Grand entretien

Barbara Stiegler : Refuser l'agenda néolibéral

Illustrations : Camille Deschiens

Changer pour s’adapter à une mondialisation sous peine d’en être les perdants, tel est le mantra dont toutes les grandes réformes sont enrobées. De la réforme des retraites à celle de l’assurance-chômage et des systèmes de santé, le néolibéralisme justifie par un sens de l’histoire bien à lui sa prétention à transformer le réel. La philosophe ­Barbara ­Stiegler revient ici sur les sources de cette idéologie qui postule un retard intrinsèque de l’espèce humaine sur le rythme du capitalisme.

En quoi le néolibéralisme, à travers la pensée pionnière de Walter Lippmann (1889-1974) que vous avez étudiée dans «Il faut s’adapter », emprunte-t-il à la biologie pour développer l’idée d’un « retard humain » ?

Le néolibéralisme est généralement pensé comme une théorie économique consistant d’abord à limiter le rôle de l’État, sans aucune référence à la biologie. Or, cette présentation ne me satisfaisait pas car elle ignorait tout le vocabulaire emprunté au lexique biologique issu de l’évolutionnisme de Charles Darwin (1809-1882). J’ai donc enquêté pour trouver ces sources évolutionnistes par-delà le darwinisme social théorisé par Herbert Spencer (1820-1903). Pour ce dernier, il faut limiter le rôle de l’État afin de laisser faire les lois de la nature, seules à même de produire une adaptation optimale. Après la crise de 1929, les nouveaux libéraux des années 1930 vont développer une pensée visant à réadapter l’espèce humaine : pour ces théoriciens, cette dernière n’est en effet pas équipée naturellement pour faire face à la société mondialisée et à son rythme en accélération constante. Cette pensée postule donc une déficience fondamentale chez les êtres humains.

Mais, hostiles à Spencer, ces nouveaux libéraux vont considérer que c’est le retour de l’État qui permettra d’œuvrer à cette adaptation. Parmi eux, j’ai en particulier approfondi la pensée de Walter Lippmann, qui connaîtra deux temps. Dans les années 1920, celui-ci se réfère à Darwin et à l’idée d’une évolution spontanée, relevant de changements graduels car, pour l’auteur de L’Origine des espèces (1859), l’adaptation par sélection naturelle se fait par des variations minimes sur de longues périodes. Puis, après le krach de 1929, il considère que ce n’est pas le capitalisme qui dysfonctionne, mais l’espèce humaine : il se range alors à l’idée qu’on ne peut laisser faire ces processus naturels, et qu’il faut au contraire un agenda de mesures visant à combler ce qu’il qualifie de « retard culturel de l’espèce humaine ».

Quel est le sens de l’histoire pour Walter Lippmann et ces nouveaux libéraux ?

Walter Lippmann s’inscrit en un sens dans les philo­sophies de l’histoire qui ont dominé le XIXe siècle, de ­Hegel à ­Spencer en passant par certains aspects du marxisme, et qui soutenaient une approche téléologique des processus historiques, la croyance en une fin ultime de l’évolution, censée donner son sens à tout le processus. Pour soutenir un énoncé aussi radical et universel que l’inadaptation de l’espèce humaine à son environnement, et pour imposer l’idée que le capitalisme mondialisé serait le sens ultime de l’évolution, Lippmann verse en effet, sans s’en rendre compte, dans les vieilles téléologies du XIXe siècle. Ce faisant, il rompt avec la logique de Darwin, pour qui chaque contexte local constitue un environnement propre, afin de rendre absolu le seul environnement possible à ses yeux : la société mondialisée gouvernée par la division du travail et les échanges commerciaux à l’échelle globale.

Cette société nouvelle, enfantée par la révolution industrielle, est pour lui la destination de notre espèce. Lippmann fait ainsi sienne la lecture historique de Herbert Spencer, considérant que la révolution ultime qui appelle l’humanité est de s’adapter à ce nouveau monde. Il trahit de ce fait Darwin, pour qui l’évolution est toujours locale et jamais soumise à une fin ultime et transcendante. Cette découverte m’a ­permis de réaliser que, contrairement à ce que l’on entendait partout, le monde néolibéral ne s’était nullement débarrassé de ce schème du « grand récit ». 

En quoi cette vision néolibérale rompt-elle avec le libéralisme classique, cadre de pensée dominant du XIXe siècle et du début du XXe siècle ?

Historiquement, cette pensée classique est caracté­risée par la célèbre image de la « main invisible » d’Adam Smith (1723-1790). Celle-ci renvoie à l’idée que si chacun poursuit son intérêt personnel, l’ensemble des interactions produites par l’égoïsme produira prospérité et harmonie à l’échelle de la société. Cette logique justifie donc un laisser-faire : le bien commun se produira de lui-même. Lippmann considère que cette main invisible est une illusion des libéraux classiques, dans la mesure où ceux-ci postulent que l’individu est un être entièrement rationnel, un homo œconomicus. Lui estime au contraire que les humains sont dépourvus de ces capacités cognitives, même limitées à leur intérêt propre, qu’ils n’ont aucun équipement qui les prépare à échanger sur le marché et dans un monde mondialisé. De ce fait, ils sont ­toujours en retard sur les événements. En lieu et place de la main invisible, Lippmann justifie le retour de la main de fer de l’État.

Cette distinction entre libéraux et néolibéraux est capitale : longtemps, certains pensaient que si l’État déployait des politiques publiques, il agissait contre le libéralisme. Cela a été le discours de la plupart des gauches de gouvernement, en Europe comme aux États-Unis. Mais une telle vision était soit naïve, soit malhonnête car elle dissimulait la conception néolibérale d’un État fort et autoritaire, justifié par cette conception de la déficience humaine, tant individuelle (le mythe de l’homo œconomicus) que collective (le mythe du peuple et de sa « volonté générale »). 


La société industrielle moderne est parcourue par des temporalités multiples que vous exprimez à travers la notion d’« hétérochronie ». À quoi renvoie-t-elle précisément ?

L’hétérochronie, au sens où je l’entends, s’oppose à l’idée de Darwin d’une adaptation graduelle par petites variations insensibles pour signifier que la vie passe par des phases permanentes de désadaptation et de réadaptation. Cette notion est au cœur de la pensée de John ­Dewey (1859-1952), le grand contradicteur de Walter Lippmann, qui porte une attention poussée à la multiplicité de ces rythmes évolutifs. Pour ce philosophe du courant pragmatiste que j’étudie dans mon livre, le sens fondamental de la politique est de réa­juster ces temporalités, particulièrement désajustées dans le temps social humain, car la société évolue essentiellement dans le trouble, le conflit et l’apparition de « problèmes », en raison des temporalités et rythmes différents de ceux qui la composent. ­Dewey mène ainsi, notamment dans Démocratie et Éducation (1916), une grande réflexion sur la politique et le rôle de l’éducation comme moyens de surmonter et réajuster les asymétries qui parcourent la société, à commencer par celles des « nouveaux » (nouveau-nés, enfants, jeunes, élèves) et des « anciens » (adultes, parents, personnes âgées, enseignants).

Ce concept d’ « hétérochronie » permet de distinguer trois visions : la première, celle de Darwin comme des libéraux classiques, fait confiance aux processus graduels de la nature ; la deuxième, incarnée par John Dewey, reprend l’idée darwinienne d’une évolution non programmée d’avance, tout en ­rejetant son gradualisme, pour réfléchir aux vertus de ces temps de désajustement et de réajustement. Enfin, une vision pessimiste est celle portée par ­Lippmann, selon lequel il faut prendre en main les individus à ­travers un programme invasif et autoritaire visant à les réadapter pour tous les faire marcher d’un même pas et au même rythme. 

Y a-t-il un sens politique à ces divergences profondes sur la temporalité ?

Ces trois visions divergentes s’illustrent en effet parfaitement dans le champ politique. Pour la première, celle des libéraux classiques, les individus passent des contrats relatifs à leurs intérêts individuels et ne doivent jamais s’affronter de manière conflictuelle, toute forme de négativité étant disqualifiée. Pour la deuxième vision, la politique commence avec les problèmes et se poursuit avec leur résolution collective, ce qui implique de reconnaître la valeur du négatif et la diversité des rythmes sociaux. On reconnaît là l’héritage hégélien qui a marqué ­Dewey, avec une pensée dialectique de la nécessité du conflit. Pour la troisième, enfin, la politique se résout entièrement dans la mise au pas des populations, qui passe par la fabrication de leur consentement à un agenda conceptualisé par les dirigeants et les experts, ceux qui parviennent à saisir les enjeux de la mondialisation. Ici, tout le monde doit suivre la même cadence.

Comme le dit Lippmann dans un langage militaire, il faut sans cesse « reformer les rangs ». Tout désajustement et toute dissonance sont immédiatement assimilés à du retard. À quoi ­correspondent également trois conceptions incompatibles de l’éducation : comme capitalisation individuelle des compétences et des performances dans le premier cas, comme réajustement des rythmes sociaux par la démocratie dans le cas de Dewey, et comme réadaptation d’une espèce retardataire chez ­Lippmann, avec la valorisation de l’adaptabilité, de la flexibilité et de la polyvalence.

Qu’est-ce qui, précisément, « retarde » chez l’homme selon Lippmann ?

Les dispositions naturelles de l’espèce humaine ont été forgées par une lente histoire évolutive : elles sont donc adaptées à un temps où les rythmes sociaux étaient lents et les communautés restreintes, enserrées dans des limites stables et relativement fermées sur elles-mêmes. Les individus sont, pour ­Lippmann, parfaitement armés pour vivre dans ce type d’environnement stable et clos, sur le plan cognitif comme affectif. Mais ce qu’il appelle « la révolution », c’est-à-dire la révolution industrielle du capitalisme mondialisé, a rendu les êtres humains inadaptés, car leur cerveau se retrouve soudain incapable de résoudre des problèmes qui se posent désormais à l’échelle mondiale, incapable de supporter les flux d’informations qui lui ­parviennent en continu.

Ce sont ces déficiences qui justifient un retour de l’État, afin d’adapter les indi­vidus à cette nouvelle époque. À nouveau, la pensée de John Dewey s’oppose frontalement à celle de ­Walter Lippmann sur ce point. Il fonde sa pensée sur la « néoténie » de l’espèce humaine, à savoir le fait que nous naissions à un stade de développement où nous avons besoin durant plusieurs années des autres pour survivre. Dewey considère que c’est ce caractère néo­ténique qui fait toute la valeur de l’être humain, car il justifie une évolution longue et coopérative de la société. Il met donc en avant l’idée de laboratoire, c’est-à-dire la mise au point d’expérimentations collectives de plus en plus affinées, ajustées, comme découlant de la logique même de la nature. Pour lui, l’école et l’université, par exemple, doivent fonctionner sur ce modèle du laboratoire démocratique, ce qui implique de déconstruire toutes les théories antérieures de l’éducation, soit parce qu’elles donnent l’initiative à une autorité qui connaît déjà la fin (le programme imposé par les maîtres), soit parce qu’elles ne comprennent pas la nature sociale, collective et démocratique de l’acte éducatif, comme c’est par exemple le cas chez Jean-Jacques Rousseau, qui enferme ­Émile dans un face-à-face avec son précepteur, loin de toute société, dans Émile, ou de l’Éducation (1762).

Cette « défectuosité du matériau humain », selon la conception de Lippmann, justifie le retour de l’État pour prendre en charge l’adaptation de la société au capitalisme mondialisé. Quels sont les traits de ce programme de réforme globale, dont vous montrez qu’il se déploie selon la notion centrale d’« agenda » ?

Le néolibéralisme est un projet révolutionnaire qui vise une réforme complète de l’espèce humaine. Cela implique une prise en charge du berceau à la tombe jusqu’au niveau le plus intime de l’existence : puisqu’il s’agit de moduler les comportements, il n’y a donc aucune limite à l’intervention publique. Cette intervention va se faire selon l’idée d’un « agenda » de réformes, que Walter Lippmann développe de façon détaillée dans son ouvrage The Good Society (1937). Ce texte extrêmement normatif entérine une rupture avec le « laisser-faire » des libéraux classiques, y substituant un État fort assumant de déployer des politiques publiques. La compétition de tous contre tous est au cœur de la pensée de ­Lippmann, mais sa conception est que cette compétition doit reposer sur une égalité des chances. Il faut donc qu’il y ait des arbitres pour assurer une compétition juste, laquelle est la seule à même de dégager les véritables supériorités, en particulier dans les domaines du travail, de l’éducation et de la santé.

En cela, l’égalité des chances constitue l’un des axes fondamentaux de l’agenda néolibéral, qui est ­l’organisation, partout et tout le temps, de « courses de compétition » régulées par des « règles du jeu » qui deviennent le seul contenu du droit. La « course » devient ainsi le schème social structurant de toutes les activités humaines, que ce soit la pratique du sport où l’on se chronomètre en permanence, comme la recherche d’emploi ou l’obtention de diplômes. Cela révèle que le droit est un domaine particuliè­rement important pour l’agenda néolibéral, car il doit œuvrer à la loyauté des règles destinées à créer de manière entièrement artificielle, par l’institution juridique, un marché compétitif. 

L’opinion commune rattache tellement le néo­libéralisme à la justification des inégalités, qu’il semble paradoxal que ce soit précisément une vision de l’égalité qui le fonde…

Il s’agit d’une égalité des chances dans la compétition : on a tous le droit d’y participer, d’être sur la ligne de départ, et c’est ensuite la fonction de la course elle-même que de distinguer les mieux adaptés des inadaptés, via un processus dans lequel vont se creuser des écarts qui apparaîtront comme légitimes. En ce sens, le néolibéralisme est une justifi­cation très puissante des inégalités. Cette pensée trouve son attrait dans une promesse d’égalité universelle et la perspective d’une victoire possible pour chacun, y compris pour ceux qui ont été jusque-là laissés sur le bord du chemin. Mais ce discours de l’égalité des chances n’a rien à voir avec l’égalité réelle, car les derniers resteront les derniers, et « mériteront » de l’être.

Il est en cela extrêmement pervers, car il légitime les inégalités en diffusant une revendication d’égalité. Toute la vague d’« ubérisation » a été justifiée ainsi. On a présenté comme injuste que seuls des taxis bénéficiant de rentes aient accès à une clientèle, tandis que les jeunes de banlieue étaient exclus du marché. Au nom de l’égalité des chances, les plateformes comme Uber permettent donc à tous de concourir, et ceux qui défendent le système ancien seront systématiquement qualifiés de corporatistes et de conservateurs. Ces emplois sont ainsi présentés comme des facteurs d’égalité des chances, alors qu’ils conduisent en réalité à un dynamitage du droit du ­travail, tout en concourant à de nouvelles formes d’inégalités et d’exploitation. 

En quoi l’éducation tient un rôle crucial dans l’agenda néolibéral en vue de réformer l’espèce humaine ?

Chez ­Lippmann, l’éducation n’est pas chargée de ­produire de l’émancipation et de l’esprit critique, mais de travailler à la flexibilité des individus, en mettant au cœur de ses objectifs la polyvalence. C’est cette aptitude des éduqués, capables de réaliser des tâches ­toujours différentes et de s’adapter en permanence à de nouvelles missions, qui permet de lutter au mieux contre l’état initial de déficience. Ainsi, les meilleurs seront les plus adaptables et les plus polyvalents. Pour y parvenir, une révolution pédagogique est nécessaire afin de bouleverser, et même de brutaliser, les disciplines traditionnelles. Plus largement, ­Lippmann juge nécessaire de mobiliser tout l’arsenal des industries culturelles et médiatiques – lui-même est journaliste de profession – pour rééduquer l’espèce humaine. 

La santé est également un autre domaine particulièrement stratégique…

En effet, la santé est capitale chez Lippmann puisqu’il s’agit d’augmenter, d’améliorer l’espèce et ses capa­cités physiques comme psychiques, pour être à la ­hauteur de l’environnement créé par la révolution industrielle, celui d’une compétition mondialisée. De ce point de vue, ­Walter ­Lippmann était particulièrement intéressé par les progrès de la génétique. L’idée transhumaniste d’une « humanité augmentée » pourrait apparaître, en ce sens, comme un avatar contemporain de ce vieil impératif de l’adaptation. Il y a une compatibilité forte entre l’augmentation génomique des performances, l’amélioration du capital-santé, le programme transhumaniste et le néolibéralisme. 

Quid, pour Lippmann, des inadaptés ?

La question de ceux qui ne parviennent pas à s’adapter est un impensé chez Lippmann. Dans The Good Society, il admet en parlant du handicap qu’il n’y a pas grand-chose à faire, tout en soutenant par ailleurs que nous sommes tous des handicapés, car tous déficients face aux exigences de notre environnement… Mais il n’a pas de discours clair sur ce qu’il convient de faire pour ceux qui résistent, volontairement ou non, à l’adaptation.

Dans quelles orientations politiques retrouve-t-on l’influence des idées de Walter Lippmann ?

Jusqu’à très récemment, c’est à travers le versant ultra-libéral représenté par Milton Friedman (1912‑2006) que le néolibéralisme a été compris. Cela a conduit à laisser de côté la version sur laquelle j’ai travaillé, ce qui a été une grave erreur, car on a cru que toutes ces questions concernant le droit, l’éducation ou la santé avaient été abandonnées par les néolibéraux, alors qu’elles étaient prioritaires pour eux. Le colloque ­Lippmann de 1938, où l’ouvrage The Good Society est célébré, va influencer des dirigeants français de premier plan, comme l’ancien président de la République ­Valéry ­Giscard ­d’Estaing et son Premier ministre ­Raymond Barre. Ce nouveau libéralisme va commencer à s’imposer dans les années 1970 en France, en particulier sous l’influence de ces derniers.

Le discours néolibéral inspiré par ­Lippmann va progressivement devenir hégémonique, envahissant la « deuxième gauche » française de ­Michel ­Rocard comme la « troisième voie » britannique de ­Tony ­Blair ou la politique des présidents américains démocrates, de ­Bill ­Clinton à Barack Obama. Cette influence se retrouve dans ­l’obsession de la « compétitivité », terme devenu omni­présent dans la parole politique, ou dans la manière de penser la gouvernance des entreprises du secteur public sur le modèle du « leadership ». L’influence de Lippmann se retrouve enfin dans l’ordo­libé­ralisme allemand mis en œuvre à partir des années 1950 autour du modèle d’une construction européenne qui passe par la construction artificielle de l’espace du marché et la mise entre parenthèses de toute forme de souveraineté populaire. 

En France, cet agenda néolibéral est mis en place de façon particulièrement brutale ces dernières années, comme vous le racontez dans Du cap aux grèves en revenant sur la façon dont vous avez vécu la séquence allant des Gilets jaunes à la réforme des retraites. En quoi cette dernière oppose-t-elle, comme vous l’écrivez, « deux visionsradicalement incompatibles de l’avenir du vivant » ?

Je montre que, pour le néolibéralisme, l’idée même d’une retraite est une aberration, car elle suppose que des personnes en bonne santé, encore potentiellement productives, se retirent de la course et soient payées pour le faire par ceux qui continuent de concourir. Cette liquidation de toute forme de retraite, d’après les néolibéraux, vaut pour tous les temps de la vie, y compris ceux de la maladie, de la formation ou de la recherche. L’idée, finalement très modérée et qui a dominé la position de compromis des sociaux-démocrates avec le capitalisme, que certaines activités et certains âges de la vie devraient être mis à l’abri de la compétition mondiale est, au fond, pour le néolibéralisme, une idée à abattre. C’est ce qui explique que dans le champ politique, la majorité présidentielle formée par La République en marche (LREM) s’oppose désormais même aux syndicats emblématiques de la cogestion, comme la CFDT. 

Toute remobilisation implique de « prendre au sérieux […] la question du temps et de ses rythmes », écrivez-­vous. En quoi la grève est-elle précisément, selon vous, un premier pas pour retrouver un « présent partagé et ralenti » ?

Le temps de la grève me passionne en effet par tout ce qu’il oppose au régime habituel du temps néolibéral. C’est un temps où tout se ralentit, s’arrête, se complique. Où le collectif prend le pas sur l’atomisation. Où les conflits et les désaccords, toujours disqualifiés dans le régime commun, retrouvent leurs lettres de noblesse. Mais ma conviction est que ce temps ne peut être habité qu’à la condition qu’on en réinvente le sens et qu’on décape la grève de toute une série de déter­minations obsolètes héritées de l’histoire sociale et révolutionnaire du XIXe siècle, qui continuent de l’encombrer et de faire échouer nos propres mobilisations. Et notamment de ce schème christique ou sacrificiel, qui implique que les grévistes payent pour leur grève.

Cela confond la grève avec un blocage mortifère menant vers la fin, alors qu’elle pourrait inaugurer un autre rapport au travail, dans lequel on ne cesserait plus de résister, et où l’on résisterait toujours de manière précise, ciblée et concrète, sans qu’il soit besoin pour cela de faire masse. À ce compte-là, la grève pourrait devenir permanente. Elle pourrait se généraliser un peu partout à condition que l’on réinvente nos outils de travail et nos moyens de résistance. Or, cette théorie de la « miniaturisation des luttes » implique de se débarrasser d’un autre fantasme révolutionnaire : celui de la masse qui nous ferait tous conspirer vers la fin ultime de l’histoire. Elle implique de réhabiliter ce qui se joue ici et maintenant, avec les quelques-uns qui sont là avec moi.

Dans votre essai De la démocratie en ­pandémie, vous mettez en avant la notion de « ­syndémie », ­initialement avancée par le rédacteur en chef de la revue scientifique The Lancet, pour signaler la portée systémique de l’actuelle pandémie de Covid-19. De quelles perspectives cette syndémie augure-t-elle ?

Si le Covid-19 a brutalement congelé tous les mouvements sociaux, personne ne peut imaginer ce qui se passera au moment du dégel. Rien n’empêche en tout cas d’imaginer que la grève contre la vision néo­libérale de la société recommencera à s’étendre partout, dans tous les temps de nos vies, si abîmées depuis un an, et jusque dans notre sphère privée, par un État invasif, autoritaire et incompétent. En révé­lant l’impasse de notre modèle politique dominant, destructeur à la fois pour l’environnement, la santé, l’éducation et la démocratie, il est possible que le Covid-19 suscite une grève générale de nos anciennes manières de faire. Mais ma conviction est que cette possibilité est fragile et qu’elle ne se réalisera qu’à la condition que nous ­basculions, chacun et partout là où nous sommes, dans une logique de résistance. C’est, pour ce qui me concerne, ce qui m’a guidée dans le refus des cours sur Zoom et dans l’accompagne­ment constant de mes étudiants depuis un an.

En maintenant une forme de vie sur le campus, en poursuivant mes activités vivantes de recherche avec mes collègues et mes étudiants, en gardant la parole et en continuant à m’adresser au public, il s’est agi pour moi de lutter, à la mesure de mes moyens, contre une société confinée du « sans contact » dans laquelle ne subsistaient plus que des foyers confinés, tous en compétition les uns contre les autres dans la conquête des diplômes, des places et des parts de marché. Je suis à peu près convaincue que chacun peut, là où il est, contribuer à ne pas céder à cette logique délétère et, à ce titre, participer à un véritable mouvement de ­résistance, dont dépendra la suite de notre histoire. 

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