Le retour de la vigne bâtarde

Dans la Creuse, le pari de Geoffrey Estienne, vigneron résistant

Photos : Matthieu Le Goff

Producteur de myrtilles dans la Creuse et passionné de vin, Geoffrey Estienne s’est lancé dans la viticulture en 2017 en plantant des cépages dits « hybrides », résistants aux maladies de la vigne amplifiées par le dérèglement climatique. Cet été, il a fondé avec un groupe de vignerons une association de défense de ces variétés tombées dans l’oubli mais qui pourraient dessiner un autre avenir pour le métier.

Autant le dire d’emblée, Geoffrey Estienne est un ovni dans le monde du vin. Imaginez-vous, planter de la vigne dans la Creuse ! De mémoire d’anciens, on n’avait jamais vu un cep produire autre chose que quelques grappes de raisin de table dans le coin. Rapport au climat, du genre rude et porté sur les extrêmes dans ces contreforts de la Montagne limousine. Mais encore : planter uniquement des cépages dit « hybrides », mal-aimés et méconnus car tombés dans l’oubli. Un pari risqué à faire frémir n’importe quel vigneron.

Article issu de notre numéro 62 « L'écologie, un truc de bourgeois ? », disponible en kiosque, librairie et sur notre boutique.

Et pourtant, un défi au cœur des problématiques auxquelles est confronté le monde du vin à l’heure du changement climatique. Pour en savoir plus, on débarque de bon matin chez Geoffrey, dans le nord du département. En attendant notre hôte, on se familiarise avec les lieux : une vaste vigne descend en coteaux vers les toits du village de Boussac et le paysage creusois doucement vallonné. Entre les rangs, une herbe verte, grasse et régulière. De l’eau frémit dans un ancien abreuvoir en granit et, derrière nous, un mobile en forme de symbole hindouiste tinte mollement contre la véranda de la maison du vigneron.

Des myrtilles aux raisins

En arrivant, on aperçoit à l’entrée de la propriété un panneau annonçant « Myrtilles », auquel a été ajouté un second : « Vin nature ». Intriguant. « J’ai découvert la culture de la myrtille en plein champ lors d’un voyage de fin d’études d’agronomie en 1984 aux États-Unis », explique le néo-vigneron, qui nous installe avec un café dans son salon aux canapés en cuir blanc, au milieu de quelques bouteilles non étiquetées et d’ouvrages défraîchis sur la géographie de la Creuse. « J’ai adoré ! Résultat : j’ai lancé en 1992 la ferme du Trimoulet, une affaire de production de myrtilles en Creuse. » Geoffrey est d’abord un entrepreneur qui en a bavé, avec ses 40 tonnes de baies écoulées aux quatre coins du monde chaque année. « J’étais fournisseur de la famille impériale du Japon en confiture de myrtilles. »

Mais cette activité lui prend tout son temps alors il réfléchit à la suite et s’intéresse à ces vins dits « naturels », élaborés avec le minimum d’intervention à la vigne et à la vinification et, si possible, aucun intrant. Des vins « vivants », considérés comme plus respectueux de la nature et de ses cycles, et meilleurs pour la santé puisque composés uniquement de raisins fermentés. « Et pourquoi pas en Creuse ? Je me suis lancé dans une grande enquête pour savoir quoi planter ici. Ça m’a pris dix ans. »

Feu le pays vert et bleu

L’intuition de la vigne est bonne. Le réchauffement climatique rend envisageable la viticulture en Creuse, impensable il y a quelques dizaines d’années. « Ici, il faisait froid. L’hiver, ça gelait dans les abreuvoirs. C’est pour ça qu’il n’y a jamais eu de vignes. Vitis vinifera, la vigne majoritaire en Europe, avec un gel hivernal un peu brutal autour de -15 à -20 °C, elle meurt. Par ailleurs, les raisins ne pouvaient pas mûrir suffisamment, avec des automnes très froids. » Mais changement climatique rime aussi avec sécheresse, particulièrement violente ces dernières années dans ce coin qu’on appelait autrefois « le pays vert et bleu ». « Dans ma ferme, des chênes étaient tellement asséchés qu’ils sont morts. On n’avait jamais vu ça. » Geoffrey ne lâche pas l’affaire. Il finit par découvrir l’existence des cépages hybrides, résistants aux parasites et aux rigueurs du climat. Leur culture ne nécessite pas, ou très peu, de ces traitements au soufre et au cuivre indispensables aux cépages traditionnels et autorisés en viticulture bio.

Pour Geoffrey, c’est la perspective d’une activité agricole avec moins de stress et de travail, potentiellement compatible avec son terroir creusois. Le problème, c’est qu’au début des années 2000, ces variétés sont tombées dans l’oubli. Seule la transmission orale et quelques ouvrages échangés sous le manteau permettent d’en savoir plus. Comme si on partageait sa quête, Geoffrey nous conseille d’aller parler à un copain vigneron, Lilian Bauchet, « intarissable sur les hybrides ». Cet ancien informaticien picard devenu vigneron dans le Beaujolais est en effet une mine d’informations sur ce pan méconnu de l’histoire de la vigne européenne, y compris dans le milieu viticole.

Ambiance fin-de-siècle

Vers les années 1860, l’importation de plants de vigne d’Amérique introduit en Europe le phylloxéra, un puceron qui décime la vigne européenne et provoque un désastre pour le vignoble français. À la même époque, des maladies causées par des champignons parasites apparaissent en France, dans un contexte d’intensification des échanges entre pays. Encore redoutés par les vignerons aujourd’hui, ces champignons – principalement le mildiou et l’oïdium – sont favorisés par des météos chaudes et humides. Ils peuvent détruire plusieurs hectares de raisin d’avril à juin et parfois même en automne. Au début du siècle dernier, ces deux fléaux entraînent une grave crise de sous-production de vins. Des ingénieurs agronomes français, comme Albert Seibel ou Chrétien Oberlin, croient avoir trouvé la parade : hybrider la vigne européenne avec des variétés américaines, plus résistantes à ces parasites car ayant évolué avec eux. Ils testent des milliers de croisements et mettent au point plusieurs cépages qui s’imposent doucement.

Mais dans les années 1930, une crise de surproduction, due notamment à l’importation massive de vins du Maghreb, pousse les autorités à réguler la plantation des cépages résistants pour sauver la filière. En 1935, un décret dissuade fortement leur utilisation en viticulture professionnelle. Pour justifier leur discrédit, les hybrides ont été accusés – à tort – d’être mauvais pour la santé (à cause d’un taux élevé de méthanol) et de donner des vins aux saveurs détestables. Un cliché simplificateur qui masque des questions de mode, de goût et de vinification plus complexes. La même année, la création de l’Institut national des appellations d’origine (Inao) amorce le développement des appellations d’origine contrôlée, qui hiérarchisent les cépages et prohibent les hybrides. Ces derniers ne doivent pas risquer de faire de l’ombre aux sacro-saints chardonnay et autres pinot noir.

Ce bad buzz avant l’heure reste pourtant sans effet sur la petite paysannerie en polyculture vivrière qui s’est largement approprié ces cépages mal-aimés permettant de faire un bon vin avec un minimum de soins. « En 1958, lors du premier recensement du cadastre viticole après-guerre, ils représentaient encore 400 000 hectares de vignes sur les 1,2 million d’hectares du vignoble français. Tout le monde l’a oublié, même les professionnels. En 2010, ils ne représentent plus que 2 000 hectares de la surface viticole hexagonale », raconte Lilian Bauchet. À partir des années 1960, le remembrement des campagnes, l’industrialisation de l’agriculture et la montée en puissance des régions d’appellations définies par l’Inao portent un dernier coup à la petite paysannerie, et aux hybrides. Et puisque c’est aussi l’avènement des produits phytosanitaires qui apparaissent comme la solution miracle contre les maladies de la vigne, pourquoi s’en priver... Devenus apparemment obsolètes, il suffit de quelques nouvelles mesures réglementaires dissuasives pour que ces cépages disparaissent.


Le secret des champs

Avec l’effacement progressif des cépages hybrides, la connaissance accumulée sur ces variétés s’est aussi perdue. Seuls quelques paysans rebelles ont continué les expérimentations et fait perdurer cette tradition dans le secret des champs. C’est vers eux que Geoffrey Estienne a dû se tourner pendant ses années d’enquête. « Il m’a fallu d’abord identifier les variétés appropriées à mon terroir, trouver des particuliers pour m’en céder et trouver des vins produits à partir de ces cépages pour goûter et façonner ma propre parcelle », se souvient le Creusois. Sa recherche le conduit de la Roumanie au Forez, en passant par l’hémisphère sud. « J’ai goûté des vins de montagne du cirque de Cilaos, à La Réunion. Là-bas, il y a de l’isabelle partout, un hybride interdit en République française. Mais tout le monde en cultive, comme le cannabis d’ailleurs. » En 2017, Geoffrey se lance dans la plantation de 3 300 pieds de cépages hybrides – dont du rayon d’or, du léon millot et du maréchal foch – et sort ses premiers vins en 2018. Un millésime marqué par une mauvaise météo qui entraîne une sévère attaque de mildiou partout en France. La parcelle de Geoffrey, elle, se porte à merveille, alors même qu’il n’a fait aucun traitement.

Pas une goutte de bouillie bordelaise, cette solution fongicide bleu verdâtre à base de sulfate de cuivre, largement utilisée en viticulture bio. De quoi intriguer plus d’un vigneron bio et naturel, de plus en plus nombreux à se questionner sur le recours systématique à ces produits nocifs pour les sols mais devenus de véritables béquilles des vignes traditionnelles. « La viticulture consomme 20 % des produits phytosanitaires avec seulement 3,7 % de la surface agricole française », rappelle Geoffrey. Début 2023, le vigneron nature jurassien Valentin Morel, membre de l’association Vitis Batardus, a même publié un livre-plaidoyer pour les hybrides. Un chapitre entier est consacré à décrire la pénibilité des traitements, pour le vigneron et pour la terre. Certains printemps pluvieux, une vingtaine de passages sont nécessaires pour lutter contre les attaques des parasites, même en bio. Le cuivre étant soluble dans l’eau, il suffit d’une pluie pour qu’il tombe et s’infiltre dans les sols. Sur le sujet, Lilian Bauchet s’emporte : « Je ne veux plus traiter, ça m’emmerde ! Je veux continuer à faire du vin, mais de la manière la plus propre possible. Les hybrides, pour moi, c’est l’essai transformé du vin naturel. »

Viticulture innovante en terre vierge

En plus de la question des traitements, le cas creusois est aussi scruté sur la problématique des nouveaux territoires du vin. Dans la plaquette de présentation de son domaine intitulée « Viticulture innovante en terre vierge », Geoffrey cite Vincent Cailliez, un climatologue creusois : « Une partie de la Creuse pourrait devenir viticole, mais c’est uniquement d’un point de vue thermique, il faudra sonder les possibilités hydriques du sol. » Xavier Marchais, le seul autre vigneron creusois, également membre de l’association, l’a compris à ses dépens. Cet automne, il a dû arracher tous ses plants d’hybrides plantés sur une butte qui s’est avérée trop sèche. Si Geoffrey a pu pour l’instant s’en sortir, c’est grâce à un système d’arrosage goutte-à-goutte installé dans sa parcelle.

Mais l’exemple de son voisin est un appel à la vigilance et la preuve que le partage d’expériences est nécessaire. Cet été, après la visite de la vigne de Geoffrey, les membres de l’association sont repartis pleins d’espoir et de questions, mais persuadés que ce n’est que le début d’une nouvelle aventure avec les hybrides. Ces vieux hérauts d’une viticulture plus saine et résiliente n’ont pas dit leur dernier mot. Pour l’heure, les représentants de l’association attendent toujours une réponse du groupe d’études « Vigne, vin et œnologie » de l’Assemblée nationale auquel ils ont demandé un rendez-vous. 

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