Les déterrés

L’urgence bioéconomique

Marine Benz

Le théoricien de la bioéconomie, Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994), a construit une œuvre visionnaire qui, s’appuyant sur l’entropie, a confronté le mythe d’une croissance infinie à son irréalité physique.

Notre monde est gouverné par une folie. Une religion peut-être plus irrationnelle encore que la croyance en la résurrection du Christ : la science économique. Ses prélats appartiennent à une caste, celle des économistes, et leur premier pape s’appelle Adam Smith (1723-1790). Ces économistes peuvent bien appartenir à de nombreuses sectes – qu’elles se nomment « classique », « néoclassique » et même « marxiste » –, toutes se fondent sur une même croyance. Jean-Baptiste Say (1767-1832), que les étudiants connaissent pour sa loi des débouchés selon laquelle l’offre crée la demande, a eu le mérite de la formuler clairement en 1828 : « Les ressources naturelles sont inépuisables, car sans cela nous ne les obtiendrions pas gratuitement. »Jean-Baptiste Say, dont le frère fondera l’empire sucrier aujourd’hui devenu Béghin-Say, est aussi l’auteur d’un autre ouvrage au titre significatif : Catéchisme d’économie politique (1815).

Après deux siècles de révolutions industrielles et technologiques, l’ineptie est devenue tragédie. Désormais, 75 % de la surface terrestre est « altérée de manière significative », plus de 85 % de la surface des zones humides a disparu, deux tiers des océans sont endommagés, selon le rapport de la plénière de l’IPBES de mai 2019… et le pire est à venir : « Si nous ne faisons rien, nous serons au bout de nos ressources d’ici à 2050. » On parle ni plus ni moins que d’eau, et l’auteur de cette phrase n’est pas un scientifique vendu aux ONG environnementales, mais un dirigeant de Nestlé Waters, la branche de la multinationale qui commercialise notamment Vittel, Contrex et Hépar (Le Figaro, 30 juin 2021). Pourtant, le premier rang des fidèles ne désemplit pas : on y compte toujours les puissants de ce monde, dont aucun n’a jamais imaginé indexer ses orientations économiques sur la réalité des ressources biophysiques de la Terre. 

La deuxième loi de la thermodynamique

Chaque évangile enfante heureusement ses hérétiques, et Nicholas Georgescu-­Roegen fut l’un d’eux pour la science économique. S’il a obtenu un doctorat de statistique à la Sorbonne en 1930 et enseigné à Strasbourg en 1977-1978, nous ignorons en France les principaux livres de ce mathématicien roumain qui, après avoir fui le communisme en émigrant aux États-Unis, deviendra professeur d’économie à l’université Vanderbilt de Nashville (Tennessee). Que ce soit sa grande œuvre, The Entropy Law and The Economic Process (Harvard University Press, 1971), ou ses deux autres principaux titres, Analytical Economics (Harvard University Press, 1966) et Energy and Economics Myths (Pergamon, 1976), aucun de ces trois ouvrages n’est disponible en français – seul existe un recueil établi à partir de deux conférences et deux articles, régulièrement réédité depuis 1979. Pourtant, son œuvre s’impose comme incontournable pour un xxie siècle où l’enjeu vital sera de concilier économie et écologie, ces deux sciences de notre maison (« oikos », en grec ancien) dont le conflit est désormais frontal.

« La vérité, c’est que le processus économique n’est pas un processus isolé et indépendant. Il ne peut fonctionner sans un échange continu qui altère l’environnement d’une façon cumulative et sans être en retour influencé par ces altérations. » Voilà le point de départ de Nicholas Georgescu-Roegen. Pour fonder l’économie sur une base terrestre, son projet intellectuel sera de confronter l’économie aux réalités de la physique : il démontre que le mythe de la croissance tient du délire, en l’analysant au prisme de la loi physique de l’entropie. Cette dernière est issue d’une branche de la physique, née au début du xixe siècle, qui s’intéresse aux interactions entre les différentes formes d’énergie, la thermodynamique. Celle-ci est gouvernée par des principes, dont le premier est la conservation de l’énergie, qui veut que la quantité totale d’énergie ne varie pas. Mais sa forme le peut, et le deuxième principe de la thermodynamique donne une idée plus précise de cette évolution. Il s’agit de l’entropie, une notion complexe et aux multiples formulations (physique, astrophysique, informationnelle…) que Georgescu-Roegen simplifie ainsi : « Toutes les formes d’énergie sont graduellement transformées en chaleur et la chaleur en fin de compte devient si diffuse que l’homme ne peut plus l’utiliser. »

Un morceau de charbon ou un baril de pétrole constituent une énergie libre, puisque l’on peut en faire ce que l’on veut (se chauffer, faire marcher une voiture, etc.). Mais leur utilisation va générer une perte inévitable d’énergie en chaleur, en fumée et en cendre. Cette énergie devient de ce fait irrécupérable, car dissipée. Elle ne peut plus être retransformée dans le sens inverse : c’est ce que signifie concrètement l’augmentation de son entropie. Or, notre mode de production, fondé sur l’exploitation des énergies fossiles, procède à une transformation énergétique massive de la Terre. Et ce bouleversement est irréversible : telle est la conséquence décisive de l’analyse de Nicholas Georgescu-Roegen, qui détruit le « sophisme de la substitution perpétuelle » des ressources sur lequel est fondée l’économie – et, plus grave, les décisions économiques.

« Minimiser les regrets »

Le penseur de la décroissance va même plus loin en formulant une « quatrième loi » de la thermodynamique, qui applique l’entropie non plus à l’énergie, mais à la matière : « Dans tout système clos, la matière utilisable se dégrade irrévocablement en matière non utilisable. » Cette conception lui permet notamment de réintégrer la pollution, que la théorie économique classique ignore, sous le terme d’« externalité négative ». Celle-ci n’a en fait rien d’externe, explique Georgescu-Roegen : la pollution des sols est une conséquence physique de l’extraction de gaz de schiste ou de métaux rares pour fabriquer des téléphones, des voitures, etc. – le tout produisant une masse de rebuts inutilisables. Cette entropie appliquée à la matière implique que la production génère une pollution d’un niveau proportionnel. Mais aussi que le recyclage comme solution ultime sera toujours un mirage, puisqu’il implique une nouvelle quantité d’énergie et de matière pour récupérer un bien, et donc plus d’entropie au niveau global.

Nicholas Georgescu-Roegen ne s’est pas contenté de démolir les mythes du productivisme. Il a aussi tenté d’esquisser une nouvelle éthique – « Tu aimeras ton espèce comme toi-même » serait sa maxime – dont il tire une sorte de sagesse économique : « minimiser les regrets » plutôt que maximiser les profits. Tel est le cadre de sa grande proposition, la « bioéconomie », qu’il étaye en quelques mesures concrètes. Interdire l’industrie de guerre, diminuer la démographie, ne fabriquer que des marchandises réparables et renoncer à la « soif morbide » du consumérisme comptent parmi les critères de cette économie enfin fondée sur des réalités écologiques.

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NUMÉRO 66 : OCTOBRE-NOVEMBRE 2024:
La crise écologique, un héritage colonial ?
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