L'égalité dans l'abondance

Pour un communisme du luxe

Première classe du métro parisien, ligne 12
Première classe du métro parisien, ligne 12 Par Clicsouris

« J’aurais trouvé plus amusant que la RATP supprime la seconde classe pour mettre tout le monde en première. » C’est là la promesse du communisme du luxe : que chacun puisse accéder aux choses belles et bien faites.

Qu’on songe un instant à abolir le luxe, et voilà qu’inévitablement ressurgissent les spectres de la société sans classes et du soviétisme, traînant derrière eux leurs images blafardes – grands ensembles bétonnés, rutabagas, pulls qui grattent, kitch d’État et tord-boyaux. Lorsqu’en 1991, les premières classes du métro parisien sont supprimées, le journaliste Marcel Trillat ironise : « Dorénavant les fesses de concierge sont traitées avec les mêmes égards que celles drapées dans un tailleur Chanel [...]. Bref, l’horreur de l’uniformité démocratique », tandis qu’un voyageur qui patiente sur le quai de la station Passy, dans le 16e arrondissement, s’indigne que les nantis puissent être privés de leur possibilité de se distinguer : « C’est une socialisation à outrance, on aplatit la société, on la nivelle par le bas ! » Une usagère intervient alors pour faire une proposition révolutionnaire : « J’aurais trouvé plus amusant que la RATP supprime la seconde classe pour mettre tout le monde en première. » C’est là la promesse du communisme du luxe : que chacun puisse accéder aux choses belles et bien faites. 

Article à retrouver dans notre numéro « Manger les riches ? », en libriarie et sur notre boutique.


L'égalité dans l'abondance

Les premiers jalons en sont posés au cours de la Commune de 1871. Alors que la France a capitulé face à la Prusse et que l’Assemblée royaliste délocalise ses débats à Versailles, les Parisiens assiégés revendiquent leur autonomie politique et proclament la République sociale. Au cours de ces 72 jours s’invente une « société nouvelle dans laquelle il n’y aura ni maître par la naissance, le titre ou l’argent, ni [d’hommes] asservis par l’origine, la caste ou le salaire », selon les mots du communard Élisée Reclus. Sous l’impulsion d’Eugène Pottier, auteur des paroles de L’Inter­nationale qui siège à la Fédération des artistes et en a écrit le manifeste, un « luxe communal » est théorisé. Il consiste en premier lieu à récuser la traditionnelle opposition entre beaux-arts « majeurs » et arts décoratifs dits « mineurs », car rattachés à l’ordinaire et à la vie quotidienne. Les uns sont devenus les « jouets sophistiqués destinés à une poignée de citoyens riches et oisifs », jugeait déjà un an avant la Commune le peintre et inspirateur du mouvement Arts & Crafts William Morris, tandis que les autres étaient rendus « plats, mécaniques, vidés de leur intelligence ».

Pour l’historienne Kristin Ross, cette division est vue, à l’époque, comme le reflet d’un « système fondé sur la surproduction des biens au nom du profit, entre des articles de luxe inutiles pour les riches [...] et les biens utilitaires fragiles, tristes et bon marché surproduits pour tous les autres». Le luxe communal tente alors de concrétiser « l’égalité dans l’abondance » en abolissant le marché de l’art qui s’arroge le beau aux dépens de tous. Mieux, il valorise le processus créatif plutôt que l’œuvre, invitant l’art et les artistes à envahir l’espace public. Mais le soulèvement tourne court ; à la fin du mois de mai 1871, les insurgés sont massacrés par les troupes versaillaises au cours de la Semaine sanglante. Les communards sont vaincus. Pas leurs idées. 

Les débats qui ont animé la Fédération des artistes n’ont pas fait que redéfinir les contours de l’art pour qu’il se confonde avec la vie. Ils ont aussi sonné la charge contre une certaine vision du luxe sécrétée par le capitalisme. Pendant la Commune, le luxe cessait subitement de renvoyer aux objets onéreux, ostentatoires et superflus, pour qualifier le beau, le singulier et l’utile mis à la disposition du plus grand nombre. Des réflexions qui permettent de prendre du recul sur le sens des objets, leur élaboration et la valeur qu’on leur attribue.

Prenons l’exemple de la voiture individuelle : son concept comme sa finalité s’apparentent à un bien de luxe, selon André Gorz. « Le vice profond des bagnoles, c’est qu’elles sont comme les châteaux ou les villas sur la Côte », brocarde le philosophe, car elles ont été à l’origine inventées « pour le plaisir exclusif d’une minorité de très riches et que rien, dans leur conception et leur nature, ne [les] destinait au peuple ». Il a suffi que l’automobile se massifie pour que le charme se volatilise : « Si tout le monde accède au luxe, plus personne n’en tire d’avantages ; au contraire : tout le monde roule, frustre et dépossède les autres et est frustré, roulé et dépossédé par eux. » La voiture de sport, avec ses lignes racées, sa vitesse inaccessible et son prix prohibitif arrivait alors à point nommé pour réparer ce crime de lèse-distinction. 

Stabiliser le système des objets

Le communisme du luxe, ce n’est donc ni partager équitablement la pénurie, l’austérité et le « bas de gamme » ; ni socialiser les yachts, les tuniques Gucci et tous les autres objets « haut de gamme ». C’est avant tout une redéfinition collective du beau et de l’utile – un remue-ménage esthétique, qualitatif et quantitatif. Car à la lumière des désastres écologiques en cours et à venir, « le nombre des objets dont nous vivrons entourés, leur taux de renouvellement baisseront – ils le doivent, affirme Frédéric Lordon. L’idée d’un communisme luxueux consiste alors en la réfutation de ce que cette réduction quantitative signifierait un enlaidissement de notre vie matérielle, poursuit le philosophe, [...] c’est la visée du maximum d’embellissement du minimum d’objets que nous conserverons ». S’inscrivant lui aussi dans cette démarche, le sociologue Razmig Keucheyan propose de « stabiliser le système des objets » en les rendant plus robustes, évolutifs et démontables. Bref, « émancipés » de l’emprise du productivisme et de son pendant, le consumérisme.

Le but est alors d’enrayer la dynamique d’accumulation et les nuisances environnementales qu’elle déchaîne : « En ralentissant le rythme des mises sur le marché, on désamorce la distinction par le très neuf. Moins il y a de marchandises nouvelles, moins il y a d’occasions de se distinguer par leur entremise. [...] Alors le luxe ne s’opposera plus à l’égalité et pas davantage à la sobriété. » Un renversement qui, s’il venait à se généraliser, pourrait libérer le monde de la fascination pour l’opulence des ultra-riches. Pour André Gorz, une telle société aurait alors pour devise : « Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne. Nous pouvons être heureux avec moins d’opulence, car dans une société sans privilège, il n’y a pas de pauvres »

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