Autodéfense intellectuelle

Sciences Po et la psychologie des foules

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Mathieu Dejean est journaliste politique à Mediapart. Il est l’auteur de l’ouvrage Sciences Po, l’école de la domination, paru cette année aux éditions La Fabrique.

Les « nouveaux chiens de garde » (selon l’expression consacrée par Serge Halimi dans son essai éponyme) ont ceci de particulier qu’ils se renouvellent peu depuis une trentaine d’années. La séquence de mobilisation contre la réforme des retraites commencée le 19 janvier 2023 a été l’occasion de constater leur surreprésentation médiatique persistante, et la pré­dominance de leur discours méprisant le peuple et ses « débordements ». Comme à chaque mouvement social d’ampleur, les mêmes commentateurs professionnels estam­pillés « Sciences Po Paris » ont ainsi refait leur apparition pour sonner le glas de la mobilisation, dans une rhétorique performative qui leur est propre. Alors que la prestigieuse école de la rue Saint-Guillaume héberge des centaines de jeunes chercheurs et chercheuses dont le travail est susceptible d’éclairer les raisons de la colère, des notabilités de l’expertise « façon Sciences Po » ont eu les faveurs du paysage audiovisuel français.

Article issu de notre hors-série « Manuel d'autodéfense intellectuelle » avec François Bégaudeau, en kiosque, librairie et sur notre boutique.

Parmi elles, les politologues Pascal Perrineau, Roland Cayrol et Dominique Reynié, qui écument régulièrement les plateaux télé pour faire l’exégèse de « l’opinion publique », sont des cas d’espèce. Leurs interventions témoignent du tropisme élitiste qui demeure dans l’ADN de Sciences Po, en dépit de sa volonté de se défaire de cette image, en se présentant désormais comme « l’école de l’engagement ». 

Le 19 mars sur BFM TV, après le tollé provoqué par le passage en force du gouvernement à l’Assemblée nationale, l’ancien directeur du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), Pascal Perrineau, déclarait ainsi : « Je ne crois pas que la révolte à laquelle on assiste à Paris depuis trois nuits soit une révolte contre le 49.3. » Et il enchaînait, dans un rire complice avec l’éditorialiste Franz-Olivier Giesbert : « Je suis sûr qu’on ferait une interrogation écrite – c’est mon côté professeur – des manifestants, on aurait un niveau extrêmement faible de la maîtrise de l’article 49.3. » Le 29 mars dans l’émission « C dans l’air » sur France 5, le directeur de recherche associé au Cevipof, Roland Cayrol, se ralliait à cette idée, somme toute fort convenable : « Les gens sont contre le 49.3 à 80 % en France, et ils sont absolument incapables de dire de quoi il s’agit quand vous les interrogez. »

Enfin, comme une deuxième lame discursive hostile au mouvement social, le 24 mars dans l’émission « C ce soir » sur France 5, le professeur à Sciences Po Dominique Reynié légitimait les violences policières au nom d’une lecture erronée de Max Weber : « Il y a évidemment des excès du côté de la violence policière, mais c’est quand même la violence légitime, c’est quand même l’État », défendait-il pour souligner qu’il n’y avait pas « d’équivalence [avec] la violence manifestante », forcément illégitime. Comme souvent dans la langue savante de Sciences Po, le rappel à l’ordre se pare d’un rationalisme incontestable, face à l’irrationalisme des masses. 

Nous ne sommes d’aucun parti

En préjugeant ainsi de l’ignorance de la « foule » et en la renvoyant naturellement du côté de l’inconscience, ces trois politologues s’inscrivent dans le droit fil de l’histoire de Sciences Po. Dès sa création en 1872 sous le nom d’École libre des sciences politiques (ELSP), Sciences Po doit, dans l’esprit de son fondateur Émile Boutmy (un publiciste sans grande envergure, mais disposant d’un important réseau de notables), légitimer par les « compétences » une élite dirigeante pour fixer un cap à la « foule ignorante ».

Évidemment, cette élite doit tenir le peuple en respect, loin des délibé­rations et décisions majeures. Dans une brochure qui précède la création de l’école, Boutmy écrit ainsi : « Contraintes de subir le droit du plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus capable. Il faut que, derrière l’enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles. » Plus loin, il parle plus clairement encore de « refaire une tête de peuple ». La Commune de Paris est passée par là, et la force des premiers courants socialistes inquiète la bourgeoisie. En 1872, devant l’Assemblée générale des actionnaires de l’ELSP, Boutmy explique ainsi avoir voulu la réarmer intellectuellement, alors qu’elle n’avait « pas autre chose que des lieux communs conservateurs à opposer aux lieux communs révolutionnaires de la foule »

Un siècle et demi plus tard, les « lieux communs conservateurs » se frayent aisément un chemin dans les médias dominants, en partie grâce à la respectabilité dont bénéficie Sciences Po, qui légitime par son expertise une vision pourtant bien située de la société. Ainsi, même si le concept de « gaucho-­lepénisme », forgé par Pascal Perrineau en 1995, a largement été décrié par la communauté académique, l’imaginaire politique selon lequel les extrêmes se rejoignent est tenace – il n’y a qu’à voir comment la Nouvelle Union populaire, éco­logique et sociale (Nupes) est systématiquement assimilée verbalement au Rassemblement national (RN) dans le vocable des « extrêmes ». C’est que la parole des épigones d’Émile Boutmy fait autorité : « Nous ne sommes d’aucun parti, nous sommes du parti de la science », affirmait le père fondateur de Sciences Po.  

Éduquer la plèbe

À plus forte raison, avec Emmanuel Macron (diplômé de Sciences Po en 2001) à l’Élysée, c’est comme si la mentalité des origines de l’école, forgée dans l’entre-soi bourgeois et inégalitaire du XIXe siècle, regagnait en vigueur. « La foule qui manifeste n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus », déclarait ainsi, le 21 mars, celui qu’on a parfois présenté comme le héraut d’un « Nouveau Monde ». Gustave Le Bon, auteur en 1895 de Psychologie des foules, n’aurait pas renié cette phrase.

Lui non plus n’est pas totalement étranger à Sciences Po. « Promoteur d’une vision élitiste et hiérarchique de la société, [Gustave Le Bon] trouvait des échos certains au sein de l’École 3 », écrit la sociologue Rachel Vanneuville dans sa thèse sur la genèse de l’ELSP. Elle ajoute : « Que les membres de l’ELSP manifestent une certaine condescendance envers un peuple qu’il faut éduquer se situe dans la droite ligne de leurs conceptions politiques et sociales ; perce cependant aussi dans leurs écrits une vision beaucoup plus méprisante de ce qui n’est plus que de la plèbe (vraisemblablement par peur des débordements populaires que la montée du socialisme alimente) : Émile Boutmy évoque ainsi “le terrible ‘inconscient’ populaire [...] sujet à des réveils subits”. » Plus de 150 ans ont passé, mais le langage de Sciences Po cultive la même défiance à l’égard du peuple. Si les coquetteries lexicales varient, celui-ci demeure assimilé à une « foule » crédule et simpliste par les élites dirigeantes qui ont côtoyé ses amphithéâtres. 

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