Agriculture et défense des terres

Agriculture : un siècle de luttes pour les terres

Au cours du dernier siècle, agriculteurs et paysans n’ont cessé de se dresser pour défendre leurs terres, que ce soit de leur accaparement par quelques riches propriétaires ou des remembrements successifs visant à faciliter la mise en place d’une agriculture productiviste. La lutte se poursuit aujourd’hui contre l’artificialisation sans répit des terres agricoles, et prend de nouvelles formes.

Retrouvez cet article dans notre hors-série « Ces terres qui se défendent », en librairie et sur notre boutique.


1919-1920
La révolte des métayers landais


En 1919, les paysans landais de retour de la guerre n’acceptent plus le métayage tel qu’institué en 1889, imposant que les deux tiers de leurs récoltes reviennent au propriétaire de la terre qu’ils cultivent. Ayant côtoyé des ouvriers au front, ceux qui se surnomment les « pique-tarrocs » (du nom des mottes de terre très dures qu’ils bêchent) créent leurs premiers syndicats en juillet et réclament un partage plus juste des fruits de leur travail. Début 1920, ils déclarent la grève, boycottent les marchés et bloquent routes et boulangeries. En mars, les accords de Dax sont signés : trois cinquièmes des récoltes reviennent désormais aux paysans et les redevances sont supprimées. Mais seules 27 communes sont concernées. Les autres poursuivent la lutte, sévèrement réprimée en août 1920.

1918 et 1919 : Lois Chauveau, qui introduisent le remembrement dans la législation, mais concernent surtout les zones ravagées par la guerre. 

1950-1955 
Le remembrement de Fégréac


En 1944, le premier remembrement de l’Ouest français est décidé à Fégréac (Loire-Atlantique). Le génie rural y débarque en 1950 et propose une nouvelle répartition parcellaire, destinée à faciliter le passage des nouvelles machines agricoles et rassembler les petites terres éparpillées. Mais seuls 12 des 350 exploitants du village sont satisfaits du plan de remembrement, et la contestation paysanne enfle. À partir de 1953, le climat devient insurrectionnel et des meules de foin sont incendiées. En octobre, les paysans mécontents prennent d’assaut les bureaux du génie rural, avant d’être dispersés par les CRS. Afin qu’ils puissent achever leur travail, les bulldozers seront protégés jour et nuit par les forces de l’ordre jusqu’en 1955.

9 mars 1941 : Le gouvernement de Vichy fait du remembrement un outil essentiel de la modernisation agricole et met en place une procédure plus expéditive. 

1960-1975
La guerre des sapins 


En Centre-Bretagne, dans les années 1960-1970, des sociétés achètent des parcelles agricoles pour en faire des plantations industrielles de résineux, alors que les paysans peinent à trouver des terres. En 1976, des paysans-travailleurs, des cultivateurs du coin et de jeunes blev hir (cheveux longs) s’allient pour mener une grande action d’arrachage de plants de sapins. Huit inculpés finissent devant le tribunal de Guingamp, puis celui de Rennes. Tout le monde écope de quinze jours de prison avec sursis. La « guerre des sapins » fait alors grand bruit et semble porter ses fruits : l’enrésinement du Centre-Bretagne est stoppé et les industriels quittent le terrain.

6 août 1960 : Création des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer).

1962
L’affaire Jean Gabin 


Le 28 juillet 1962, 750 agriculteurs de l’Orne se retrouvent à 4 h 30 du matin pour encercler la propriété de Jean Gabin. Par ce « coup médiatique », la Fédération des syndicats d’exploitants agricole (FDSEA) entend attirer l’attention sur l’accaparement des terres par des « cumulards » comme l’acteur français, qui a racheté plusieurs fermes de la région et y emploie des salariés pour exploiter ses 260 hectares. Une situation jugée injuste par les paysans voisins, qui peinent à vivre de leur activité. Douze d’entre eux sont reçus chez Gabin, lui demandant de louer ses fermes aux exploitants qui en ont besoin. Celui-ci saisit la justice, mais retire finalement sa plainte pendant le procès. Cette action directe constitue la première d’une longue série de mobilisations paysannes contre ces « cumulards ». 

1962 : Début de la politique agricole commune (PAC) européenne, qui instaure les règles d’organisation du marché européen et d’exportation des excédents agricoles. 

1970-1980 
La lutte contre les cumulards


À partir des années 1970, les paysans-travailleurs de la « nouvelle gauche paysanne » prônent la lutte des classes appliquée au monde agricole et renouvellent la lutte contre les accapareurs de terres. Marchands de bestiaux ou de vin, notaires, médecins… Nombreux sont ceux qui exercent la profession d’agriculteur en plus de leur emploi initial sur des terres rachetées, profitant de la surenchère des prix qui les rend inaccessibles pour les paysans locaux. Les actions à l’encontre des cumulards se multiplient alors (rassemblements, pique-niques, « piquets de garde » pendant plusieurs semaines…) prenant parfois un tournant plus radical (détérioration de clôtures, fuel dans les abreuvoirs, maïs coupés…). 

8 août 1962 : Loi complémentaire d’orientation agricole. Elle réglemente les cumuls d’exploitation et attribue un droit de préemption aux Safer.

1971-1981
La lutte du Larzac

 

« Des moutons, pas des canons. » Le slogan résonne encore aujourd’hui sur le plateau intact du Larzac, dans le sud de l’Aveyron. En 1971, un projet d’extension d’un camp militaire est lancé dans une zone agricole où vivent 109 paysans. Ceux-ci s’opposent à leur expropriation, recevant petit à petit des soutiens multiples – antimilitaristes, maoïstes, écologistes – de tout le pays. Une lutte non violente s’engage alors durant dix ans. Les manifestations se multiplient, des comités de soutien sont créés dans d’autres régions, une grande marche sur Paris, avec moutons et tracteurs, est organisée en 1973, et une bergerie monumentale est construite pour prouver le dynamisme du Larzac… En 1981, c’est la victoire, François Mitterrand, tout juste élu, annonce l’abandon du projet. 

1973-1978
Le remembrement de Trébrivan


En Bretagne, la commune de Trébrivan incarne la contestation contre le remembrement de la région dans les années 1970. Mais là encore, la municipalité, à l’origine de ce projet, se heurte à la résistance de la population, bientôt soutenue par des renforts extérieurs. La lutte est frontale : certains se couchent devant les bulldozers, d’autres grimpent sur les talus pour empêcher leur destruction, les bornes de délimitation des nouvelles parcelles sont arrachées, la mairie est envahie par les opposants, les bulldozers sont plastiqués… Le Front de libération de la Bretagne se mobilise aussi contre la destruction du bocage, considéré comme constitutif de l’identité du pays. Le remembrement sera pourtant mené à terme, sous bonne garde des gendarmes mobiles. 

10 juillet 1976 : Loi sur la protection de la nature. Tout remembrement, indépendamment de son ampleur, doit être précédé d’une étude d’impact.

1973
Notre-Dame-des-Landes 


En 1973, l’État annonce la construction d’un nouvel aéroport au nord de Nantes, sur 1 500 hectares de terres agricoles et de bocage. L’opposition paysanne s’organise immédiatement : l’Association pour la défense des exploitants concernés par l’aéroport voit le jour, et de nouveaux agriculteurs s’y installent pour ne laisser aucune terre en friche. En 2012, les forces de l’ordre interviennent pour déloger les communautés installées sur la zone de Notre-Dame-des-Landes. Mais la résistance ne faiblit pas. Des collectifs agricoles mobilisent leurs tracteurs pour défendre les habitations, et leurs troupeaux pour nourrir les jeunes qui y vivent. La lutte se poursuit aujourd’hui, afin de protéger les terres de l’artificialisation et de prouver qu’un autre modèle agricole est possible. 

1984-1989 
Le remembrement de Geffosses


Le remembrement de Geffosses, dans la Manche, marque un tournant. Quelque 400 propriétaires terriens bloquent les bulldozers avec leur voiture et leur corps,  manifestent, arrachent les bornes… Des dizaines de militants écologistes se joignent à eux, dénonçant une destruction du bocage « autoritaire et destructrice », similaire à « celle de la forêt amazonienne », racontent les archives de cet épisode. Si les gendarmes permettent au remembrement de se poursuivre, la résistance se diffuse. « Geffosses a marqué le début de la fin du système [du remembrement], même au niveau national », rapporte Georges Lebreuilly, ancien maire de la commune. En 1994, un mémorial est dressé à l’entrée du village, en hommage « à la nature et aux hommes, victimes des remembrements ».

18 avril 1987: Création de la Confédération paysanne, syndicat alternatif à la FNSEA, remettant en cause le modèle productiviste agricole.

2005
La lutte pour la préservation des Vaîtes 


Aux Vaîtes, à Besançon, un « écoquartier » tout en béton pourrait venir écraser les 34 hectares de jardins populaires qui ont nourri la ville pendant cent-cinquante ans. Aujourd’hui, une centaine de jardiniers cultivent  toujours leur potager. Annoncée en 2005, la bétonisation a été ralentie puis relancée en 2019, lorsque les bulldozers ont commencé à creuser le sol. Le tribunal administratif puis le Conseil d’état ont finalement suspendu les travaux, en raison de l’absence d’intérêt majeur à construire. La procédure va reprendre sur le fond d’ici la fin  de l’année, la mobilisation se poursuit donc. En avril dernier, malgré la neige, 400 manifestants ont collectivement mis en terre les semis pour l’année à venir. 

5 janvier 2006 : Loi d’orientation agricole. Elle crée le bail rural environnemental, qui permet de soutenir les pratiques agricoles jugées favorables à l’environnement.

2007
La défense du triangle de Gonesse 


À quinze kilomètres au nord de Paris, 700 hectares de terres agricoles résistent encore et toujours à l’artificialisation. Surnommée « triangle de Gonesse », cette zone fait l’objet d’une mobilisation citoyenne et paysanne forte contre les velléités constructives du gouvernement. Lancé en 2010, le projet de mégacentre commercial et de loisirs EuropaCity devait ainsi y voir le jour. En 2019, les 500 boutiques, 2 700 chambres d’hôtel, parc aquatique climatisé, et pistes de ski artificielles ont finalement été abandonnés, mais le projet de création de la ligne de métro 17 qui traverserait le triangle est, lui, toujours d’actualité. Un contre-projet intitulé Carma est en cours d’élaboration afin de transformer ces terres en zones de maraîchage bio. 

18 janvier 2007 : Décret qui supprime définitivement le remembrement à vocation agricole et efface son nom du code rural.

2010
Le plateau de Saclay  


Depuis soixante-dix ans, le plateau de Saclay, poumon du sud de Paris, est grignoté par les projets d’urbanisation des gouvernements successifs. Ces terres agricoles de 5 000 hectares comptent pourtant parmi les plus fertiles de la région. Plus de la moitié étaient encore cultivées lorsque le projet du Grand Paris Express a été lancé en 2010, dans la continuité du cluster Paris-Saclay visant à concentrer les pôles universitaires et de recherche sur le plateau. Les mobilisations se poursuivent donc pour protéger ces terres qui permettraient d’alimenter 20 000 personnes si la production maraîchère francilienne y était relocalisée. Depuis mai 2021, un camp de résistance – « Zaclay », en référence à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes – occupe l’un des champs. 

2011 : La Commission européenne fixe l’objectif européen d’arrêt de « toute augmentation nette de la surface de terre occupée » d’ici 2050.

2010
Le quartier libre des Lentillères


De la même manière qu’aux Vaîtes, une bataille se poursuit à Dijon depuis dix ans pour sauver les dernières terres maraîchères de la ville, dans le quartier des Lentillères. Cultivées de manière autogérée depuis plusieurs années, celles-ci devaient être remplacées par un « écoquartier ». La municipalité a renoncé fin 2019 à toute bétonisation de la zone, avant de changer d’avis en décembre 2021. Aujourd’hui entre 80 et 100 personnes y vivent et sont à l’origine d’environ 80 jardins potagers et champs communs. Elles proposent au maire la création d’une « zone d’écologies communale » (lire notre article p. 104) qui reconnaîtrait l’autogestion et le partage des usages de ce quartier. 

2018 : Plan biodiversité, qui fixe l’objectif de zéro artificialisation nette (mais sans préciser d’échéance et sans être suivi par une traduction législative).

2019
La Zone à patates (ZAP) de Pertuis 


À Pertuis, dans le Vaucluse, 86 hectares de terres agricoles sont menacés par l’extension de la zone commerciale de la ville. Un ensemble de collectifs et associations se mobilise depuis 2019. Des pommes de terre, tubercules emblématiques de la ville, ont été plantées sur toute la zone afin d’être ensuite diffusées dans des structures de solidarité. Ceux qui se surnomment les « zapatatistes » ont également occupé le terrain, avant d’être expulsés par les forces de l’ordre en juin dernier. Les conclusions d’une commission de travail, actuellement en cours, pourraient bien mettre fin au projet dans ce département où « l’équivalent d’un terrain de foot de terres est détruit chaque jour », déplore le collectif Sauvons nos terres 84 (lire notre article p. 56). 

Janvier 2021 : Création du collectif les Soulèvements de la terre à Notre-Dame-des-Landes. Il réunit citoyens, paysans, écologistes et syndicalistes.

2020-2021
Les jardins d’Aubervilliers


Les jardins ouvriers d’Aubervilliers n’ont eu de cesse de se rétrécir depuis leur création en 1935. Leur superficie est passée de 62 000 m² en 1963 à un peu plus de 20 000 m² aujourd’hui. Fin 2021, 4 000 m² et plusieurs arbres centenaires ont été détruits pour la construction d’une piscine et d’un solarium olympiques d’ici 2024. Mais les défenseurs des jardins ont réussi à empêcher le béton de couler : d’actions de désobéissance civile en recours juridiques, la construction de ces infrastructures a finalement été annulée. La mobilisation n’est pas finie pour autant. Le Grand Paris prévoit la création d’une nouvelle gare pour relier Aubervilliers au quartier de la Défense, menaçant à nouveau les dernières parcelles agricoles de la ville.

23 décembre 2021 : Loi sur les mesures d’urgence pour réguler l’accès au foncier agricole au travers de structures sociétaires. 

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NUMÉRO 62 : FÉVRIER -MARS 2024:
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