible. Confrontée aux visions gestionnaires de l’exploitation extractive d’un côté, elle l’est aussi à une vision de la sanctuarisation de la nature, qui est une nouvelle forme de colonisation.

Diamétralement opposée à la l’« exploitection », elle laisse finalement la bestiole se dépêtrer toute seule face aux obstacles insurmontables générés par l’action irréversible de l’homme sur la planète (monocultures, fermeture des milieux dits protégés, parasites et pathogènes nouveaux, pollution génétique, etc.). Les capacités d’adaptation des espèces, dont celles des abeilles, ne font pas le poids. Exploitation ou sanctuarisation : dans l’une comme dans l’autre, la mort de l’animal affecte peu. Et cela nous écœure, au sens littéral du terme. 

Vous me direz que notre approche n’est qu’affaire de sensiblerie, de gosier, de mangeaille, de tripaille. Certes, mais outre le fait que notre système digestif possède plus de neurones que notre cerveau, au vu du fiasco actuel fondé sur une distanciation généralisée par rapport au vivant, nous aimerions vivre dans une société moins cérébrale, moins objectivante, moins réifiante. Nous expérimentons dans « La Vallée de l’abeille noire » un mode plus sensoriel, viscéral, porté par des émotions nous reliant au vivant.

J’ai passé vingt ans de ma vie à filmer des chercheurs penchés sur le vivant, et cela a bien peu entamé mon dégoût pour une certaine vision de l’« objectivité » qui transforme les êtres en objets de projection mentale ou en outils de production. Il faut inverser les perspectives. J’ai basculé lorsque je tournais un film, L’Arbre aux abeilles (2005), en découvrant qu’il y avait encore, dans les montagnes des Cévennes et d’ailleurs, des apicultrices et des apiculteurs ne faisant qu’un avec leurs abeilles et le paysage alentour. Je suis passé de l’autre côté de la caméra.

Depuis, ici, avec quelques compagnons, nous rigolons sérieusement. Et comme rien ne vaut le plaisir partagé, si le cœur vous en dit, vous êtes invité à la prochaine fête de l’abeille noire et de l’écogastronomie, qui aura lieu à Pont-de-Montvert les 9, 10 et 11 juillet 2022. Il y aura des conférences, des ateliers dans la vallée, dont plusieurs de dégustation de vins, de miels et d’hydromels « brut nature ». Venez trinquer à la santé de la « Sainte-Pagaille-du-Vivant » et inventer avec nous la gastro-écologie ! Les abeilles noires, jaunes ou vertes ne s’en porteront que mieux. Il ne tient qu’à nous de faire de notre terre le pays où les abeilles ne meurent pas.

Biographie

Après une carrière de cinéaste, Yves Élie est aujourd’hui apiculteur à Pont-de-Montvert, dans les Cévennes. Il est l’auteur de La Vallée de l’abeille noire, paru chez Actes Sud en 2021 dans la collection « Mondes sauvages », où il défend une vision ancestrale de l’apiculture et transmet sa fascination pour l’abeille noire, une sous-espèce endémique du nord-ouest méditerranéen, menacée d’extinction.

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