Beewashing

Les ruches urbaines sauvent-elles vraiment les abeilles ?

© Pollydot - Pixabay

Pour enrayer la très médiatique hécatombe des abeilles, municipalités et entreprises se sont jetées à corps perdu dans l’installation de ruches sur les toits et les jardins. Pourtant, la solution miracle tourne au vinaigre à Paris, où la surpopulation d’abeilles domestiques entre en compétition avec les pollinisateurs sauvages. Un article initialement paru dans le numéro 40 en juin 2020.

 Il faut sauver les abeilles ! Ce mot d’ordre résonne depuis quelques années, alors que s’enchaînent les appels à l’aide d’apiculteurs désemparés face au déclin soudain de leurs colonies d’abeilles. Pour limiter le désastre, municipalités et entreprises engagées se sont lancées dans l’installation massive de ruches, espérant ainsi sauver la petite pollinisatrice. Paris, fer de lance de ce mouvement, compte ainsi 2 755 ruches déclarées au recensement de 2018, contre seulement 450 trois ans auparavant. Une bonne nouvelle, à première vue. Sauf qu’une récente étude menée dans la capitale et publiée en septembre 2019 dans la revue PLoS One  vient nuancer le tableau : les abeilles domestiques entreraient en concurrence avec les pollinisateurs sauvages lorsque la concentration de ruches est trop forte. Alors que les populations de pollinisateurs déclinent dramatiquement (80 % des insectes volants auraient disparu depuis trente ans en Europe), installer des ruches en ville apparaissait pourtant comme une solution. Une sorte d’Eldorado pour les abeilles même : dans nos zones urbaines, la diversité florale est conséquente et la température plus élevée (en moyenne 2 °C de plus dans les centres-villes qu’en zone rurale). Mais c’est surtout la moindre utilisation des pesticides qui joue en leur faveur. Depuis 2017, la loi Labbé interdit aux communes et à l’État d’utiliser des produits phytosanitaires pour l’entretien des espaces verts, favorisant ainsi la venue de pollinisateurs entre les gratte-ciel.

En revanche, les abeilles des ruchers (ou domestiques) ne sont pas les seules à apprécier la vie citadine : de nombreux autres insectes profitent des zones « zéro phyto ». L’étude publiée dans PLoS Onemontre ainsi une diminution de la fréquentation des espaces fleuris par les pollinisateurs sauvages lorsque la densité de ruches aux alentours est importante. Si les scientifiques préfèrent rester prudents en rappelant que l’étude est corrélative et non causale, la question est de savoir si la présence des abeilles domestiques ne menacerait pas la survie – ou du moins l’alimentation – des autres insectes.

La production du miel parisien en baisse

Pour Lise Ropars, qui a mené l’étude, cette compétition entre espèces en milieu urbain révèle un manque de ressources. « Il faut s’interroger sur le ratio entre quantité de nourriture disponible et insectes présents. » C’est précisément la question que s’est posée une autre chercheuse en écologie, Léa Lugassy, lors de sa thèse en 2016. Sa conclusion va dans le même sens que celle de sa collègue : le territoire parisien pourrait bien être arrivé à saturation (et c’était il y a déjà quatre ans). « En soi, installer des ruches en ville n’est pas une mauvaise chose pour les pollinisateurs sauvages, convient Léa Lugassy. Mais comme la ressource est limitée, si la densité d’insectes est trop importante, la compétition, pourtant naturelle, sera de fait accrue. »

Non seulement ce conflit d’usage nuirait aux pollinisateurs sauvages, mais il générerait également une concurrence entre les abeilles domestiques elles-mêmes qui seraient toujours plus nombreuses à se partager le même butin. Thierry Duroselle, président de la Société centrale d’apiculture (SCA), une association de formation à cette pratique qui possède plusieurs ruches parisiennes, a ainsi constaté une chute drastique de sa production de miel au cours des dix dernières années. Quoique d’autres apiculteurs de la capitale réfutent ce constat, Thierry Duroselle insiste : « Avec la SCA, nous avons installé notre première ruche au jardin du Luxembourg il y a 170 ans, nous avons des données depuis les années 1960 ; les autres entreprises n’ont pas assez de recul. »

D’où vient cette ruée sur les toits de Paris qui se fait pourtant au détriment des apiculteurs déjà implantés ? Une explication est certainement à trouver du côté des symboles. La venue des insectes en ville ? Voilà effectivement une image forte pour l’espace urbain souvent considéré comme l’antithèse de la nature. Les villes, conscientes des enjeux de biodiversité mais aussi de marketing, ont investi ce sujet avec enthousiasme. En 2016, Paris lance le plan « Ruches et pollinisateurs » avec l’objectif de « renforcer la place de la nature à Paris, notamment à travers l’installation de ruches et la valorisation de leur miel ». Pour Joëlle Morel, conseillère municipale de Paris et adjointe aux espaces verts à la mairie du 11e arrondissement, cette initiative confère à la ville une image positive : « Montrer à nos concitoyens que même à Paris on est capables de faire du miel, ça envoie un message fort pour changer les mentalités sur la nature en ville. »

“Pour « sauver » les abeilles, mais plus généralement la biodiversité, il ne suffit pas de poser des ruches. Il faut limiter les facteurs de leur déclin."
Lisa Ropars

Un slogan qui crée la confusion 

Pour autant, cette ville « refuge de la biodiversité » – entomologique tout du moins – réserve à ses hôtes un traitement pour le moins disparate : les pollinisateurs ne sont pas tous bichonnés de la même façon. Élevée pour son miel depuis des siècles, Apis mellifera – ou abeille domestique – est la chouchoute des programmes municipaux en termes de biodiversité. Lise Ropars, doctorante en écologie, précise pourtant qu’elle est loin d’être la seule pollinisatrice : « Rien que chez les abeilles, on compte plus de 1000 espèces différentes en France. Bien que l’abeille domestique soit la plus populaire dans les esprits, il ne faut pas oublier qu’il existe de très nombreux autres pollinisateurs : bourdons, papillons, mouches, coléoptères… »

Si l’abeille domestique jouit d’une telle lumière médiatique, c’est grâce à l’image que lui ont créée les apiculteurs. Dans les années 2000, alors qu’ils assistent au déclin de leurs colonies d’abeilles (à cause, entre autres, des pesticides et de la bétonisation des sols), leurs lobbies réalisent de grandes campagnes de communication autour de « L’abeille, sentinelle de l’environnement ». Dominique Céna, secrétaire général adjoint et porte-parole de l’Union nationale de l’apiculture française (UNAF), rappelle qu’il s’agissait là d’utiliser l’abeille comme un symbole, en sa qualité de « témoin et victime de la dégradation de l’environnement ». Ainsi, sauver l’abeille, « première ouvrière de la biodiversité », revenait à sauver l’environnement. S’il salue les bienfaits de l’initiative sur la sensibilisation du public, Benoît Geslin, entomologiste et administrateur de l’Observatoire des abeilles, est critique sur certains points : « Cette utilisation du singulier [abeille, sentinelle de l’environnement, ndlr] a pu induire une confusion chez le grand public. Aujourd’hui, une grande partie des gens pense que toutes les abeilles suivent le modèle d’Apis mellifera ; mais, en réalité, c’est plutôt l’exception. La plupart des abeilles n’ont pas de ruche et nichent plutôt dans le sol ; elles n’ont pas de reine et ne produisent pas de miel. »

Cette omniprésence de l’abeille domestique éclipse le reste des insectes aux yeux du public et, par extension, des pouvoirs publics. La conseillère municipale de Paris, Joëlle Morel, reconnaît que la ville s’est engouffrée dans cette voie sans forcément en connaître tous les enjeux. « À Paris, mettre des projets en route est long et compliqué, mais une fois lancé, c’est comme un paquebot ; lui faire changer de route ou l’arrêter est impossible. » L’écologue Benoît Geslin regrette la difficulté qu’ont les administrations à faire appel aux scientifiques en amont des décisions : « Les politiques ont besoin de réponses toutes faites, claires et rapides, alors que la science est prudente et prend du temps. »

La tendance au « beewashing »

L’emballement municipal pour ces ruches a, dès le début, été partagé par des entreprises apparemment fascinées par le monde apicole. Depuis quelques années, la mode est aux ruches qu’on a vu fleurir un peu partout sur les toits de sociétés. Il faut le dire, c’est vendeur : une ruche à proximité pour rendre visite aux abeilles quand bon vous chante, un petit pot de miel « made in chez nous » pour le Noël des collaborateurs et, surtout, une jolie image pro environnement au sein de la boîte comme pour le grand public... D’autant plus que la démarche est simplissime : apiculteurs et apicultrices s’occupent de tout. En France, une dizaine d’entreprises se sont spécialisées dans ce modèle de ruches « clé en main ». La location d’une ruche varie entre 2 000 et 5 000 euros par an, selon les fournisseurs et les options (animations autour des abeilles, nombre de pots de miel, etc.).

Thierry Duroselle s’agace de cette évolution : « L’apiculture parisienne ne ressemble plus à celle de mes débuts où elle était réalisée par des passionnés. Aujourd’hui, on inonde Paris de ruches et ce n’est même plus pour faire du miel, mais pour des objectifs de “green-washing”. » Comme lui, ils sont plusieurs à dénoncer ce « beewashing » qui consiste pour l’entreprise à se donner une image écolo en installant des ruches, alors même qu’elle peut avoir des activités néfastes pour la biodiversité. Ronan de Kervénoaël, fondateur d’Apiterra qui installe des ruches pour les entreprises, réfute en bloc ces accusations de « beewashing » et insiste sur l’importance de la pédagogie, notamment des ateliers mis en place autour de l’abeille : « Avoir une ruche au sein de son entreprise permet de sensibiliser les employés et d’initier un éveil concernant les abeilles mais aussi la biodiversité en général. »

Qu’il s’agisse là d’initiatives prises en toute bonne foi ou de projets de « green-washing », certaines municipalités sont dorénavant contraintes de résister à cette tendance. Ainsi, dès son entrée en fonction en 2015, Alain Giordano, adjoint au maire, chargé des espaces verts et de la biodiversité à Lyon, décide d’arrêter d’installer des ruches et même de démonter celles qui sont sur le domaine public pour respecter le quota de 3 ruches par kilomètre carré préconisé par une étude locale (à noter qu’à Paris la moyenne actuelle serait d’environ 26 ruches par kilomètre carré). « Certains ont du mal à comprendre que je refuse l’installation de leurs ruches, note l’élu. Ils sont persuadés de faire une bonne action, mais ils connaissent trop peu le fonctionnement de la biodiversité. »

Face à cette méconnaissance, les municipalités ont peu d’outils. Le maire ne dispose pas de la compétence pour interdire l’installation de ruches. Il suffit à l’apiculteur de déclarer ses colonies au département. Si Pénélope Komitès, l’adjointe en charge de la nature et de la biodiversité à Paris, a annoncé dans un tweet ne plus installer de nouvelles ruches dans la Ville Lumière, elle n’a toutefois pas autorité sur les ruches sises sur des parcelles privées. Pour autant, les possibilités ne s’arrêtent pas là. « Pour “sauver” les abeilles, mais plus généralement la biodiversité, il ne suffit pas de poser des ruches, explique Lise Ropars. Il faut limiter les facteurs de leur déclin : garantir des espaces non bétonnés, augmenter les ressources florales, faire attention à l’introduction de parasites et toujours diminuer le recours aux pesticides. » 


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